Paul Vacca

“Le magasin vs. Amazon: la force du symbolique”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Les experts en marketing lui ont trouvé un nom qui pourrait servir de titre à une série catastrophe : retail apocalypse.

Il décrit la tornade de l’e-commerce qui sévit depuis la fin des années 1990 et qui aurait entraîné la fermeture massive de boutiques aux Etats-Unis. Du fait de la montée des transactions en ligne – et surtout d’Amazon -, le magasin comme format commercial ne serait plus qu’un mort-vivant. Une lame de fond qui a traversé l’Atlantique et qui serait en train d’également emporter les géants hypermarchés, si l’on en croit certaines analyses. Une affaire de vases communicants ou de remplacement. D’une logique terrible et implacable.

Mais peut-être un peu trop logique justement. Dans son dernier ouvrage Eloge du magasin – Contre l’amazonisation (Gallimard, coll. Le Débat), le sociologue Vincent Chabault récuse ces discours catastrophistes et sans nuances tenus par certains journalistes ou experts. Car, selon lui, ils reposent sur une vision mécaniste qui consiste à réduire la consommation à une simple transaction commerciale rationnelle. Or, on sait depuis longtemps que l’homme -même dans son acte d’achat- ne se réduit pas à sa rationalité d’ homo oeconomicus.

Certes, reconnaît Vincent Chabault, la vague de l’e-commerce a secoué le monde de la consommation dans toutes ses dimensions. Qu’il s’agisse de l’information sur les produits, de la perception du lieu de vente ou de la transaction proprement dite, toutes les cartes du commerce ont été rebattues par l’invasion numérique. Pour autant, note-t-il, la marche forcée vers une apocalypse ou la dystopie du tout-digital n’a rien d’inéluctable.

Certains magasins ont compris qu’il ne fallait pas céder à l’injonction numérique brandie par de nombreux spécialistes qui, à longueur de tribunes publiées dans la presse économique, martèlent sans relâche la même antienne darwiniste : ” se digitaliser ou mourir “. Car, ironie tragique, on a pu constater que ceux qui s’étaient ” amazonisés ” pensant résister – comme la chaîne de librairies Borders aux Etats-Unis – n’ont fait que précipiter leur chute. A contrario, ceux qui résistent le mieux sont ceux qui s’assument en tant que lieux physiques faisant fructifier leur atout face au commerce en ligne : l’expérience. Par l’effet de surprise sur le consommateur là où, en tant qu’internaute, il reste prisonnier dans ses propres choix et ses algorithmes, par la stimulation des cinq sens dans l’espace de vente ou par le développement d’une relation sociale, ludique ou festive…

Mais le propos de Vincent Chabault va au-delà de ce que les professionnels de la vente appellent ” l’expérentiel “. Il nous invite à une réflexion plus profonde sur la résilience du magasin en tant que lieu social. A travers des enquêtes sociologiques et de terrain, l’auteur nous offre un panorama des différentes formes de commerces existantes mettant à jour cet attachement particulier qui nous lie à elles.

Ainsi, Vincent Chabault nous offre un voyage au coeur de la consommation : la magie particulière du marché du dimanche, la frénésie revancharde du Black Friday, la démesure du centre commercial, le spectacle toujours aussi fascinant et retors des camelots, notre soif d’authenticité à travers les foires aux vins… Il nous offre également un tour du côté des bazars de Barbès, des ” tout à 2 euros “, des vide-greniers de son quartier et la magie de ” mon boucher “, ” mon fleuriste “, ” mon caviste “…

A l’issue de cette odyssée sémiologique et ethnologique, où il décrypte autant la magie des signes que des rituels propres à toute forme de commerce, Vincent Chabault parvient à mettre à jour ce qui constitue le véritable capital inaliénable du magasin face à la machine Amazon. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser s’agissant de commerce, ce capital est immatériel : c’est sa fonction symbolique. De même que les marques, dans un monde toujours plus marchand, se mettent en recherche de leur ” raison d’être “, Eloge du magasin montre avec éloquence que la ” raison d’être ” du commerce physique réside plus que jamais dans sa part immatérielle, à savoir dans ses fonctions symboliques et sociales.

Le symbolique n’est pas, comme on le pense trop souvent, un simple supplément d’âme. C’est l’âme même du commerce. Et son arme pour sa survie même face aux mille milliards de dollars de capitalisation d’Amazon et aux menaces de retail apocalypse.

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