La transformation de Philip Morris, le géant du tabac: “Nous avons franchi le Rubicon”
De nombreux secteurs sont sous le feu de critiques sévères à cause de leur caractère “non durable” et sont donc confrontés à un difficile processus de reconversion. La transformation du fabricant de cigarettes Philip Morris peut-elle être un exemple pour les autres?
Depuis un an et demi, les communiqués de presse concernant Philip Morris, un géant du tabac, connu notamment pour (la marque) les cigarettes Marlboro, ont soulevé bien des polémiques. L’année dernière, le géant américain a mis 1,2 milliard de dollars sur la table pour acheter Vectura, un producteur britannique de médicaments destinés à combattre l’asthme. Auparavant, il avait fait l’acquisition de Fertin Pharma du Danemark, un fabricant de comprimés de nicotine et d’analgésiques. Il y a quelques semaines, on a appris que Philip Morris International aurait déboursé plus de 15 milliards d’euros pour Swedish Match, une entreprise suédoise qui a réussi sa transition vers des produits à base de nicotine mais sans fumée, ni tabac.
Philip Morris veut aussi aller dans cette direction. Le groupe, qui a autrefois investi des milliards dans d’emblématiques campagnes publicitaires pour Marlboro, telles que The Marlboro Man, investit maintenant dans sa transformation en entreprise sans fumée et, par extension, en une entreprise plus portée sur le bien-être et la pharmacologie. Cela a déjà valu à Philip Morris de vives critiques de la part du lobby anti-tabac et de la santé : “D’abord, ils rendent les gens malades avec leurs produits et leur tabac, et maintenant ils veulent repasser à la caisse en vendant des médicaments pour combattre la dépendance à la nicotine et les maladies respiratoires.”
Il faut dire qu’il subsiste quelques doutes quant à la portée de l’engagement de Philip Morris. L’entreprise vend encore des milliards de dollars de produits dérivés du tabac dans le monde entier. Et les nouveaux produits proposés sont toujours principalement basés sur le tabac et la nicotine, seul le processus de combustion est omis.
Pourtant, Frederic de Wilde, le Belge qui dirige la branche européenne de Philip Morris, est clair : “Nous avons franchi le Rubicon. Il n’y a pas de retour en arrière possible. Philip Morris s’engage en faveur d’un avenir sans tabac. Nous avons plus de 900 scientifiques, ingénieurs et techniciens qui travaillent sur des alternatives à la cigarette. Nous avons déjà investi près de 10 milliards de dollars dans cette croisade au cours des 15 dernières années.”
Que la crédibilité de Philip Morris soit remise en question dans ce cheminement, De Wilde le comprend dans une certaine mesure : “Nous devons vivre avec ce scepticisme. C’est un défi que différentes entreprises et différents secteurs devront relever. Je pense notamment aux entreprises polluantes, ou aux secteurs des produits pétroliers, de l’énergie et de l’alimentation, qui sont également confrontés à un important processus de transformation. Même s’ils ont de bonnes intentions, ils seront confrontés à leur passé à plus d’une reprise.”
Le “greenwashing” ne peut être combattu qu’en laissant les chiffres parler d’eux-mêmes, estime De Wilde : “29 % de nos revenus nets proviennent déjà des produits sans fumée. En 2025, le pourcentage restant de produits avec fumée devrait être réduit de moitié. De plus, nous voulons générer un milliard de dollars de revenus grâce aux activités sans nicotine d’ici 2025.”
Mais comment redresser le cap, comme cette multinationale qui a suivi une même direction pendant des décennies ?
1. Transformation du produit
Philip Morris était dans un secteur classique de consommation avec un produit hautement réglementé. “Parce que notre produit était nocif pour la santé, nous avons commencé à chercher une alternative à la cigarette il y a plus de quinze ans déjà. Cela signifie que nous avons dû investir massivement dans l’innovation, la recherche et le développement”, explique M. De Wilde.
Pour Philip Morris, le chemin pour se débarrasser de la dépendance à la cigarette passe par des produits sans combustion et donc sans fumée. De Wilde : “C’est par le phénomène de combustion que les substances nocives sont libérées. Nous voulons offrir aux fumeurs une alternative qui produit moins de substances nocives et dont la concentration est plus faible. Nous menons des recherches scientifiques dans ce domaine depuis 2004. Cela a conduit au développement de nos cigarettes électroniques IQOS, dans lesquels le tabac est chauffé plutôt que brûlé.”
Selon De Wilde, grâce à la technologie IQOS, les utilisateurs inhalent jusqu’à 90 % de substances nocives en moins qu’avec une cigarette ordinaire. Tandis que ses opposants affirment qu’un bâton chauffant est potentiellement aussi dangereux et addictif qu’une cigarette.
Philip Morris a eu besoin de connaissances et d’expertise concernant ces produits électroniques pour réaliser la percée d’IQOS. Et le groupe a dû s’engager directement auprès de ses clients pour leur apprendre à utiliser les nouveaux produits. “Cela a impliqué une transformation radicale de notre modèle d’entreprise”, explique M. De Wilde.
2. Transformation de l’organisation
Comment réaliser une telle transformation ? “En tant qu’organisation, il faut d’abord avoir une vision, à laquelle on se tient constamment par la suite”, explique M. De Wilde. “Sans l’annonce d’une mission à laquelle tous les membres du personnel croient, vous n’y arriverez pas.” Chez Philip Morris, la mission est devenue d’oeuvrer pour un monde sans fumée.
En interne, cela a demandé une certaine adaptation de la part des employés, reconnaît M. De Wilde : “Nous devions explorer de nouveaux domaines et avions besoin de collaborateurs au profil différent. Grâce à notre déclaration de mission, nous avons réussi à attirer des personnes qui n’auraient peut-être pas voulu travailler par le passé pour notre groupe. Il suffit de penser aux 450 scientifiques qui travaillent dans notre centre de recherche The Cube à Neuchâtel, en Suisse. Ils sont venus chez Philip Morris pour contribuer à l’élimination des cigarettes”.
En conséquence, Philip Morris est devenue une entreprise beaucoup plus ouverte, avec un mélange plus large de compétences, selon De Wilde : “Avec les seules compétences disponibles en interne, nous ne pouvions pas réaliser cette transformation.”
3. Transformation du management
Cela a également eu des conséquences pour le top management. Philip Morris a renversé la pyramide et a introduit une nouvelle façon de diriger, explique M. De Wilde : “Normalement, un cadre supérieur a tellement d’expérience qu’il en sait toujours plus qu’un cadre junior, et peut donc lui apporter un soutien et une valeur ajoutée. Cependant, en tant qu’entreprise en pleine transformation, il est impossible pour les cadres supérieurs de disposer de toutes les nouvelles connaissances et spécialisations. Il faut donc faire confiance aux jeunes qui ont les capacités nécessaires. C’est aussi ce que demande la nouvelle génération de cadres supérieurs comme moi : “Dites-moi quel est le problème et laissez-moi le résoudre. Je veux être entièrement responsable et pouvoir discuter rapidement avec vous de mes idées.”
Cela a créé une interaction sensiblement différente dans l’entreprise, explique-t-il. “La culture de l’entreprise a radicalement changé. Il est désormais beaucoup plus facile d’attirer les bonnes personnes. Nous parvenons à convaincre les gens que nous travaillons sur un projet de valeur, qu’il ne s’agit pas d’une opération de greenwashing. Les employés voient les chiffres : 72 % de nos investissements commerciaux et 99 % de nos dépenses concernant la recherche sont consacrés aux nouveaux produits, moins nocifs. C’est comme cela qu’on prouve qu’on joint le geste à la parole (you walk the talk).”
4. Transformation du monde extérieur
“Nous ne pouvons pas provoquer la fin de la cigarette par nous-mêmes. Nous devons travailler avec les régulateurs pour y parvenir”, déclare M. De Wilde. “Ils peuvent ouvrir ou fermer un marché. Leur coopération est nécessaire si nous voulons convaincre les fumeurs de choisir une meilleure alternative. Certains pays en voient les avantages. La République tchèque, la Grèce, la Bulgarie, Chypre, le Portugal et l’Italie ont créé un cadre réglementaire qui permet à Philip Morris de communiquer avec les fumeurs au sujet de nos produits IQOS afin qu’ils puissent passer à une meilleure alternative.”
L’idéal serait que les gens ne fument pas, souligne M. De Wilde, mais il y a aujourd’hui un milliard de fumeurs dans le monde. “Seuls 18 millions d’entre eux ont déjà franchi le pas vers IQOS. Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. Les régulateurs peuvent être être un facteur d’inhibition.
La situation en Belgique est un exemple concret, qui frustre M. De Wilde : “En Belgique, les dispositifs IQOS relèvent de la réglementation sur le tabac, nous ne pouvons donc pas informer les fumeurs et il est donc difficile de lancer le produit. Cela laisse sans autre alternative 2 millions de fumeurs en Belgique. Cependant, dans les autres pays européens où nous pouvons communiquer, 72% des fumeurs, qui passent à IQOS, abandonnent la cigarette.
5. Transformation à long terme
À long terme, l’entreprise veut repenser complètement ses activités, déclare M. De Wilde : “Toute entreprise qui investit fortement dans l’innovation, comme Philip Morris, crée de nouvelles possibilités de développement. Vous découvrez des synergies avec d’autres industries. Nos recherches scientifiques sur l’inhalation et la respiration ne sont pas moins bonnes que celles de certaines entreprises biotechnologiques et pharmaceutiques. C’est ainsi que les acquisitions de Fertin Pharma et de Vectura ont vu le jour. Si vous mettez ces éléments ensemble, vous voyez les fondations de ce qui pourrait être une entreprise très différente.”
Frederic De Wilde voit deux domaines dans lesquels Philip Morris peut continuer à se développer dans les années à venir. Le premier est le bien-être, avec la possibilité de mettre l’accent sur le sommeil et la relaxation. La seconde concerne certains secteurs de l’industrie pharmaceutique, par exemple en ce qui concerne les crises cardiaques, l’artériosclérose et les allergies. “Nous avons maintenant accumulé des connaissances scientifiques dans ces domaines”, souligne M. De Wilde. “Nous devons simplement examiner comment les utiliser au mieux, soit directement auprès des utilisateurs, soit en coopération avec des partenaires.”
Il n’y a aucun moyen de revenir en arrière ? De Wilde : “Même si vous le vouliez en tant que direction, ce serait très difficile car votre personnel ne vous suivrait pas. Aujourd’hui, il est crucial que les employés partagent les valeurs de leur employeur. Si Philip Morris devait faire ne serait-ce qu’un demi-pas en arrière, la plupart des collaborateurs quitteraient l’entreprise. Et une entreprise qui perd ses employés compétents… Il s’agit d’être fidèle à soi-même (It’s all about being true to yourself ).”
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