“Les années d’or sont terminées” pour Colruyt: les 4 défis du groupe

Jef Colruyt
Stijn Fockedey Stijn Fockedey est rédacteur de Trends

L’action du groupe Colruyt a perdu 25% en six mois. Si le plus grand détaillant de Belgique est financièrement sain, c’est sa forteresse Colruyt ” Meilleurs Prix ” qui est attaquée de toutes parts, tandis que Colruyt France et les nouvelles sociétés filiales grignotent les bénéfices. Entre-temps, le groupe doit préparer le départ à la retraite d’une génération d’acteurs clés, dont son PDG Jef Colruyt. En collaboration avec des experts du commerce de détail, Trends présente les principaux défis que le Groupe Colruyt va devoir relever.

Mardi dernier, Jef Colruyt a présenté la stratégie du groupe Colruyt. Cette rencontre a eu lieu en présence des deux nouveaux directeurs opérationnels, Jo Willemyns et Stefan Goethaert, qui sont considérés comme deux candidats potentiels à la succession de Jef Colruyt. Timing impeccable pour cette présentation, car c’est la semaine prochaine que le détaillant annoncera ses résultats annuels. En prévision de ceux-ci, l’action a fortement chuté ces dernières semaines. Il faut bien avouer qu’il y a énormément de spéculations selon lesquelles les bénéfices auraient encore diminué et que la stratégie à long terme de Colruyt serait toujours en discussion.

Défin°1 : Colruyt Prix les plus bas

Au cours de sa carrière de près de trente ans au sein du groupe Colruyt, Jef Colruyt a créé des familles d’entreprises afin de diversifier l’activité. Mais la formule originale, Colruyt “Meilleurs Prix”, éclipse toujours ses sociétés soeurs. Environ 60 % des 9,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires proviennent des grands supermarchés de Belgique et du Luxembourg. Et cette formule a toujours continué à se développer. La garantie des prix les plus bas a plus que compensé l’atmosphère spartiate de vente en gros dans les magasins et a assuré une foule croissante de clients fidèles au groupe.

Mais avec l’arrivée d’Albert Heijn, et dans une moindre mesure avec Lidl, Colruyt a dû faire face, au cours des dix dernières années, à des chaînes qui ont fait passer le message qu’un magasin pouvait être agréable, doté d’un vaste rayon de produits frais, et combiné parfaitement cela avec de prix bas et de promotions très intéressantes.

Cela n’a pas semblé déranger Colruyt pendant longtemps, jusqu’à ce que la crise sanitaire arrive. Pour la première fois en dix ans, la chaîne a perdu des parts de marché. “Colruyt a continué à se développer, mais moins vite que la concurrence”, explique le professeur Els Breugelmans, expert en commerce de détail à la KU Leuven. “Pendant la période du covid, les gens faisaient plus souvent leurs courses dans des petites superettes de quartier. Colruyt a OKay et Spar comme chaînes filiales, mais proportionnellement, Carrefour et Delhaize ont plus de magasins de proximité dans les centres-villes. Mais il est tout à fait possible que les gens reviennent à leur ancien schéma. En outre, les petits restaurants et snacks, les night shops et la vie nocturne avec les night clubs étaient pour ainsi dire au point mort durant cette période. Or ce sont trois segments importants pour les supermarchés Colruyt, mais ils sont en train de rebondir actuellement. La part de marché va se rétablir, mais les marges vont être mises sous pression. Colruyt doit négocier plus durement avec ses fournisseurs en raison de la forte augmentation de l’inflation, ce qui n’est pas facile en tant qu’acteur 100% belge, et il y a beaucoup plus de concurrence.”

Il est certain que depuis la crise sanitaire, Albert Heijn a harcelé Colruyt avec des promotions et en augmentant ses prix en Belgique moins vite que l’inflation. Colruyt peut toujours défendre sa garantie du prix le plus bas, mais voit la différence de prix avec la concurrence se réduire. Cette concurrence plus rude a obligé Colruyt à changer de cap à la fin du mois de mai. Les fameux “prix rouges”, qui indiquaient une réduction de prix en réponse à un prix plus bas affiché par un concurrent, ne sont plus utilisés que pour indiquer les promotions propres à la marque en plus du prix le plus bas. Colruyt souligne que la garantie des prix les plus bas n’a pas changé et qu’elle met principalement en avant ses propres promotions. Mais certains interprètent cette décision comme une tentative de rendre moins visibles les réductions de prix, qui grugent les bénéfices.

Colruyt
Colruyt© Belgaimages

“Colruyt est confronté au problème que sa garantie des prix les plus bas n’est plus viable dans un monde globalisé”, explique Jorg Snoeck de RetailDetail. En 2018, ce spécialiste du commerce de détail avait prédit, dans un livre, “la fin du prix le plus bas”. “Il y aura toujours quelqu’un qui voudra être moins cher, d’autant plus que le commerce de détail se compose de plus en plus de géants internationaux qui ont une position de pouvoir beaucoup plus grande sur les fournisseurs. Comparez les 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires de Colruyt aux 75 milliards d’Ahold Delhaize. Colruyt est une crevette dans un immense océan. Pour défendre sa garantie des prix les plus bas, Colruyt doit sacrifier de plus en plus ses marges de bénéfices. L’entreprise peut y faire face, entre autres grâce à son bilan solide et à son trésor de guerre. Mais la baisse du bénéfice brûle maintenant sa valeur sur le marché boursier.”

Le directeur de l’exploitation Jo Willemyns, responsable de toutes les activités de vente au détail de produits alimentaires, souligne que la garantie des prix les plus bas reste inchangée. “Cela reste une compétence essentielle. Nous avons une équipe de 120 employés qui vérifient plus de 60 000 prix chaque jour”, dit-il. Willemyns veut également faire de l’expansion dans les grandes villes une priorité. “Les concurrents exploitent des magasins urbains par le biais d’indépendants, mais nous nous en tenons aux magasins autogérés (par la formule Okay, nvdr) et à la livraison à domicile. Nous devrons faire preuve d’un peu de créativité, mais nous sommes convaincus que nous pouvons gérer ces magasins de manière efficace et offrir un service suffisant.”

Défi n°2 : Trop de bazar ou nouveau moteur de croissance ?

Ces dernières années, le groupe Colruyt a également investi en dehors de la distribution alimentaire. Outre l’énergie verte, il s’agissait principalement de la vente d’articles non alimentaires, tels que la chaîne de jouets Dreamland, le spécialiste des bébés Dreambaby et Collishop. Ce dernier était initialement un catalogue papier, avant de devenir une boutique en ligne axée sur les articles ménagers et les meubles de jardin. S’il n’a pas fait le poids face à bol.com, ce fut quand même une petite surprise lorsque Collishop a été dissous à la fin de 2020. Collishop avait le positionnement le plus large des marques non alimentaires et pouvait, en principe, être étendu à une plateforme centrale de commerce électronique. Mais cela n’a pas été fait. Alors que, par exemple, le détaillant en ligne Coolblue a abandonné les boutiques en ligne séparées il y a près de dix ans, notamment parce que les efforts de marketing pour chaque site coûtaient trop cher, Colruyt a continué à travailler avec différentes boutiques en ligne dans le secteur non alimentaire…

“Le démantèlement de Collishop a peut-être été motivé par l’analyse selon laquelle, il y a dix à quinze ans, ils ont manqué une occasion stratégique de le développer pour en faire un concurrent majeur de bol.com”, explique le professeur Breugelmans. “Mais la fermeture reste une décision étrange, notamment parce que Colruyt ne peut plus suivre le comportement de ses clients.”

Ces dernières années, les nombreuses acquisitions, réalisées par Colruyt en dehors de son activité principale, ont également fait l’objet de critiques. Cela concerne, entre autres, Fraluc Group, la holding qui possède les magasins ZEB, les pharmacies de New Pharma, le vendeur de vélos Bike Republic et le vendeur en ligne de sous-vêtements Mycomfort24. Il s’agit toujours d’un véritable commerce de détail, mais récemment, la société a également acheté la chaîne de fitness JIMS. Cela renforce l’image d’une stratégie opportuniste d’acquisition d’entreprises à bas prix, sans réelle vision derrière.

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Colruyt© GettyImages

“Je pense que la vision de Colruyt est principalement qu’elle veut être présente avec autant de facettes que possible dans la vie de ses clients. L’avantage est qu’elle obtient davantage de données et de connaissances sur ses clients”, nuance M. Snoeck. “Mais la tendance dans le commerce de détail non alimentaire est de chercher des collaborations avantageuses et de ne pas vouloir tout faire en interne. Toutes ces nouvelles activités annexes de Colruyt sont des prises de contrôle. Il est révélateur qu’une chaîne comme ZEB soit florissante parce que son fondateur, Luc Van Mol, a reçu l’autonomie nécessaire pour poursuivre sa propre stratégie après le rachat. Colruyt ne recherche pas toujours suffisamment l’entrepreneuriat externe. Par exemple, elle pourrait se présenter comme une plateforme pour d’autres entrepreneurs qui ne disposent pas de la même force logistique. Colruyt dispose également de trop d’espace dans ses magasins et pourrait mieux utiliser ce surplus comme de mini-entrepôts pour les commandes en ligne, également pour d’autres détaillants. Mais construire un tel écosystème ou une telle plateforme n’est pas dans l’ADN de Colruyt. ”

Jef Colruyt confirme que le groupe veut être plus présent dans la vie de ses clients, à travers deux piliers : le non-alimentaire général et la santé. “Il y a là des segments intéressants, avec des marchés qui font chacun plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel. Nous nous dirigeons vers une situation où nous sommes actifs dans environ un quart de ce que les familles dépensent annuellement, avec l’alimentation comme activité principale, mais aussi avec d’autres segments. Nous voulons devenir le leader du marché dans chaque segment. Dans notre stratégie d’acquisition, nous nous intéressons aux parties qui sont numéro un ou numéro deux. Nous examinons également les services. Dans le cadre de l’accent que nous mettons sur la santé, il est logique qu’une chaîne de fitness ait sa place. Il y a aussi beaucoup de synergie possible avec le reste du groupe. Un JIMS peut parfaitement être construit au-dessus d’un Colruyt.”

Défi n°3 : Colruyt France

Depuis plus de vingt ans, Colruyt ne cherche pas à tout faire sur le marché belge. Elle est active avec Colruyt “Meilleurs Prix” au Luxembourg et en France avec Colruyt “Prix Qualité”. En France, Colruyt n’offre pas de garantie du prix le plus bas. L’expansion y a également été difficile. Elle se concentre désormais sur quelques régions de l’est de la France, comme l’Alsace et les Vosges. La France ne génère encore que quelque 300 millions d’euros de ventes, soit environ 3 % du total des ventes.

Dans un récent rapport critique, Nicolas Champ, analyste de la banque d’investissement Barclays, a souligné que Colruyt est toujours déficitaire en France après vingt ans. “Ils ont un peu malmené la France”, confirme Snoeck. “En fait, les magasins ont trop peu d’actifs. Colruyt se distingue par un beau rayon viande, mais il ne dispose pas d’une garantie des prix les plus bas. Ce n’est guère possible, quand on voit quels mastodontes Colruyt doit combattre là-bas.”

Jo Willemyns révèle que la France reste importante. “Nous nous sommes pleinement concentrés sur l’est de la France, jusqu’à Lyon. Nous avons un positionnement légèrement différent à cet égard. Mais les magasins s’y portent bien et, ces dernières années, nous avons pu augmenter sensiblement le chiffre d’affaires par mètre carré. Nous allons continuer à nous y développer en tant que spot, en Alsace nous avons récemment commencé avec quatre magasins.”

Défi n°4 : La génération d’après Jef

Or à ce moment crucial, un changement de garde doit également avoir lieu. Le PDG Jef Colruyt a 63 ans, un âge auquel les cadres supérieurs de Colruyt prennent habituellement leur retraite. Il ne veut pas qu’on le voit faire, mais il a indiqué qu’il travaillait sur sa succession. Après le départ à la retraite du directeur de l’exploitation Marc Hofman, le poste a été réparti entre deux directeurs opérationnels : Jo Willemyns et Stefan Goethaert. Les spéculations vont bon train quant à savoir si les deux vétérans de Colruyt seront les successeurs, mais deux questions resteront sans réponse pendant encore un certain temps: s’agira-t-il de quelqu’un de l’entreprise et de quelqu’un d’extérieur à la famille ?

Jef Colruyt
Jef Colruyt© GettyImages

“Jef Colruyt combine charisme et grande perspicacité stratégique”, déclare M. Snoeck. “Il a fait un parcours fantastique, mais ce serait son plus beau tour s’il pouvait construire une nouvelle équipe gagnante au sommet du Colruyt sans qu’il prenne la tête. Ces dernières années, beaucoup de cadres de haut niveau ont pris leur retraite. Chris Van Wettere (qui dirige Colruyt Lowest Prices, n.v.) est également très proche de l’âge de la retraite. Il y a beaucoup de talents chez Colruyt, mais la question est de savoir s’ils ne pensent pas trop comme Jef Colruyt et ne sont pas trop habitués à la culture d’entreprise.

” En bourse, Colruyt a perdu 5 milliards d’euros de valorisation. Elle le doit en partie à elle-même”, déclare M. Snoeck. “Elle n’ose ou ne peut pas changer assez vite et a déjà raté plusieurs fois le train du numérique. C’est toujours un problème. En raison du succès de Collect&Go (la collecte des produits d’épicerie commandés en ligne, nvdr), elle n’a pas fait de la livraison à domicile une priorité, cette dernière est désormais prise en charge par la concurrence. Colruyt est restée la même, mais le monde a changé et la concurrence est devenue beaucoup plus intelligente. L’âge d’or est terminé. Une tâche très difficile attend le successeur.”

Le PDG Jef Colruyt ne donne aucune indication s’il souhaite se retirer à court terme. Selon lui, son successeur doit “garder les pieds sur terre, mais oser rêver”. Il est conscient que Colruyt est parfois perçue comme une entreprise têtue. “Cela fait partie du charme de notre entreprise”, dit-il en riant. “Nous préférons le voir comme une obstination. Nous avons toujours été très entreprenants. Nous savons également que sur quatre nouveautés, une seule aura probablement un succès fou. Deux se passeront relativement bien, et une sera une catastrophe. Mais cela ne nous arrête pas. Avons-nous manqué le train du numérique ? Nous sommes le leader du marché des achats en ligne en Belgique avec Collect&Go. Nous allons maintenant proposer la livraison à domicile dans les grandes villes. Mais d’abord, nous nous sommes concentrés sur ce que nous savions faire : les points de ramassage. C’est encore la seule chose qui soit un peu rentable.”

“J’aime aussi toujours faire mon travail”, dit Jef Colruyt. “Récemment, nous avons fait passer OKay Direct (un supermarché voisin sans caisse enregistreuse, nvdr) du concept à la réalité en six mois. J’aime ça.”

60 % du chiffre d’affaires de 9,9 milliards d’euros proviennent des grands supermarchés enBelgique et au Luxembourg.

Énergie verte

Le groupe Colruyt et la famille Colruyt ont regroupé leurs activités énergétiques au sein de Virya Energie, une nouvelle société holding. L’intention est d’investir dans la production d’énergie verte, principalement l’énergie éolienne offshore. “Nous nous concentrons principalement sur l’Europe. Nous sommes déjà actifs de l’Espagne à la Pologne”, déclare le PDG Jef Colruyt. “Nous envisageons d’autres continents, mais nous devons être réalistes à ce sujet. Ce sont de très grands projets et financièrement, ils sont d’un ordre beaucoup plus important”.

La famille Colruyt investit dans un service de livraison néerlandais

Korys, la société d’investissement de la famille Colruyt, investit dans Trunkrs, une entreprise néerlandaise spécialisée dans la livraison rapide pour le secteur de l’e-commerce. La levée de fonds, qui a atteint 15 millions d’euros, s’est faite auprès de Korys, VP Capital et SET Ventures.

Fondée en 2015 à Amsterdam, avec pour objectif “de verdir le last mile de la livraison de colis” en misant sur l’électrique, Trunkrs livre également en Flandre depuis l’année dernière. “Les capitaux levés vont permettre à Trunkrs d’asseoir et de développer sa position de leader sur le marché du Benelux”, estiment l’entreprise et Korys dans un communiqué commun.

“Non seulement Trunkrs offre une solution de livraison fiable, durable et rapide, mais elle permet également aux petites et moyennes boutiques en ligne de se livrer à une concurrence loyale et d’offrir à leurs clients des options de livraison premium et durables similaires à celles des grandes plateformes d’e-commerce, favorisant ainsi un commerce électronique plus local. Trunkrs est déjà leader aux Pays-Bas, et avec le concours de VP Capital et SET Ventures, nous allons permettre à l’entreprise de conquérir également le marché belge”, commente le directeur des investissements chez Korys, Brieuc de Hults. (Belga)

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