Le magasin bientôt “has been”?

Stéphane Mallard et Geoffroy Gersdorff © OLIVIER POLET (ISOPIX)

A l’heure de l’e-commerce, de la livraison à domicile pour des biens mais aussi des repas, des algorithmes intelligents et de la prédominance des géants du Web, comment voir l’avenir de la grande distribution à long terme ? Nous avons réuni Geoffroy Gersdorff, responsable de Carrefour Belgium jusqu’en début d’année, et le conférencier Stéphane Mallard, pour un voyage surprenant dans le futur du “retail “.

Comme la plupart des entreprises, les grands distributeurs font face à l’évolution du numérique et aux attaques, toujours plus pressantes, des géants du Web, de l’e-commerce et des start-up. Ce secteur au contact des consommateurs est également confronté, comme les autres, aux bouleversements des habitudes des gens, toujours plus enclins à exiger un service irréprochable.

En février, se déroulait la cérémonie de remise des prix de l’édition 2020 du concours des Produits de l’Année en Belgique. S’y étaient succédé sur scène, pour des keynotes inspirants, Geoffroy Gersdorff, dirigeant de Carrefour Belgique jusqu’il y a peu, et Stéphane Mallard, auteur et conférencier français spécialiste du numérique et de la disruption. Dans la foulée, Trends-Tendances n’a pas résisté à l’idée de les faire se rencontrer afin qu’ils débattent pour nous des innovations digitales dans le secteur de la grande distribution.

Les distributeurs se sont beaucoup concentrés sur les processus d’optimisation de la chaîne d’approvisionnement. Du coup, ils ont un peu oublié le client.” Geoffroy Gersdorff

TRENDS-TENDANCES. Les acteurs comme Carrefour Belgique évoluent aujourd’hui dans un environnement complexe où les habitudes des consommateurs changent fortement et où un nombre croissant de nouveaux concurrents essaient de se faire une place. Quelle est votre analyse de la situation ?

GEOFFROY GERSDORFF. Le monde du retail est en train d’évoluer très fortement. Comme il a toujours évolué, d’ailleurs. Notre grande attention est de voir comment on répond aux attentes du client et comment on se démarque de la concurrence. Dans le plan de transformation que nous avons suivi en Belgique, il y a donc différents axes. D’abord la transition alimentaire car on est au coeur d’un changement de consommation vers du plus local, du plus sain, du moins impactant pour l’environnement. Ensuite, évidemment, toute la transition vers le numérique. Le commerce de façon globale a été fortement impacté par l’émergence de l’e-commerce porté par des acteurs comme Amazon au niveau mondial et, de façon plus locale, par des acteurs (principalement internationaux) qui ont fortement changé la donne et la relation avec le client. Ils ont abordé ce dernier de façon tout à fait différente de la nôtre. Mais il faut dire que ces acteurs n’ont pas les mêmes contraintes que les nôtres.

En d’autres mots, ils vous ont disruptés…

G.G. Très clairement. Ils ont eu l’intelligence de repartir réellement du client et de construire la chaîne en la remontant là où nous avions pris l’habitude de partir du fournisseur et de descendre jusqu’au client. Avec leurs entrepôts, leurs flux de marchandises, leurs habitudes de négociation et les relations avec les industriels, les distributeurs se sont beaucoup concentrés sur les processus d’optimisation de la chaîne d’approvisionnement. Du coup, ils ont un peu oublié le client. Or, l’émergence des e-commerces a très fortement changé la donne. Nous avons l’obligation d’être rentables à la fin de l’année et d’améliorer notre rentabilité à court, moyen et long terme. Alors qu’aujourd’hui, la plupart de ces acteurs ne sont que difficilement (ou pas du tout) rentables.

Comment vous adaptez-vous ?

G.G. Personne n’a encore craqué la recette miracle de l’e-commerce sur l’alimentaire, mais tout le monde travaille aujourd’hui pour aider le consommateur à faire ses choix, y compris sur les sites internet. Nous investissons beaucoup sur l’amélioration des fonctionnalités, de la personnalisation du contact avec le client. Le but est d’arriver à proposer une expérience la plus homogène et la plus fluide possible entre l’ensemble de nos canaux, non seulement physiques à travers les hypermarchés, les supermarchés, les magasins de proximité, mais aussi via nos sites ou nos applications.

Comment un groupe comme Carrefour pense-t-il la disruption ?

G.G. La question, c’est plutôt: quelle est votre définition de la disruption ?

Stéphane Mallard, la disruption, c’est justement le titre de votre livre paru l’an dernier (*). Comment la définissez-vous ?

STÉPHANE MALLARD. Je définis la disruption comme la volonté de vous rendre obsolète sur ce qui fait gagner de l’argent aujourd’hui, pour déplacer la valeur sur autre chose, qui n’a rien à voir, tout en utilisant les nouvelles technologies. L’exemple typique, ce sont les taxis. Ils gagnaient de l’argent en transportant des gens. Uber est arrivé avec une approche pas uniquement orientée sur le transport mais davantage sur l’expérience, en utilisant la technologie.

Et quelle visage pourrait prendre la disruption si elle était appliquée au ” retail ” ?

S.M. Ce serait par exemple considérer qu’on ne gagne plus d’argent en faisant des marges sur des produits alimentaires. Regardez les petites librairies de quartier : elles ont peur de se faire disrupter par Amazon sur la vente de livres. Mais elles ont tort parce que beaucoup de gens préfèrent acheter dans les petites librairies de quartier en raison de l’expérience qu’ils y trouvent. Sauf que les libraires, eux, continuent d’essayer de gagner de l’argent en vendant des livres… Autrement dit, ils n’ont plus le bon business model. Ils devraient essayer de gagner de l’argent autrement. Aux Etats-Unis, les librairies du groupe Barnes & Nobles ne gagnent plus d’argent sur les livres. Ce sont désormais des commerces physiques où les canapés sont super et où l’on sert des consommations. Bref, l’expérience y est meilleure que chez Starbucks. Mais leurs marges, ils la font sur les consommations (le café y est très cher), des événements privés premium, etc. On y déplace le modèle, on y déplace la valeur…

Pour disrupter, il faut voir les choses avec un oeil neuf. En gros, il faut prendre quelqu’un qui ne vient pas du secteur.” Stéphane Mallard

G.G. C’est quelque chose qui se fait dans la distribution et certainement chez Carrefour. Dans nos magasins où nous avons assez de surface, nous amenons un service et une expérience différents par de la restauration, par l’intégration de magasins bios dans nos magasins, etc. Nous redéveloppons du service alors que la boucherie ou le traiteur avaient peu à peu disparu. Nous apportons quelque chose de différent de ce qu’on a l’habitude d’attendre dans un magasin.

S.M. Je pense que la vraie disruption dans le retail, et en particulier le retail alimentaire, c’est que les gens ne s’y rendront même plus pour acheter et faire leurs courses. Des enseignes comme Carrefour, à terme, deviendront des espèces de lieux de vie où il y aura plein de choses, peut-être des restaurants, du divertissement, etc. Et, au passage, dans la chaîne de valeur, vous placerez les produits. C’est le même enjeu que celui des centres commerciaux : les gens ne veulent plus y aller pour acheter… On ne doit même pas voir qu’on est là pour consommer. Comment cela se fera-t-il ? Je ne sais pas encore. Mais on peut imaginer qu’il y aura tout un écosystème qui ne donnera pas l’impression qu’on est en train de faire ses courses.

Stéphane Mallard
Stéphane Mallard© OLIVIER POLET (ISOPIX)

G.G. Nous menons pas mal d’expérimentations sur cette thématique de l’expérience du client. Par exemple, l’intégration d’une pharmacie dans nos magasins alors que c’était jusqu’ici inimaginable en Belgique. Nous cassons les codes habituels en développant différents formats qui répondent à différents besoins et sur lesquels nous rajoutons une couche d’e-commerce. Mais aujourd’hui encore, la majorité du commerce, en Belgique, reste physique. Je crois beaucoup à l’intelligence émotionnelle dans la relation commerciale… Autant qu’à l’intelligence artificielle. Cela veut dire qu’un contact social, un sourire ou le bonjour d’une personne restent extrêmement importants. Nous voulons revenir à l’essence de ce qui est une relation entre un homme et un terroir, un produit et un consommateur.

Pourtant, dans les magasins, on a l’impression que vous prenez le chemin inverse avec la disparition de caisses, l’usage des ” selfscans “, etc.

G.G. Je vais vous contredire : il n’y a aucun magasin chez nous où il n’est pas possible d’avoir un contact humain. Nous avons toujours les trois types de caisses. Les clients peuvent choisir. Certains ne vont d’ailleurs qu’aux caisses avec des hôtesses. De toute manière, vous ne pouvez réussir une transformation qu’à partir du moment où vos clients vous suivent. Si vous développez un magasin sans aucune caisse mais que le client ne veut pas de cette option, il ne viendra plus. Nous avons une responsabilité d’employeur et devons faire en sorte d’accompagner l’ensemble des collaborateurs vers les métiers de demain. Des métiers sont en train de disparaître et d’autres d’être créés. Avant, nous employions plein d’encodeurs, maintenant, nous engageons des codeurs. Accompagner nos collaborateurs dans cette transformation, cela fait partie de notre responsabilité. Reste qu’il est inimaginable que l’on ferme l’ensemble de nos caisses du jour au lendemain.

A l’avenir, il paraîtra absurde de passer la moindre seconde à se déplacer, à choisir et acheter quoi que ce soit.” Stéphane Mallard

En quoi l’innovation est-elle compliquée dans un grand groupe comme Carrefour Belgique ?

G.G. La première difficulté, c’est qu’il faut continuer à faire du résultat à court et moyen terme tout en investissant dans le long terme. Vous ne pouvez pas juste vous dire que vous allez investir plusieurs dizaines de millions pour le futur et croiser les doigts pour que tout aille bien jusque-là. Il faut être capable d’assurer la transition. Nos magasins sont ouverts tous les jours, sept jours sur sept, et nous devons avoir un service qui répond aux attentes du client. Cela nécessite des investissements et une mobilisation de toute l’entreprise au quotidien. De plus, les profils que vous employez pour gérer le quotidien et ceux que vous devez engager pour amener votre entreprise à se réinventer sont parfois très différents. Ces derniers font parfois figure d’extraterrestres dans l’entreprise. Or, il faut être capable de ménager les dynamiques. Et puis, qui peut dire ce que sera le métier dans 5 ou 10 ans ?

S.M. Comme complication, j’ajouterais aussi celui du frein de l’expertise. Par définition, quand vous êtes expert de votre domaine, vous ne voyez pas les choses autrement. Or pour disrupter, il faut voir les choses avec un oeil neuf. En gros, il faut prendre quelqu’un qui ne vient pas du secteur.

Votre vision, Stéphane Mallard, est assez tranchée sur l’évolution du commerce…

S.M. Je suis persuadé qu’à l’avenir, il paraîtra absurde de passer la moindre seconde à se déplacer, à choisir et acheter quoi que ce soit. Tant dans l’alimentaire que dans les vêtements, etc. On entre dans un monde où on veut que chaque micro-instant de notre vie ait de la pertinence. De plus en plus, on laissera les algorithmes choisir pour nous. C’est d’ailleurs ce qu’a déclaré le patron de Google. Pour lui, les gens ne veulent pas aller sur Google pour faire des recherches : ils préféreraient qu’on leur dise quel choix faire. Quand un algorithme vous connaît mieux que vous et qu’il vous en a donné la preuve, vous le laissez faire…

Geoffroy Gersdorff
Geoffroy Gersdorff© OLIVIER POLET (ISOPIX)

Cela veut dire… plus aucun magasin ?

S.M. A terme, ce concept sera totalement absurde. Ou alors il s’agira de showrooms qui proposeront des expériences exceptionnelles qui n’ont rien à voir avec ce qui se fait aujourd’hui. Ce seront des lieux de vie, des écosystèmes de loisirs, de divertissement, de rencontre. En gros, des petites villes où la consommation se sera fondue dans le paysage et où les gens vivront des expériences sans avoir l’impression de consommer. Et tout ce que les gens voudront leur sera livré au bon budget et de manière intelligente, chez eux, grâce aux algorithmes. Demain, votre frigo sera connecté à toute une série de choses, à commencer par votre smartphone. Il sera synchronisé et saura ce que vous avez mangé ces derniers temps. Quand vous serez sur le chemin du retour du travail, il vous fera des proposera de plats sur base de ce qu’il reste dans le frigo ou des produits disponibles auprès de tous les commerçants placé sur votre trajet et dont les stocks seront synchronisés. Peut-être qu’il chargera lui-même un coursier d’aller les chercher et de vous les livrer. Il s’agira d’utiliser au maximum les capacités. Tout ne sera plus disponible dans un seul lieu, comme un supermarché, mais tout sera stocké un peu partout, chaque commerçant récupérant une partie de la marge au passage.

Je reste convaincu par l’importance d’une relation sociale émotionnelle entre un magasin, un produit, un consommateur, un producteur.” Geoffroy Gersdorff

Monsieur Gersdorff, est-ce de la science-fiction ou une vision d’avenir pour vous ?

G.G. La projection peut avoir du sens à très long terme. La tendance qu’on voit surtout aujourd’hui, c’est la fragmentation de l’acte d’achat et des paniers moyens beaucoup plus petits liés à une envie du moment. La manière d’acheter et le lieu sont très différents aujourd’hui. Ces tendances-là, on les vit. C’est très clair et le développement de petits magasins de proximité répond à cette évolution et au ” besoin ” d’avoir, tout à coup, un produit dès qu’on le veut. Sans doute parce qu’il n’y a pas, aujourd’hui, une solution qui permette de se faire livrer.

S.M. Mais on va arriver à cela.

G.G. Probablement dans une certaine mesure. Mais j’ai une question… J’ai vu des simulations de monde futuriste où tout est livré par des drones ou des camions autonomes. Il n’y aurait donc plus de chauffeurs, plus de manutentionnaires puisque tous les entrepôts seraient automatisés, etc. Je me demande donc, dans ce modèle que vous décrivez, comment les gens dégageraient le pouvoir d’achat nécessaire pour consommer et commander.

S.M. C’est vrai, cela implique un autre business model de société pour que les gens qui occupaient ces métiers-là puissent vivre et consommer. C’est le sujet de l’intelligence artificielle : si on automatise un maximum de métiers qui touchent toutes les catégories et toutes les couches de la société, il va falloir redistribuer ou les former à d’autres métiers où on a encore besoin d’eux pour qu’ils aient un pouvoir d’achat. Sinon, effectivement, ça ne tiendra pas…

G.G. Pensez-vous réellement que tout le monde pourra avoir accès à ce monde-là, peu importe son niveau d’éducation et son pouvoir d’achat ? Ou bien allons nous finir par créer deux mondes différents, l’un automatisé et un autre non automatisé pour tous ceux qui n’y ont pas accès ?

S.M. Cette vision ne sera accessible que dans les endroits concentrés, c’est clair. Pas dans des endroits éloignés. C’est comme Uber. Mais dans les endroits concentrés, le modèle sera accessible à tout le monde puisque les algorithmes se seront ” commoditisés “. Tout le monde y aura accès. L’enjeu, dans les endroits concentrés, sera l’optimisation des capacités de stockage, de transport ou l’agrégation de produits. Demain, quand un client fera ses courses dans un Carrefour et qu’il lui manquera deux produits importants, vous aurez intérêt à lui proposer l’algorithme qui lui dira où les trouver et qui les fera préparer. Sinon, un concurrent récupérera le client. L’enjeu, comme vous l’avez dit, c’est d’avoir la relation avec le client. Si vous lui prouvez, avec des technologies, que vous pouvez le servir et lui offrir ce qu’il veut, il aura le réflexe de sortir son smartphone et vous écoutera. C’est ce qu’est en train de faire Amazon et d’autres acteurs semblables. Ils préparent des plateformes qui se connecteront à tout type de magasins et qui sauront où se trouve chaque produit souhaité et quel est son prix, et qui connecteront le client à l’entreprise qui ira le lui chercher, ou lui proposeront le parcours pour y aller lui-même en fonction de son mode de locomotion… La relation et le respect du client restent le plus important. Mais qui aura ce point d’entrée unique de confiance vis-à-vis du client ? Amazon ? Un agrégateur ? Une start-up qu’on ne connaît pas encore qui sera connectée à tout l’écosystème, dont les magasins comme les vôtres, et qui sera capable d’agréger de manière intelligente et d’accueillir tout le monde, y compris les gens éloignés, y compris le low cost pour les gens qui ont peu moins les moyens ?

G.G. Il y a, c’est vrai, un risque de désintermédiation. Ce risque existe mais tous les retailers travaillent à l’amélioration de la relation client, et de la connaissance des clients. Et nous détenons aujourd’hui ce que ces grandes sociétés du numérique n’ont pas : l’expérience commerciale, la connaissance du produit, de son achat, d’une relation entre un client et son produit, le monde du magasin, etc. Les rachats de distributeurs par ces sociétés du Web sont une manière d’acquérir ce know how. A l’inverse, des sociétés du retail s’associent ou rachètent des boîtes… Carrefour a un partenariat avec Google pour travailler sur l’intelligence artificielle dans le but d’éviter les ruptures en magasins, pour améliorer le parcours client et personnaliser la relation. Les deux mondes apprennent, pour l’instant, l’un de l’autre. Est-ce qu’à la fin, l’un prendra le pas sur l’autre, je ne sais pas. Je suis convaincu aujourd’hui de la raison d’être d’un magasin physique. Je reste convaincu par l’importance d’une relation sociale émotionnelle entre un magasin, un produit, un consommateur, un producteur. L’avenir nous dira par quel chemin il faudra passer pour arriver dans le monde que vous décrivez…

(*) ” Stéphane Mallard, “Disruption”, éditions Dunod, 256 pages.

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