La guerre des magasins bios: ils poussent comme des champignons

Nicolas Dhaene (Sequoia): "Nous sommses présents depuis 30 ans. Nous avons connu notre lot de nouveaux joueurs." © CHRISTOPHE KETELS - BELGAIMAGE
Jérémie Lempereur Journaliste Trends-Tendances - retail, distribution, luxe

Färm, Sequoia, Bio c’ Bon, The Barn, etc. Les “mini-chaînes” bios ouvrent à tour de bras. Reportage sur la célèbre place Jourdan, à Etterbeek, où la survie du magasin indépendant Be Positive ne tient plus qu’à un fil après l’ouverture, en mars, d’un Sequoia, avant celle d’un Färm, prévue en septembre, à seulement quelques mètres.

Pour Dominique et Joseph, tout bascule en octobre dernier. Les gérants du magasin bio Be Positive de la place Jourdan, à Etterbeek, reçoivent un coup de téléphone : à l’autre bout du fil, l’administrateur délégué de Färm leur annonce que sa chaîne vient d’acheter un local à un jet de pierre de chez eux. Les deux commerçants restent sans voix. Ils ne sont pourtant pas au bout de leur surprise : à peine une semaine plus tard, deuxième appel. Cette fois, c’est la voix du patron de Sequoia qui résonne dans le combiné. ” Il nous explique que son groupe vient de signer un bail à deux pas de chez nous, raconte Dominique Lemaire. Mon mari et moi avons éclaté de rire. Le monde s’est écroulé autour de nous. ”

Depuis ces deux appels, les choses se sont précipitées. Le français Sequoia (groupe BBG) a ouvert en mars dernier au coin de la place et de la rue Gray. Färm, pour sa part, prévoit d’ouvrir à quelques mètres en septembre prochain. Et entre les deux, c’est la guerre pour la deuxième place. ” On peut avoir l’impression que nous sommes les troisièmes ‘méchants’ alors que ce n’est pas le cas, lance Alexis Descampe, administrateur délégué de Färm. Nous avons décidé de signer le compromis sans savoir que Sequoia allait s’installer et alors que Be Positive nous avait dit qu’il ne souhaitait pas travailler avec nous. ” Ce à quoi Nicolas Dhaene, l’administrateur de Sequoia, rétorque que l’emplacement futur de Färm lui avait été proposé auparavant mais qu’il l’avait refusé car il allait signer pour sa localisation actuelle, plus à son goût. Pour Be Positive, cette guéguerre n’a, au fond, que peu d’importance. ” Jusqu’à présent, nous parvenions tout juste à atteindre le seuil de rentabilité, explique Dominique Lemaire. Depuis l’arrivée de Sequoia, nous perdons 1.000 euros par jour. Notre chiffre d’affaires est en recul de 20 à 30%. L’ouverture de Färm, nous n’y survivrons pas, c’est clair. ”

Dominique Lemaire et Joseph Turkel (Be Positive)
Dominique Lemaire et Joseph Turkel (Be Positive) ” Les mini-chaînes bios suivent le même chemin que la grande distribution. “© CHRISTOPHE KETELS – BELGAIMAGE

Guerre des prix

Si nos deux commerçants régnaient jusqu’à présent en maîtres du bio sur la célèbre place située à deux pas des institutions européennes, la concurrence s’était déjà intensifiée. ” Cela fait deux ans que les magasins bios pullulent, explique la gérante. Avec parfois quatre ou cinq magasins dans un très petit périmètre. Nous avons notamment perdu la clientèle uccloise travaillant à la Commission. Les personnes qui effectuaient auparavant leurs gros achats chez nous ne le font plus car il y a toujours un Färm, un Barn, un Sequoia ou un Bio c’ Bon près de chez eux. Ces chaînes suivent le même chemin que la grande distribution qui a cassé le petit commerce d’antan. ”

L’indépendante en veut pour preuve la guerre de prix qu’aurait, d’après elle, déclenché Sequoia dès son arrivée sur la place. ” Les deux premières semaines, il y avait des différences de 50 centimes à 2 euros sur certains produits, raconte-t-elle. Nous allions vérifier chaque jour. Et nous baissions également nos prix… pour nous rendre compte que Sequoia les ré-augmentait ensuite. Nous avons décidé d’arrêter ce petit jeu car nous savons bien que nous ne gagnerons jamais. Nous ne jouons pas dans la même cour. ”

“Nous avons élargi la tarte”

Alexis Descampe (Färm)
Alexis Descampe (Färm) “Aucun de nous n’a envie d’aborder le risque d’une guerre de prix.”© CHRISTOPHE KETELS – BELGAIMAGE

Du côté de l’enseigne française, on réfute catégoriquement cette volonté d’entrer dans une guerre de prix avec Be Positive. ” C’est totalement faux, assure Nicolas Dhaene. Nous avons une politique de prix uniforme dans tous nos magasins. Il y a certainement des produits pour lesquels nous sommes moins chers qu’eux, mais ce n’est pas une opération calculée. Il y a bien eu une diminution/ré-augmentation car les prix augmentent chez nos fournisseurs, mais rien de calculé pour couper l’herbe sous le pied de notre concurrent. Nous n’avons, en outre, jamais effectué de relevé de prix chez Be Positive. Nous avons été transparents avec eux en ce qui concerne les marques que nous allions proposer. ”

Le responsable dit être persuadé qu’il y a de la place pour un deuxième magasin bio sur la place. ” La demande excède l’offre du magasin de Dominique et Joseph, estime-t-il. Ils disent avoir perdu 20% de leur chiffre d’affaires. C’est normal. Cela nous est arrivé aussi. S’il y a bien une société en Belgique active dans le bio qui peut parler de concurrence, c’est la nôtre. Nous sommes présents depuis 30 ans, et je peux vous dire que nous avons connu notre lot de nouveaux joueurs. Rien qu’à Uccle, une vingtaine de nouveaux magasins bios ont ouvert leurs portes depuis notre arrivée. A Stockel (Woluwe-Saint-Pierre), un Bio C’ Bon s’est installé à 50 mètres de chez nous. Nous avons aussi perdu 20% de chiffre d’affaires mais nous avons fait des efforts et nous sommes revenus à la case départ. Sur la place Jourdan, notre chiffre d’affaires ne se limite pas aux 20% que Be Positive dit avoir perdus. Nous avons nécessairement élargi la tarte. ”

La guerre des magasins bios: ils poussent comme des champignons

Un pôle bio ?

Chez Färm, on pense aussi que la place pourrait devenir un ” pôle bio “, même si Alexis Descampe reconnaît que la situation puisse être perçue comme une attaque frontale. ” Oui, c’en est une, admet-il. Est-ce une erreur stratégique ? Ethique ? C’est discutable, mais je suis certain qu’il va y avoir un déplacement de clientèle vers le quartier. Nous avons nous-mêmes vécu une concurrence frontale à la Bascule (Uccle). Bio c’ Bon est venu s’installer à 140 mètres. Nous avons bien analysé leurs gammes de produits, de prix, etc., et nous nous sommes renforcés. Depuis qu’ils ont ouvert, nous sommes en plus forte croissance qu’avant. Il y a une véritable synergie. ”

Un discours qui passe mal du côté de nos deux indépendants. ” Je ne suis pas certaine que la présence de trois magasins sur la place Jourdan fasse venir des consommateurs, estime Dominique Lemaire. Ce raisonnement peut tenir la route dans les quartiers résidentiels, mais pas dans un quartier de bureaux comme le nôtre. Par ailleurs, les mini-chaînes peuvent se permettre d’avoir des magasins non rentables. Leurs points de ventes qui performent bien compensent. ”

Pour éviter d’être en concurrence directe avec Be Positive et Sequoia, le responsable de Färm explique avoir fait évoluer son concept. C’est d’ailleurs ce qui a, d’après lui, retardé l’ouverture, outre le fait que le groupe doive passer par une procédure plus longue dans le cadre d’une enquête publique. La coopérative a décidé de mettre l’accent sur le frais et le vrac, et de ne proposer que 700 références là où un Färm classique en commercialise jusqu’à 5.000. ” Aucun de nous trois n’a envie d’aborder le risque d’une guerre de prix, affirme Alexis Descampe. Nous devons donc être attentifs à la sélection des produits. Nous commercialiserons d’office des marques communes, mais beaucoup de nos marques phares sont très différentes de celles commercialisées par Be Positive ou Sequoia. Etant donné que nous ne proposerons que 700 références, nous allons choisir des produits clairement différents. ”

Se regrouper pour résister

” Nous sommes sur la même zone, nous n’allons pas nous faire croire que nous sommes complémentaires, affirme pour sa part Nicolas Dhaene. Certaines de nos marques sont différentes, mais nous sommes quand même sur le même métier. Même si nous ne cherchons pas à proposer absolument le même assortiment et à déclencher une guerre de prix, il faut avouer que nous ne sommes pas complètement différenciés. La concurrence nous tire tous vers le haut en ce qui concerne la qualité du service que nous proposons à nos clients, notre secteur se porte très bien, mais c’est comme tout, il ne faut pas abuser. La concurrence peut aussi être nuisible si la seule façon pour tout le monde de gagner sa vie est que le marché quadruple. Le marché quadruplera peut-être, je le souhaite et je fais tout pour, mais sans doute pas dans les deux ans. Or, pour des sociétés de la taille de Be Positive, l’horizon de deux ans est très pertinent. ”

Dominique et son mari ont, ces dernière années, dû faire évoluer leur offre. Ils tentent désormais de se différencier par le service, la restauration sur place et l’accent mis sur les compléments alimentaires et les cosmétiques. Dominique Lemaire vient par ailleurs de créer l’association AmiBIO avec son confrère propriétaire du Natural Corner, au centre de Bruxelles. Regroupant déjà plus de 20 magasins bios indépendants, celle-ci doit leur permettre d’obtenir des délais de payement plus long auprès des fournisseurs, des avantages au niveau des achats, etc. L’enjeu, pour ces amoureux du bio, est on ne peut plus simple : survivre.

“Je n’ai pas envie d’aller vers l’uniformité du bio”

Jusqu’il y a trois ans, La Huchette régnait en maître sur le centre de Mons. Mais les choses ont bien changé pour ce magasin bio vieux de 40 ans. Les Halles du manège ( qui viennent de rejoindre la coopérative Färm et d’être rebaptisées Les Halles coopératives, Ndlr) sont venues s’installer à quelques pas, en 2016. Deux magasins de vrac ont par ailleurs ouvert leurs portes, l’un au centre-ville, l’autre à l’extérieur. Et, last but no least, Colruyt a ouvert un Bio-Planet en périphérie, à quelques mètres du comptoir fermier Coprosain. ” Nous avons enregistré une baisse considérable de notre chiffre d’affaires, assure Martin Dewolf, gérant de La Huchette depuis 15 ans. Il faut à tout prix éviter une guerre des prix sur le bio car nos marges ne sont pas extraordinaires. ” Comprend-il la démarche de son concurrent de devenir affilié Färm ? ” Personnellement, je ne souhaiterais pas rejoindre une chaîne car je n’ai pas envie d’aller vers l’uniformité du bio, assure le patron. Je préfère conserver mon indépendance. Nous travaillons d’ailleurs avec certaines marques très spécifiques qui refusent de collaborer avec des chaînes. Par ailleurs, Färm opère des choix radicaux en refusant certaines marques pourtant qualitatives. ”

“Rejoindre les mini-chaînes… mais pas à n’importe quel prix”

Gérante du magasin Bioooh situé en périphérie de Genappe, Alexandra Colleye a vu la concurrence s’intensifier ces dernières années. Mais pour elle, cette concurrence n’est pas venue des mini-chaînes. ” Je me suis implantée à un endroit pour lequel elles n’ont pas encore marqué beaucoup d’intérêt. Ne leur donnez pas des idées, plaisante la responsable. De plus, étant installée en périphérie, je touche le grand Genappe, Bousval, Villers, etc. ” C’est plutôt du côté des autres magasins indépendants que la concurrence se montre la plus féroce. ” De plus en plus de personnes se lancent dans l’ouverture de magasins bios en pensant juste faire mieux”, explique celle qui voit ponctuellement débarquer à proximité de son point de vente des indépendants proposant les mêmes produits dans le seul but de lui “piquer” des clients.

Alexandra Colleye en est persuadée : ” Si nous voulons lutter contre le faux bio des grandes surfaces et conserver notre valeur ajoutée, nous devons nous unir. L’avenir des magasins bios indépendants est de rejoindre les mini-chaînes. Mais pas à n’importe quel prix… ” La gérante de Bioooh situé en périphérie a déjà été approchée à plusieurs reprises par Sequoia en vue d’un rachat. ” Mais je ne crois pas en leur business model, affirme-t-elle. Celui de Färm me convainc davantage, même si le groupe n’est, d’après moi, pas assez éthique sur le plan économique. Il veut fédérer des magasins bios indépendants, mais fragiles. Il n’y a aucune reconnaissance du travail effectué jusque-là. Or, je n’ai pas envie d’être simplement avalée. Il faut plutôt que nous nous regroupions selon le principe de la coopération entrepreneuriale. Nous devons regrouper nos forces en préservant l’indépendance de chacun. ”

“Nous sommes mieux armés pour court-circuiter la grande distribution”

Créées en 2016 dans le centre de Mons, Les Halles du manège viennent de rejoindre la coopérative Färm. Dites désormais Les Halles coopératives (by Färm). Sa gérante, Micha Lauvau, ne considère pas du tout cette démarche comme une soumission ou une perte d’indépendance. ” Nous devions passer à l’étape supérieure pour satisfaire la demande, dit-elle. Nous étions au break-even, mais nous souhaitions être rentables et passer au stade d’une entreprise pérenne. ” La responsable contacta Färm et les parties discutèrent pendant presque deux ans afin d’évaluer leurs valeurs communes. ” Passer en coopérative était une évidence. Nous avons aujourd’hui un conseil d’administration très horizontal, composé de producteurs, de consommateurs, de Färm, etc. Le fait que Färm entre dans la coopérative en tant qu’investisseur et que nous entrions dans le capital de Färm en tant que coopérateur affilié nous a permis de mixer nos producteurs avec les leurs et de référencer de nouveaux produits. Nous conservons toute notre autonomie et nous continuons de travailler avec nos propres producteurs. Au final, nous sommes mieux armés pour court-circuiter la grande distribution. Nous pouvons nous concentrer sur le travail de terrain, sans plus nous occuper de tout le côté administratif. ”

“La grande distribution a bien compris que le développement des magasins spécialisés se faisait à son détriment”

Philippe Grogna
Philippe Grogna© pg – biowallonie

TRENDS-TENDANCES. On remarque que les magasins spécialisés prennent de plus en plus d’importance en tant que canaux de distribution de produits bios au détriment de la grande distribution. Comment l’expliquer ?

PHILIPPE GROGNA. On assiste aujourd’hui une dualisation du marché avec, d’un côté, le bio davantage industriel, et de l’autre, le bio plus artisanal. La grande distribution a été associée à cette vision davantage industrielle de l’agriculture bio, avec des produits qui viennent parfois de loin, ce qui peut parfois embêter les consommateurs. Certains décident donc de s’orienter vers des magasins spécialisés plus exigeants, qui dépassent le simple label. Les consommateurs cherchent en outre des gammes un peu plus larges, des produits un peu différents, alors que la grande distribution commercialise essentiellement des produits bios de base.

Les grandes surfaces ont toutefois bien élargi leurs offres, ces dernières années…

Elles ont bien compris que le développement des magasins spécialisés se faisait forcément au détriment de leur part de marché. Les distributeurs entendent donc élargir leurs gammes et se tourner vers un bio qui réponde davantage aux attentes des clients. En plus des produits bios au sens strict, ils commercialisent de plus en plus d’articles qui répondent aussi à d’autres critères auxquels les clients peuvent être sensibles.

Les groupes se mettent aussi à ouvrir leurs propres enseignes bios. On pense à Colruyt avec Bio-Planet, et à Carrefour qui ouvrira son premier Carrefour Bio en juillet à Bruxelles. Faites-vous une différence entre les ” mini-chaînes ” (Färm, Sequoia, Bio c’ Bon, etc.) et ces nouveaux magasins de la grande distribution ?

Oui, à deux niveaux : à celui de la centrale d’achat et à celui de la gamme de produits. En raison de sa taille, la grande distribution peut avoir un avantage lors des négociations sur les prix, là où les magasins spécialisés ont un peu plus de mal. Ensuite, dans un Bio-Planet, vous allez retrouver les mêmes gammes que celles présentes dans un Colruyt. La marque Boni Bio y est fortement représentée. D’autres grandes marques aussi, mais on ne retrouve pas forcément les mêmes gammes de produits que celles dans les mini-chaînes.

Certaines mini-chaînes comme Färm souhaitent aujourd’hui fédérer des magasins bios indépendants. Est-ce la solution pour maintenir un bio plus exigeant face au rouleau compresseur de la grande distribution ?

Färm vend effectivement l’image d’un bio plus éthique, mais à partir du moment où une chaîne grandit, il faut voir s’il lui sera possible de conserver cette ligne de conduite. Comment la concurrence entre ces mini-chaînes évoluera-t-elle ? Resteront-elles dans une philosophie locale, éthique, socialement responsable, etc. ? Si ces chaînes entrent en concurrence avec la grande distribution et que le consommateur ne voit plus leur plus-value, même avec la meilleure volonté du monde, elles seront forcées de resserrer la vis en ce qui concerne le prix d’achat auprès des producteurs. Au niveau du secteur bio, on a aujourd’hui globalement des prix de vente permettant de rémunérer le travail des agriculteurs. Ceci dit, si on arrive à des magasins qui veulent juste prendre des parts de marché, développer un profit maximum ou assurer au consommateur un prix minimum, il est clair que cela risque de déforcer le secteur.

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