Paul Vacca

La vie rêvée des licornes de la Silicon Valley

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

La Silicon Valley est capable de tout disrupter. Même les créatures imaginaires de notre Antiquité. C’est ce qu’elle a fait en annexant l’image de la licorne. Comme on sait, c’est sous cette appellation que l’on désigne toute start-up qui a atteint le seuil du milliard de dollars de valorisation.

La fabrication du terme revêt une homologie frappante avec la réalité qu’il désigne. Comme nombre de start-up, l’appellation licorne doit aussi sa naissance au hasard – à la ” sérendipité ” comme on dit dans le nouveau monde. On la doit à Aileen Lee, une spécialiste du capital-risque. En 2013, alors qu’elle fait des recherches sur le bien-fondé d’investir dans les start-up technologiques, elle s’aperçoit que 0,07 % d’entre elles sont valorisées à plus d’un milliard de dollars. Elle les isole pour chercher à déterminer ce qui les caractérise. Son idée évidemment : modéliser leurs caractéristiques. Or, au moment de rédiger sa note de synthèse, Aileen Lee se trouve confrontée à un souci d’ordre technique parfaitement trivial : comment ne pas répéter toutes les deux lignes ” start-up technologique valorisée à plus d’un milliard de dollars ” au risque de rendre son exposé parfaitement indigeste ?

Elle se met alors en quête d’un mot qui puisse lui éviter la périphrase longue comme le bras. Elle tente différentes approches. Elle essaie d’abord home run, qui désigne au base-ball un point marqué en frappant la balle si loin qu’il donne le temps de courir jusqu’aux quatre coins du terrain de jeu avant qu’elle ne soit rendue. Une métaphore gagnante usée jusqu’à la corde aux Etats-Unis. Elle pense ensuite à megahit, qui renvoie au domaine de l’ entertainment. Tout aussi banal et sans relief. Enfin, presque en désespoir de cause, elle opte finalement pour ” licorne ” guidée par le fait que ces sociétés – du moins à l’époque – étaient très rares. Parmi les milliers d’entreprises technologiques de la Vallée, seule une poignée d’entre elles finissaient par devenir ” une start-up valorisée à plus d’un milliard de dollars “.

Cette appellation de licornes est parvenue à rendre les entreprises technologiques désirables et généreuses.

Autre point commun avec les start-up qu’il désigne, le terme a bénéficié lui aussi d’une scalabilité extraordinaire. Lorsque le 2 novembre 2013, Aileen Lee publie sa note sur TechCrunch, un site d’information en ligne spécialisé sur le marché des nouvelles technologie, sous le titre Welcome To The Unicorn Club : Learning From Billion-Dollar Startups, tout le monde investit immédiatement dans l’appellation. Dès le lendemain, les pages saumon des magazines économiques sont envahies par les licornes apportant un peu de fantastique dans les tableaux de chiffres et les analyses financières.

C’est qu’Aileen Lee a visé juste. Non seulement elle est en parfaite résonance avec la culture geek des startuppers – My Little Pony est une icône indétrônable – mais elle a idéalement épousé la psyché de l’écosystème des start-up : ce sentiment un peu nietzschéen de constituer une secte à part, d’avoir des visions bigger than life, d’être mu par destin exceptionnel écrivant sa propre mythologie. Ce faisant, cette appel-lation est parvenue à rendre les entreprises technologiques désirables et généreuses, elles qui clament sans cesse leur générosité et leur quasi désintéressement to make the world a better place.

Mais plus largement encore, cette appellation était au diapason d’une tendance lourde à l’oeuvre depuis un moment dans l’économie : le changement de paradigme, la priorité accordée par les investisseurs au ” virtuel “, c’est-à-dire aux potentialités futures – ou plus exactement condition-nelles – de l’entreprise plutôt qu’à ces performances réelles. Avec un seul mot, Aileen Lee a réussi le tour de force de cristalliser tout le Zeitgeist de la nouvelle économie. Un mot magique qui a libéré l’imaginaire de la Silicon Valley.

Reste que ” nomen est omen ” (le nom est présage) : un nom libère autant qu’il emprisonne. C’est un présage. Et être une licorne, c’est de fait se mettre en apesanteur. Mais pourront-elles le rester longtemps ? Dernièrement, deux licornes mythiques ont fait la cruelle expérience de la réalité. Uber dont on se demande encore et toujours si elle peut être autre chose qu’une menace. Et Tesla dont le patron Elon Musk a trahi des signes inquiétants de fatigue. Après l’apesanteur, c’est peut-être l’heure pour les licornes de découvrir la pesanteur du réel.

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