Le retour des transports en commun: la gratuité, oui mais limitée
Voyager en train, en tram ou en bus pour rien ou presque, comme en Allemagne cet été, est fort apprécié mais ne détourne guère les automobilistes de leur volant. Les économistes préfèrent des opérations plus ciblées.
“Je suis allé en Allemagne, à Berlin et Hambourg, cet été, et les trains étaient bondés”, raconte Henry- Jean Gathon, professeur en gestion publique et de mobilité à l’ULiège. Par curiosité, il avait pris un ticket à 9 euros par mois. Pendant trois mois en effet, jusqu’à la fin août, les trains régionaux et locaux étaient accessibles moyennant un forfait plus qu’avantageux, une opération lancée par le gouvernement fédéral dans le cadre d’un plan de relance. L’initiative a remporté un succès considérable.
Le Tec à 1 euro par mois
Ce ticket allemand à 9 euros a relancé en Europe le débat autour de la gratuité ou de la quasi-gratuité des transports en commun. L’Espagne a embrayé et instauré une gratuité sur certaines lignes régionales jusqu’à la fin de l’année. La Wallonie n’est pas en reste, à sa manière: ce 1er septembre, le Tec a lancé un abonnement à 12 euros par an pour les 18-25 ans, les plus de 64 ans et les BIM (bénéficiaires de l’intervention majorée). Ils accéderont aux quelque 2.500 bus et trams publics wallons pour une somme symbolique.
La pression sur le pouvoir d’achat et la nécessité de réduire les émissions de CO2 peuvent séduire le monde politique à la recherche de réponses frappant les esprits. “Il est tentant pour un politique de mettre ce type de projet dans un programme, l’accueil est a priori positif dans la population”, fait remarquer Henry-Jean Gathon. En Belgique, le PS et Ecolo se sont prononcés en faveur de la gratuité, le PTB aussi (uniquement pour la Stib, De Lijn et le Tec). Les abonnements à 12 euros par an pour les jeunes et les seniors au Tec procèdent de cette approche. Paul Magnette, président du PS, souhaite que la SNCB suive la même politique. Il y a un exemple très symbolique aux portes de la Belgique. Depuis le 1er mars 2020, le grand- duché de Luxembourg a rendu gratuits tous les transports en commun du pays (bus, trams et trains) sans limite de temps. “C’est sans doute le pays où l’on est allé le plus loin dans la gratuité des transports en commun, jusqu’au chemin de fer”, souligne Louis Duvigneaud, administrateur délégué de Stratec, un bureau d’étude expert en mobilité qui travaille pour des pouvoirs publics et des transporteurs.
Les experts en mobilité et les économistes sont souvent peu enthousiastes au sujet de la gratuité généralisée.
Bilan en demi-teinte en Allemagne
Les experts en mobilité et les économistes sont souvent peu enthousiastes au sujet de la gratuité généralisée. “La grande difficulté avec la tarification zéro, c’est qu’elle peut générer un afflux de nouveaux utilisateurs venant de la marche à pied, du vélo, ou encourager de nouveaux déplacements, créer une demande nouvelle qu’il faudra absorber”, dit Louis Duvigneaud. Il y a un an, quand Paul Magnette avait fait sa sortie, souhaitant la gratuité à la SNCB pour des raisons environnementales, Bart Jourquin, professeur en économie des transports à l’UCLouvain Mons, nous indiquait dans un article de Trends-Tendances: “Cela revient à encourager la demande. Or, on devrait plutôt s’efforcer de la réduire! Augmenter la demande, cela a un prix, il faut s’en rendre compte”.
Il y a suffisamment d’exemples dans le monde depuis plus de 10 ans pour mesurer les effets de la gratuité ou la quasi-gratuité. Le cas allemand est intéressant. Destatis, l’office allemand des statistiques, a publié en août un communiqué sur les premiers résultats de cette opération. Il indique que le trafic ferroviaire, sur les trajets de 30 km et plus, a augmenté de 42% en juin et juillet par rapport aux mois correspondants de 2019, avant le covid. Alors que le trafic automobile est, lui, remonté au niveau de 2019. Cela suggère qu’il n’y a pas eu de transfert entre la route et le rail, plutôt un effet d’aubaine et, vraisemblablement, une augmentation globale des émissions de CO2 pour le transport. S’il y avait un but environnemental, il n’a pas été atteint.
Quel est le but visé?
Lors d’un événement fin août auquel participait Christian Lindner, le ministre allemand des Finances, un jeune homme demandait pourquoi le parti du ministre (libéral) refusait de prolonger la mesure, en indiquant qu’il avait circulé pour plus de 11.500 km à travers l’Allemagne grâce à ce ticket à 9 euros sur trois mois. “Vous avez voyagé 11.000 km pour 27 euros? Ce n’est juste pas durable”, avait répondu le ministre qui estime à 14 milliards d’euros par an le maintien de la mesure. “Le problème est de savoir si cette politique de la gratuité a une visée sociale ou environnementale”, indique Henry-Jean Gathon. Dans beaucoup de cas, c’est très flou. “Si c’est une politique sociale, il faut soutenir ceux qui en ont besoin, pas tout le monde.” En Belgique, l’approche est plus ciblée. Le tarif symbolique de 12 euros par an vise les ados et les seniors. La Stib a aussi mis en place le même abonnement pour les 18-24 ans. Les économistes ont une préférence pour des approches plus limitées où les objectifs sont plus clairs. “Cibler des catégories de population fait davantage sens: pour les fragilisés, les jeunes, c’est intéressant de proposer un tarif attractif, explique Louis Duvigneaud. Très localement, cela peut avoir un effet positif sur la dynamique d’un centre urbain où l’on souhaite favoriser l’accès entre les activités de service et commerciales. La gratuité est alors un service, comme un escalator dans un centre commercial.” Le grand argument contre la gratuité généralisée est l’impact budgétaire. Les pouvoirs publics devraient compenser les recettes perdues et, en plus, investir dans l’offre. Les quelques expériences de gratuité tentées en Belgique (à Hasselt en 1993 et à Mons, dans l’hypercentre, en 1999) ont été arrêtées respectivement en 2013 et 2016. Chaque fois en raison de la charge financière pour les finances locales.
La qualité de l’offre est sans doute plus importante que la question de la gratuité.” – HENRY-JEAN GATHON (ULG)
Faible taux de couverture
Il est d’ailleurs intéressant de noter que les exemples les plus cités de la gratuité en Europe (les bus de Dunkerque ou le Luxembourg) concernent des sociétés de transport où le taux de couverture des tickets est très faible. Au Grand-Duché, par exemple, les recettes des usagers ne recouvraient que 8% des coûts opérationnels. Il est dès lors plus facile d’offrir la gratuité. A la SNCB, les recettes propres ne sont pas énormes mais représentent tout de même plus de 700 millions d’euros (hors années covid). “En Belgique, le taux de couverture des recettes tickets et abonnements est de 25% à 33% sur les recettes opérationnelles”, précise Henry-Jean Gathon. Il faudrait les rajouter aux environ 3 milliards d’euros de subsides versés au ferroviaire (SCNB et Infrabel).
“La qualité de l’offre est sans doute plus importante que la question de la gratuité, estime Henry-Jean Gathon, qui prend l’exemple de la France. Lors de la régionalisation des années 1980, le transport public a été décentralisé. Dans ce mouvement, un financement par les entreprises a été développé, appelé aujourd’hui ‘versement mobilité’. Tout cela a permis d’améliorer l’offre. Et quand vous doublez l’offre au bon endroit, la demande suit. Si vous ne faites qu’un bus par heure, vous n’avez que le public captif, qui ne peut faire autrement. Avec une fréquence toutes les 10 minutes, les gens viennent et abandonnent leur auto.”
Louis Duvigneaud, de Stratec, avance toutefois l’idée d’examiner le système français pour des projets très locaux de mobilité gratuite en Belgique. “Utiliser un système de financement des entreprises, comme le versement mobilité qui n’existe pas chez nous, pourrait être une voie à examiner.” Mais ce n’est sans doute pas le moment, par les temps économiques difficiles qui courent, d’imaginer un nouveau prélèvement à la charge des entreprises…
Le cas du Grand-Duché
Depuis mars 2020, tous les transports en commun du Luxembourg sont gratuits: train, tram, bus. Cette initiative coûte 41 millions d’euros par an à l’Etat, hors impact de la hausse du coût de l’énergie. Elle touche tous les transports publics nationaux, sauf les premières classes dans les trains. Elle est accompagnée d’investissements pour augmenter l’offre.
La mesure a été prise pour tenter de freiner l’appétit des Grand- Ducaux pour la voiture, et aider les petits revenus. L’impact de la mesure est difficile à mesurer car la gratuité a été lancée pendant la crise du covid. Depuis lors, le télétravail a bouleversé la mobilité. Le trafic ferroviaire, par exemple, n’a pas retrouvé son niveau d’avant le covid, même sur une base mensuelle, en juin ou en juillet. “Il y a peu d’indices que le programme ait réduit le nombre de véhicules sur les routes, note un article de Bloomberg. En mai 2022, la congestion des routes luxembourgeoises était équivalente ou plus élevée qu’en mai 2019, avant que la gratuité ait été instaurée.”
L’obstacle de la TVA
La gratuité n’est pas si simple à réaliser en Belgique. Outre la volonté politique, il y a aussi la dimension fiscale qui intervient. Il est apparemment impossible d’instaurer la gratuité sans que l’opérateur ne perde sa faculté de déduire la TVA de ses achats. Ainsi, quand les gouvernements wallon et bruxellois ont voulu mettre en place la gratuité pour certaines catégories de la population (18-24, seniors et BIM pour la Wallonie, 18-24 ans à Bruxelles), ils ont dû mettre en place un tarif symbolique de 12 euros par an. Ce qui oblige les usagers à faire les démarches pour obtenir ces abonnements et les opérateurs à assurer les frais de ces opérations.
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