La lente mue du hard discount en 5 questions
Où s’arrêtera la montée en gamme ? Embellissement de leurs points de vente, introduction de quelques grandes marques, renforcement du rayon frais, etc. Lidl et Aldi ont bel et bien tourné le dos au hard discount pur et dur. Un mouvement stratégique qui place ces enseignes devant de nombreux défis, et oblige leurs concurrents à réaffirmer leurs positions.
Un Lidl à l’entrée de Waterloo ? Shocking ! ” Belle image d’accueil pour la Wallonie ! “, s’exclamait début mars l’échevin waterlootois de l’Urbanisme Cédric Tumelaire. La commune introduisait alors un recours en annulation devant le Conseil d’Etat en vue de casser le permis octroyé à la chaîne par la Région wallonne. Mais l’élu précisait sa pensée : ” J’aurais eu la même réaction devant n’importe quelle enseigne… ”
Reste que l’épisode illustre un certain choc des perceptions. Avec d’un côté l’image ” bas de gamme ” qui colle à la peau de Lidl, et de l’autre, la nouvelle image que tente justement de construire le discounter à travers sa stratégie de montée en gamme. C’est que Waterloo n’a pas été choisi par hasard. ” Dans notre stratégie d’expansion, notre volonté est d’investir les provinces du Brabant wallon et de Namur, dans lesquelles nous sommes encore peu présents “, explique Julien Wathieu, porte-parole. Il est clair que Lidl – tout comme Aldi d’ailleurs – souhaite élargir son réservoir de clients. Les deux rois du hard discount ont pour ce faire entamé une longue mue. Récit d’une transformation.
1. Sur quelles bases le hard discount a-t-il construit son succès ?
Née aux Etats-Unis à la fin des années 1950, cette technique de vente qu’est le discount se répand en Allemagne dans les années 1960. Chez nous, elle arrive en 1976 via la chaîne allemande de hard discount Aldi. Ouvrant des magasins d’une superficie proche de celle d’un petit supermarché, elle base son approche du métier sur la réduction radicale des marges et des prix sur des produits de grande vente à rotation rapide. Elle réduit ses frais en s’installant dans des bâtiments simples et dépouillés, au confort minimum. Le service est limité et multitâches, et le libre-service est appliqué dans toute la mesure du possible.
Grand concurrent allemand d’Aldi, Lidl fait son entrée en Belgique bien plus tard, en 1994. Et il commence lui aussi à répliquer sur notre territoire son modèle standardisé, caractérisé par les prix les plus bas du marché et un assortiment limité composé de produits à marques propres.
La croissance de ces deux rois du hard discount est surtout supportée par un rythme effréné d’ouvertures de points de vente. Les critères de surface imposés à l’époque par la loi sur les implantations commerciales avantagent Aldi et Lidl dans leur développement territorial. En effet, ces enseignes n’ont, la plupart du temps, pas dû demander de permis socio-économique pour s’implanter. Grâce à leur petit format de magasin, ils ont pu contourner plus facilement la législation que les opérateurs de supermarchés ou d’hypermarchés.
Si le hard discount connaît un large succès à l’époque, c’est parce qu’il comble un besoin bien déterminé et qu’il se positionne dans une niche laissée vide par les distributeurs traditionnels. Ces magasins ont d’abord visé les couches les moins aisées de la population, dans une période de mauvaise conjoncture économique. Mais leur image s’est petit à petit améliorée dans l’esprit d’une plus large proportion de consommateurs qui y ont trouvé un écho à leur demande de prix bas et de simplicité. En plus de leur localisation dans des zones densément peuplées, ces hard discounters peuvent donc miser sur la clarté de leur offre et la simplicité d’achat qu’elle permet. De nombreuses familles apprécient les assortiments discounts qui diminuent le budget relatif aux dépenses alimentaires et de première nécessité.
2. Comment le hard discount a-t-il évolué ?
Son visage est en train de se métamorphoser. Prenez Lidl. L’enseigne du groupe Schwarz l’affirme aujourd’hui haut et fort : elle ne veut plus être considérée comme un hard discounter. Son nouveau credo ? Le smart discount, que l’on pourrait définir comme l’évolution du hard discount stricto sensu vers plus de marketing (le budget publicitaire de Lidl explose), plus de soin apporté à l’expérience en magasin, plus de grandes marques aussi. On trouve aujourd’hui dans les rayons du discounter 90 % de marques propres et 10 % de grandes marques.
L’enseigne met, par ailleurs, le paquet sur les produits frais (fruits et légumes, viande, poisson, pain cuit sur place, etc.) et locaux. Si bien que Lidl s’autoproclame dorénavant ” spécialiste du frais “. Rien que ça ! Dans ce mouvement de montée en gamme, la marque souhaite, en fait, se positionner comme un supermarché de proximité s’adressant aux familles (d’où les quelques grandes marques emblématiques sélectionnées telles que Nutella, Coca-Cola, etc.)
Alors que l’assortiment s’élargit (et avec lui le nombre de fournisseurs) et que les dépenses publicitaires augmentent, Lidl tire aussi un trait sur un autre dogme du hard discount : la taille des points de vente. Se sentant trop à l’étroit dans les 800 m2 qui constituaient la norme à l’époque, l’enseigne veut bouger ses murs. Ouverture de nouveaux magasins plus grands, agrandissement de points de vente existants, etc. L’idée est de fournir aux clients une meilleure expérience d’achat. Les entrepôts peu avenants, c’est bel et bien fini !
Du côté d’Aldi, la métamorphose n’est pas aussi radicale. L’enseigne conserve davantage son ADN de hard discounter. Un choix qui s’explique en partie par une culture d’entreprise différente, mais qui pourrait bien évoluer à l’avenir. Car si la chaîne avance prudemment sur le terrain de la montée en gamme, son modèle a malgré tout subi quelques changements majeurs ces derniers temps. A commencer par l’introduction l’année dernière de quelques grandes marques dans ses rayons. Une petite révolution ! Comme celle opérée dans les produits frais, que l’enseigne a elle aussi décidé de mettre en avant. Enfin, alors que Lidl dispose depuis l’année dernière d’un webshop pour les produits non alimentaires, il se murmure dans le petit monde du retail qu’Aldi pourrait bien lui aussi ouvrir un magasin en ligne chez nous dans les mois qui viennent.
3. Comment expliquer ces changements stratégiques ?
Si le client a l’impression que son magasin est monté en gamme, il imaginera directement que les prix sont plus élevés.
La première raison de cette montée en gamme tient au fait que le hard discount a aujourd’hui atteint ses limites en termes de croissance. Avec respectivement 305 et 450 magasins en Belgique, Lidl et, surtout, Aldi ne disposent plus d’énormément de possibilités d’expansion. Ils ont couvert tout le marché ! Or, lorsque la croissance ne peut plus venir de l’ouverture régulière de nouveaux points de vente, comme cela a toujours été le cas pour ce type de magasins, il faut trouver d’autres pistes…
La stratégie qui consiste à mettre l’accent sur le frais et à ajouter quelques grandes marques a pour objectifs d’augmenter la fréquence d’achat et d’étendre le panier moyen des clients existants. Les hard discounters ont longtemps été considérés par les clients comme une destination secondaire. Ils venaient s’y approvisionner en produits de base à bas prix, mais continuaient de fréquenter leur supermarché pour les produits frais et de marque. L’enjeu pour Lidl et Aldi est donc de prouver à leurs clients qu’il est possible de faire toutes leurs courses sur place. A noter, par ailleurs, que les produits frais sont ceux qui permettent encore de réaliser les plus grandes marges, de se différencier et de résister tant bien que mal à la montée de l’e-commerce. Mais sur ce segment, la densité de produits au mètre carré est plus limitée. Voilà pourquoi il est nécessaire d’augmenter la superficie des magasins.
Outre la rétention de ses clients existants, Lidl et Aldi tentent, par leurs nouveaux positionnements, d’élargir leur groupe-cible. En améliorant l’expérience en magasin, en mettant l’accent sur les produits locaux ou en parlant écologie et développement durable, ils espèrent attirer de nouveaux clients qui, jusqu’à présent, ne franchissaient pas leurs portes.
4. Cette montée en gamme ne comporte-t-elle pas des risques ?
Si, et les deux discounters en sont bien conscients. Le premier risque est l’embourgeoisement de leur structure. Soit la tendance à se laisser dériver petit à petit vers plus de services, plus de confort, plus de personnel, plus de charges, etc. En fin de compte, cette dérive réduit l’écart avec les acteurs traditionnels. ” Si l’assortiment s’agrandit, et donc le nombre de fournisseurs, la structure devient plus complexe, explique Stefan Van Rompaey, rédacteur en chef de la revue RetailDetail. Les coûts augmentent rapidement, ne serait-ce que parce qu’il faut engager plus de personnes pour remplir les rayons. Lidl et Aldi en sont tout à fait conscients. C’est pour cela qu’ils maintiennent un assortiment limité, qui permet une grande rotation par produit. ” ” Notre modèle économique reste le même, assure-t-on chez Lidl. Nous avons 1.500 références de base, avec un seul choix par référence. Et nos prix n’ont pas augmenté. Nos investissements nous ont permis d’augmenter notre chiffre d’affaires et nos bénéfices nous permettent de réinvestir dans notre nouveau concept. ”
Autre risque découlant de cette nouvelle stratégie : modifier la perception des prix. Si le client a l’impression que son magasin est monté en gamme, il imaginera directement que les prix sont plus élevés. ” Chaque changement qu’ils opèrent doit rester dans une certaine limite, explique Els Breugelmans, professeur de retail marketing à la KU Leuven. Car si leur clientèle de base commence à penser qu’ils sont devenus des supermarchés traditionnels, elle risque de s’en détourner. ” Pour éviter cet écueil, l’experte conseille à nos discounters de maintenir une communication centrée sur le prix et de ne pas trop mettre en avant les marques. Message reçu ! Dans une récente publicité comparative, Lidl les mettait récemment en scène, certes, mais aux côtés de ses marques propres, s’offrant ainsi une belle campagne d’image-prix.
Enfin, nos discounters, avec leur nouveau positionnement, s’exposent désormais à la comparaison sur les grandes marques. ” Les gens peuvent à présent constater que les prix les plus bas sur ces produits de marque se trouvent chez Colruyt, qui a évidemment réagi à l’arrivée des marques dans les rayons de Lidl et Aldi “, relève Stefan Van Rompaey.
5. Comment peuvent réagir les distributeurs traditionnels ?
Les distributeurs traditionnels avaient répondu à l’arrivée du hard discount par la commercialisation de marques ” premier prix ” (365, Everyday, etc.). Aujourd’hui, ils doivent continuer à vendre ces marques d’entrée de gamme à la rentabilité très faible et dont plusieurs experts s’accordent à dire qu’elles n’atteignent pas la qualité des marques propres des hard discounters. Mais en plus, la montée en gamme d’Aldi et de Lidl les concurrence désormais sur leur propre terrain du frais et des grandes marques. Le nouveau positionnement de Lidl centré sur les familles fait notamment beaucoup de tort à Colruyt et Carrefour, ainsi qu’à tous les concepts de proximité.
Mais Stefan Van Rompaey relativise. ” Delhaize, Carrefour et Colruyt auront toujours l’avantage de leur assortiment beaucoup plus complet. Ils doivent tenter de maintenir leur avance en termes de service et se différencier en innovant sur leurs marques de distributeur. Par contre, il est absolument déconseillé de se comparer aux discounters. Il y a quelques années, Delhaize comparait dans ses magasins des produits Aldi avec sa marque 365. Cela s’est avéré complètement contre-productif puisque cela faisait plutôt la publicité d’Aldi ! ”
L’évolution de Lidl et Aldi signe-t-elle la mort du hard discount ? Els Breugelmans ne le pense pas. ” Si Lidl et Aldi évoluent, de nouveaux acteurs vont arriver sur le marché “, dit-elle. De fait, avec des joueurs comme Action ou Budget Food (uniquement aux Pays-Bas pour le moment), qui se positionnent en dessous d’Aldi, c’est juste la roue de la distribution qui tourne. Suivant un principe désormais célèbre : toute formule de distribution innovante qui se caractérise par des prix bas, des marges réduites et des méthodes marquées par l’austérité et l’efficacité, prend la place des formules préexistantes, qui sont montées en gamme en améliorant le service et le confort, et donc en augmentant leurs marges.
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