Paul Vacca

La “série Netflix” n’existe pas

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

En abandonnant le rituel des rendez-vous collectifs, Netflix se prive de facto du rayonnement social propre à la série.

A entendre certains, on en arriverait presque à croire que la série a été inventée par Netflix. Ou du moins qu’elle a trouvé, grâce à la plateforme, sa pleine et entière réalisation après l’âge de pierre de la télé de papa. Une forme d’apogée: populaire et addictive comme jamais.

Pourtant, comme on le sait évidemment, la série n’a pas attendu Netflix pour s’épanouir. Son principe narratif est d’ailleurs peut-être aussi vieux que la fiction elle-même. Les épopées antiques, les chansons de geste médiévales ou les romans picaresques avaient déjà leurs prequels, sequels, crossovers, cliffhangers et twists finaux. Et côté efficacité, on ne fera peut-être jamais mieux que le feuilleton du 19e qui accrochait des millions de lecteurs quotidiennement. Théophile Gautier a même pu dire que des malades ont attendu la fin des Mystères de Paris pour mourir. Question addiction, ça se pose là! Et de fait, le feuilleton phénomène d’Eugène Sue, publié dans le Journal des débats entre 1842 et 1843, fut un Squid Game puissance 10.

En abandonnant le rituel des rendez-vous collectifs, Netflix se prive de facto du rayonnement social propre à la série.

Le roman-feuilleton deviendra ensuite soap-opéra à la radio et à la télévision financé par les marques de lessive, sitcom ou série en prime time sur les networks grand public alors que le câble, avec HBO ( Les Sopranos, Six Feet Under, Sur Ecoute, etc.) ou AMC ( Mad Men, Breaking Bad, etc.), fera de la série un genre noble renouant avec les grandes heures du storytelling homérique ou shakespearien. Enfin, advint ce que certains appellent la “série Netflix”…

Et pourtant la “série Netflix” n’existe pas. Que l’on ne s’étrangle pas! House of Cards, La Casa de Papel, Lupin, The Crown, Stranger Things et même Emily in Paris, ce n’est évidemment pas rien : des millions de spectateurs et des milliards d’heures de visionnage dans le monde. Mais en tant que genre, la série Netflix n’a pas d’existence propre. Autant une série TF1, France 3, M6 ou HBO “existe”: on peut en dresser un portait-robot (c’est ce que l’on appelle une ligne éditoriale) ; autant c’est impossible de le faire pour Netflix. C’est précisément son point fort: s’être affranchi de tout carcan éditorial lui laissant les coudées franches pour produire tout type de séries sans allégeance à un esprit particulier.

Mais, au-delà, si la “série Netflix” n’a pas de genre spécifique, elle a aussi – avec les autres acteurs de la SVOD – contribué à “déspécifier” le genre. L’action combinée du binge-watching (en décloisonnant le visionnage) et de la délinéarisation (le fait de renoncer aux livraisons régulières d’épisodes dans le temps) fait muter la série. D’abord dans sa conception, en s’affranchissant en partie des carcans de la grammaire traditionnelle des séries, ce qui peut évidemment donner naissance à des contenus plus libres de ton, plus inventifs parfois, voire à des ovnis de type Sense 8 ou Hollywood. Mais aussi dans sa réception: le prix à payer est celui d’une perte d’ancrage social.

Car en abandonnant le rituel des rendez-vous collectifs, Netflix se prive de facto du rayonnement social propre à la série. Là où une “série TF1”, par exemple, s’emploie, dans une dynamique centripète, à fédérer le public le plus large possible au-delà de ses différences autour d’un même événement (comme avec HPI qui a rassemblé plus de 10 millions de téléspectateurs en moyenne), Netflix, privilégie quant à lui une stratégie centrifuge de conquête de nouveaux abonnés par une offre segmentée. Au risque de l’atomisation, voire de l’évaporation de ses propres contenus (et de ses investissements). Quelques semaines seulement après le succès planétaire de la série-phénomène coréenne, quelqu’un sur Twitter ne demandait-il pas déjà: “Mais qui se souvient de Squid Game?”

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