Paul Vacca
“Le livre et l’e-book sont dans un même bateau”
On a déjà eu l’occasion de le souligner : si la crise sanitaire a plongé nombre d’entreprises dans la tourmente, elle a en revanche représenté un effet d’aubaine pour certaines d’entre elles, celles que l’on a appelé les valeurs stay at home. Ainsi, les sites de streaming vidéo, la vente en ligne, les vélos d’appartement connectés, les applications de télétravail, les réseaux sociaux, les jeux vidéo, etc. ont-ils vu leurs valorisations – déjà insolentes – exploser.
Toutefois, les valeurs numériques n’ont pas toutes tiré un égal profit de cette fenêtre de tir. Les plateformes de streaming musical par exemple – contrairement aux acteurs du streaming vidéo – ont pâti du confinement. Non seulement parce que les transports constituent les moments de consommation privilégiés pour ces applications nomades, mais aussi parce que les modalités mêmes d’écoute ont été transformées par le confinement. Les reclus que nous étions furent moins boulimiques et moins enclins à vagabonder vers des nouveaux titres, préférant le retour aux sources vers des sons familiers comme autant de madeleines de Proust. De même que l’on a pu voir ressurgir sur les réseaux sociaux d’anciennes photos de vacances, à la recherche de sensations perdues…
Pour le livre numérique, qu’il s’agisse de l’e-book ou du livre audio, le confinement a joué un rôle de révélateur. En toute logique, avec la fermeture des librairies, on pouvait s’attendre à un sursaut. Et c’est ce qui s’est produit. On a pu évoquer un saut de 200 à 300% dans les téléchargements d’ouvrages payants (et même de 1.000% si l’on compte les titres en accès libre), ce qui est évidemment impressionnant.
Pour autant, cela n’a rien d’un tsunami. D’abord parce que ces pourcentages, s’ils sont saisissants, partent toutefois d’une base de lecteurs de livres aux formats numériques encore assez faible (le cabinet GfK évoquait moins de 5% de la population française en 2019). Ensuite, parce que s’il y a eu un bond dans la lecture numérique – et un recrutement de nouveaux e-lecteurs -, il est peut-être aussi imputable en partie à un autre effet d’aubaine : les promotions offertes sur les versions numériques par les éditeurs. Car pour garder le contact avec les lecteurs, ceux-ci ont proposé durant cette période de confinement, des soldes en pratiquant des prix cassés, voire en offrant gracieusement certains titres.
Et enfin, si le tsunami n’a pas eu lieu, c’est aussi parce que le bon vieux livre papier a fait de la résistance. Si le confinement a eu pour effet de diminuer le prix des ouvrages numériques, il a dans le même temps augmenté le prix sentimental, affectif ou social des livres que nous possédions déjà. Du fait de la fermeture des librairies, nous avons été nombreux à découvrir ou redécouvrir des livres oubliés ou délaissés dans les recoins de nos étagères. Jamais peut-être nous n’avons autant échangé de photos de couvertures et d’extraits de livres de nos bibliothèques personnelles sur les réseaux sociaux. Là aussi, comme pour la musique, on a pu observer un repli vers nos propres lectures.
De fait, la crise a constitué un moment de vérité pour le livre et l’e-book révélant les avantages et usages respectifs de chacun. A la faveur du moment particulier que nous traversons, de nombreux éditeurs ont exploité l’un des atouts de l’e-book : sa réactivité. Ainsi sont nées des collections en prise directe sur l’actualité sous forme numérique comme les Tracts chez Gallimard ou la collection Et après ? aux éditions de l’Observatoire comme autant de manifestes à chaud décryptant notre temps présent.
La crise aura confirmé que la supposée guerre entre livre papier et e-book restait encore et toujours stérile. D’un côté, en prouvant encore une fois l’inanité de la vision darwiniste qui voudrait que l’e-book soit l’horizon inéluctable du livre. Et de l’autre, que l’e-édition était capable de développer son propre champ de créativité : en prise directe sur notre actualité brûlante, mais aussi plus largement comme outil d’exploration à la fois plus expérimental (avec de nouvelles formes d’écriture collaborative, par exemple) et plus populaire (comme en témoigne notamment le vivier foisonnant des fan fictions). Bref, les vagues houleuses de la crise ont prouvé que le livre et l’e-book étaient tous deux dans un même bateau : celui de la culture vivante.
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