Paul Vacca

Le mythe dans la Valley

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

La vie réelle de la Silicon Valley n’est pas seulement rythmée par des succès retentissants ou des échecs spectaculaires.

En tant qu’usine à histoires, la Silicon Valley semble ne savoir produire que deux types de récits: celui des super-gagnants ou celui des super-perdants. D’un côté, les sagas de ceux qui ont démarré de rien pour changer le monde. Le rêve américain sous stéroïdes. Partis d’un garage, d’un entrepôt ou d’une chambre d’université, ils ont atteint en quelques années seulement les sommets olympiens du classement Forbes: on pense aux Google, Apple, Facebook et autres Amazon bien sûr mais aussi à Netflix, Tesla ou même Uber et Airbnb. Une pléthore de récits qui engendrent une production pléthorique de contenus: articles, livres et parfois fictions comme The Social Network, le film de David Fincher sur les origines de Facebook.

La vie réelle de la Silicon Valley n’est pas seulement rythmée par des succès retentissants ou des échecs spectaculaires.

Et puis, de l’autre côté, il y a les épopées éclopées des super-perdants, de ceux qui étaient promis aux sommets mais ont fini leur trajectoire plombés par des dettes abyssales dans des crashs aussi retentissants que spectaculaires. Parmi les plus emblématiques, on peut citer WeWork, la start-up de bureaux, ou Theranos, la start-up dans la technologie de la santé fondée en 2003 et engloutie sous les scandales en 2018.

Mais en réalité, super-gagnants ou super- perdants, il s’agit de la même histoire. Seule la polarité change. Qu’ils soient orientés vers le haut ou vers le bas, leurs récits dérivent de la même matrice: celle des épopées mythologiques et des super-héros. Elon Musk s’inspire autant du personnage des Avengers (Tony Stark alias Iron Man) qu’il a inspiré en retour le réalisateur de la franchise de Marvel (il fait même une apparition dans son propre rôle dans Iron Man 2). A mesure qu’il prend plus de poids financièrement, Jeff Bezos semble également dégager physiquement – la mutation est bluffante – une aura d’invincibilité. De même qu’un super-perdant comme Adam Neuman, le fondateur de WeWork, qui dégage le magnétisme d’un chevalier de heroic fantasy. Quant à Elizabeth Holmes, la fondatrice de Theranos poursuivie pour fraude, elle a été décrite comme Catwoman avec son “emblématique col roulé noir et ses yeux bleus hypnotiques”.

Pourtant, comme le remarque fort justement Shira Ovide, une des plus pertinentes chroniqueuses de la Silicon Valley, dans sa rubrique On Tech pour le New York Times, la vie réelle de cette Silicon Valley n’est pas seulement rythmée par des succès retentissants ou des échecs spectaculaires. A l’ombre des grands récits, il y a une multitude de parcours moins flamboyants ou percutants. Comme Dropbox ou Box, deux producteurs de logiciels qui valent à peu près la même chose que lors de leur introduction en Bourse, respectivement en 2018 et 2015. Ou Cloudera, une nouvelle pousse pour la gestion de données d’entreprises qui a accepté de se vendre moins cher qu’elle n’avait été achetée par un investisseur en 2014. Pour autant, cette dernière est encore valorisée à la même hauteur que Levi Strauss.

Ces entreprises incarnent ce que l’on appelle dans un récit le “ventre mou”, ces moments où il ne se passe pas grand-chose et qui sont donc coupés au montage car ils ne correspondent pas à la grammaire narrative de la nouvelle économie. Or, le mythe qui entoure la Silicon Valley consiste justement à faire croire que tous ses récits sont d’essence mythique.

Dommage, reconnaît Shira Ovide, car cet effet de halo nous empêche de comprendre les véritables fonctionnements – et les dysfonctionnements – pour en tirer les leçons. On préfère rester au stade régressif et infantile de la pensée magique: la “Midas touch”. Comme quoi, on peut être à l’avant-garde technologique tout en demeurant dans la préhistoire du storytelling.

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