La Belgique réticente à l’autopartage?

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La question se pose avec le départ de DriveNow, de Zipcar et d’Ubeeqo, à Bruxelles. Ce marché d’avenir est très difficile à rentabiliser sans subsides. Pourtant, Poppy (D’Ieteren) estime pouvoir y arriver. Cambio y est bien parvenu.

Elle était présentée comme l’avenir de l’automobile. L’usage plutôt que la possession, proclamait-on. Pourtant la voiture partagée a du mal à tenir la route. ” Malgré nos efforts et nos investissements de ces trois dernières années, nous n’avons pas réussi à convaincre suffisamment de Bruxellois d’utiliser notre service “, se désolait DriveNow (ShareNow) dans le communiqué publié en décembre et annonçant une fermeture fin février.

Quelques mois plus tôt, Zipcar jetait l’éponge à Bruxelles, de même qu’Ubeeqo. Tout récemment, le patron de Zen Car (voitures partagées électriques), Laurent Carion, a annoncé à notre confrère L’Echo vouloir arrêter son service général pour se replier sur la commercialisation de la plateforme aux entreprises qui souhaitent lancer un service d’autopartage. La même situation se présente aussi pour des services de trottinettes ou de vélos partagés, où les départs sont légion.

L’exception Cambio

Pourtant, il y a Cambio. Ce service, lancé à Namur en 2003, est le seul à tenir la route. Il propose une flotte de 1.413 voitures réparties sur la Flandre, Bruxelles et la Wallonie, ne cesse de grandir, avec un public fidèle de 40.957 clients, dont 16.227 à Bruxelles. ” Nous sommes profitables depuis 2005/2006 et avons une excellente croissance, de 12% sur Bruxelles en 2019 “, se félicite Frédéric Van Malleghem, manager de Cambio Bruxelles et administrateur de Cambio Wallonie. Avec un modèle très particulier, basé sur des stations, différent de DriveNow.

” Avant de lancer Cambio, nous avions pris notre temps, étudié le marché pendant deux ans, mené une recherche sociologique quartier par quartier. ” Il attribue certains échecs à une approche trop rapide.

Beaucoup de services de mobilité partagée qui ont émergé ces dernières années suivent une logique de start-up misant sur une ” disruption ” du marché du transport, portée par la technologie avec l’usage de son smartphone et d’une application pour localiser les véhicules disponibles dans la ville (voitures, vélos ou autres) et s’en servir.

Disparues de Bruxelles ou en voie de l'être : Zipcar, DriveNow et Zen Car.
Disparues de Bruxelles ou en voie de l’être : Zipcar, DriveNow et Zen Car.© R.VAD.

Constructeurs et loueurs font le tri dans les villes

Plusieurs acteurs du monde de la mobilité, de la location et de la construction automobile ont pris position pour ces nouveaux services par smartphone : Avis avec Zipcar ; Daimler et BMW contrôlent conjointement ShareNow (services DriveNow et Car2Go). Faute de résultats à la hauteur de leurs espérances, ils ajustent le tir. ShareNow s’arrête à Bruxelles, Londres, Florence et en Amérique du Nord mais poursuit l’aventure en Allemagne et se développe sur Paris. Même chose pour Zipcar.

Les observateurs les plus critiques doutent de la viabilité de ces services. Michael Münter, en charge de la mobilité soutenable à la ville de Stuttgart, déclarait il y a un an à Trends-Tendances qu’il ” n’y avait pas encore de modèle business raisonnable ” pour la mobilité partagée, en dehors des approches subsidées.

BMW, actionnaire de ShareNow, avait déjà analysé que toutes les villes ne se prêtaient pas vraiment à la voiture partagée. ” A Berlin, le système marche très bien car la population est très l’aise avec l’idée de partager et qu’il y a beaucoup d’espace pour se garer. A Londres, c’est plus compliqué : le parking est difficile. A Stockholm, beaucoup ont essayé, mais il n’y a pas de vraie demande “, indiquait, en juin dernier, Nicolas Peter, le directeur financier du groupe BMW, lors d’une rencontre avec la presse à Munich.

Un souci de TVA

Quelques optimistes raisonnables estiment qu’il existe une voie en Belgique. ” Nous pensons atteindre la rentabilité d’ici deux ans “, annonce Denis Gorteman, CEO de D’Ieteren Auto qui possède Poppy, un service de voitures, de scooters et de trottinettes partagés actif à Anvers et Bruxelles. Le départ de DriveNow de Bruxelles l’a incité à développer la flotte Poppy sur la capitale, qui va passer de 80 à 250 automobiles cette année. Il souhaite un coup de pouce des autorités. ” Nous ne voulons pas de subsides mais une égalité de traitement pour la TVA sur les transports en commun, qui ont un taux de 6%, contre 21% pour la mobilité partagée. ”

Cette fiscalité constitue un handicap. ” Le sujet mérite d’être examiné car les clients comparent. ” Denis Gorteman estime que D’Ieteren est bien placé pour réussir dans la mobilité partagée car elle représente, somme toute, une nouvelle forme de location. ” Nous connaissons bien le métier “, dit-il. D’Ieteren, premier importateur de voitures en Belgique (VW, Audi, Skoda, Seat, notamment) a longtemps contrôlé Avis Europe.

Chez CamBio, pas besoin d'un smartphone pour ouvrir le véhicule.
Chez CamBio, pas besoin d’un smartphone pour ouvrir le véhicule.© R.VAD.

Sans subsides, ou presque

L’exemple de Cambio est encourageant. Ses bénéfices nets en 2018 s’élevaient respectivement à 108.696 euros, 64.990 euros et 491.097 euros pour Cambio Bruxelles, Wallonie et Flandre. Le service a été développé par Taxistop avec un partenaire allemand. Il est organisé dans le pays à travers un holding (Optimobil Belgium) et trois filiales régionales (Optimobil Vlaanderen, Optimobil Bruxelles, Optimobil Wallonie) avec la SNCB et le VAB comme co-actionnaires pour la maison mère et les sociétés de transport en commun régionales (Stib, Tec, De Lijn) pour chaque région. Autonome, Cambio ne bénéficie pas de subsides récurrents, l’apport public se résumant aux mises de fonds dans les participations. ” En Flandre, nous avons des accords avec certaines petites communes pour y installer des stations, ce qui garantit un revenu minimum “, ajoute Frédéric Van Malleghem.

Le modèle Cambio est basé sur des stations où les utilisateurs viennent chercher leurs voitures et les y ramènent, contrairement à DriveNow ou Poppy, qui travaillent en stationnement libre ( free floating) dans une certaine zone, les véhicules étant localisés et ouverts avec une appli et pouvant être garés partout où c’est autorisé dans la rue, une fois arrivés à destination.

Cambio a progressivement déployé des stations. Il y en a 191 à Bruxelles, 332 en Flandre et 61 en Wallonie. La gamme de véhicules a été diversifiée, depuis de petites voitures (Citroën C3 ou Fiat 500) jusqu’à des camionnettes.

Le smartphone ne suffit pas

Le service se veut le plus ouvert possible, pour toucher toutes les populations, y compris celles qui n’ont pas de carte de crédit, peu familiarisées avec les smartphones. ” Nous souhaitons toucher tous les publics, précise Frédéric Van Malleghem. Environ 30% de nos abonnés réservent encore leur voiture par téléphone. ” Alors que Cambio ne propose pas l’ouverture des véhicules via un téléphone, d’autres méthodes d’ouverture des portes étant proposées, les concurrents en free floating ne sont, eux, accessibles qu’avec un smartphone. Le modèle Cambio est, certes, plus exigeant pour les clients. Là où les acteurs du stationnement libre jouent la simplicité, facturant les trajets à la minute, Cambio exige une garantie (150 ou 500 euros selon la formule choisie) appelée ” participation financière “. ” Cela nous aide financièrement “, indique Frédéric Van Malleghem. Ajoutez à cela un abonnement mensuel de 4 à 22 euros et un coût à l’usage, à l’heure et par kilomètre, selon le type de véhicule. ” Notre approche est plus propice à la substitution d’une voiture dans le ménage que le free floating qui fait concurrence aux transports en commun “, argumente le patron de Cambio.

Avec poppy, tout se joue avec une application sur son smartphone.
Avec poppy, tout se joue avec une application sur son smartphone.© F. HUBERT

Les deux logiques

L’approche en free floating favorise des trajets courts, de moins d’une demi-heure. Sinon, cela commence à coûter cher. Celle de Cambio, basée sur le principe de stations où sont garées les voitures, est mieux adaptée à des trajets pour faire ses courses dans un magasin en périphérie (Ikea, par exemple), rendre visite à des amis ou à de la famille en province. Il ne vise pas le trajet domicile-travail. ” Une voiture Cambio est utilisée en moyenne 8 à 10 heures par jour, par deux personnes “, continue Frédéric Van Malleghem. Alors qu’une voiture DriveNow est utilisée, selon un communiqué publié en juillet dernier, environ trois fois par jour pour des séquences courtes, soit maximum 1h30 par jour. Cambio a aussi écarté, jusqu’ici, les voitures électriques sur Bruxelles, qui ont l’inconvénient d’être bloquées durant les périodes de recharge.

Denis Gorteman (Poppy)
Denis Gorteman (Poppy) ” Nous pensons atteindre la rentabilité d’ici deux ans “© PG

Selon les spécialistes rencontrés pour cette enquête, une voiture en free floating devrait, pour devenir rentable, se louer de quatre à sept ou huit fois par jour. Louée sept fois par jour à 33 centimes la minute pour des séquences de 25 minutes, elle pourrait ramener 57,75 euros de recette quotidienne, soit 1.732,5 euros par mois.

Si le modèle Cambio, basé sur des stations, est viable, le free floating peut-il le devenir ? Frédéric Van Malleghem pense que D’Ieteren devrait y arriver. ” Leur service Poppy est différent de ceux qu’on a vu arriver… et repartir, dit-il. D’Ieteren connaît mieux le marché des villes belges que ses concurrents internationaux et est plus flexible. ” Il avance même que les services de Poppy et ceux de Cambio ” ont une complémentarité à jouer “. ” Il y a plusieurs cas de free floating rentable en Italie, en Espagne et au Canada “, assure Michaël Grandfils, manager de Lab Box, la société lancée par D’Ieteren Auto, qui a lancé Poppy début 2017.

Frédéric Van Malleghem (Cambio):
Frédéric Van Malleghem (Cambio): “Notre approche est plus propice à la substitution d’une voiture dans le ménage.”© R.VAD.

Comment Poppy veut y arriver

Le service Poppy, qui a démarré en 2017 à Anvers et couvre aussi Bruxelles, vise la rentabilité en 2021. ” Pour y arriver, nous allons mettre un accent tout particulier sur les coûts, annonce Denis Gorteman. Nous avons, par exemple, choisi de changer la flotte de voitures pour des modèles moins coûteux. ” Pour l’heure, Poppy propose un parc de 300 voitures, des Audi A3 G Tron au gaz naturel et des VW Golf électriques. Cette année, le parc va évoluer pour passer à 500 voitures, plus petites : des Skoda Citigo et des Seat Mii électriques, ainsi que des mini Seat au gaz naturel et des Opel Corsa, ces dernières n’étant pas importées par D’Ieteren.

Avant d’envisager d’autres développements, Poppy doit faire la preuve de sa viabilité en réduisant les coûts et en cherchant à augmenter les recettes. ” Notre approche consiste aussi à proposer un éventail de transports partagés “, précise Denis Gorteman. Et ce, de manière très prudente : avec des trottinettes électriques à Anvers (” pas à Bruxelles : il y a encore trop de monde sur le marché “) et des scooters électriques à Anvers et Bruxelles.

Cette prudence signifie que Poppy se limite pour l’heure à une zone de couverture assez restreinte pour les voitures à Bruxelles : dans l’hypercentre et à l’est de la ville. A Anvers, la zone est plus large et couvre à peu près tout le centre jusqu’au ring. Couvrir les 19 communes de Bruxelles reste un objectif, mais il faudrait mettre à disposition un millier de voitures pour que le service fonctionne bien. Trop risqué à court terme.

Denis Gorteman espère aussi alimenter le parc Poppy via l’application cartographique Skipr, autre initiative de l’importateur, développée via sa Lab Box. Elle propose une assistance à la mobilité, le particulier pouvant voir quels transports prendre pour aller d’un point à l’autre en Belgique, acheter les tickets ou réserver son mode de transport via l’appli (SNCB, De Lijn, Uber et Poppy).

La Belgique réticente à l'autopartage?

Getaround, l’Airbnb de l’autopartage

Les opérateurs doivent être prêts à des réajustements. ” Nous devons tenir compte de différents facteurs, comme l’évolution des zones à basse émission, la hausse possible du prix du carburant ou du trafic, explique Frédéric Van Malleghem. La voiture n’est pas la solution à tout. Elle est même souvent un non-sens en milieu urbain. Je crois beaucoup au downsizing ( diminution en taille, Ndlr). ” Dans cette optique, Cambio va tester un parc de 15 vélos cargos électriques dans la capitale, toujours via des stations. ” C’est la méthode Cambio : nous commençons petit. Nous voulons examiner la demande pour des transports de charges sur de courtes distance. ”

Le manager de Cambio lorgne aussi la nouvelle tendance qui se profile : l’auto partagée entre particuliers, développée notamment par Getaround (ex-Drivy), utilisant un boîtier intégré pour ouvrir l’automobile avec un smartphone, sans devoir rencontrer son propriétaire. ” C’est une sorte d’Airbnb de l’auto, avec ses qualités et ses défauts “, précise Frédéric Van Malleghem.

Deux approches

1. Le modèle basé sur des stations

Pratiqué par Cambio et Zen Car. Les véhicules sont localisés dans des stations où l’utilisateur vient les chercher et les y ramène. Il convient pour des déplacements de plusieurs heures, par exemple pour aller faire des courses importantes. Avantage : il y a moyen de démarrer avec peu de voitures, et développer ensuite progressivement le service. Inconvénient : le modèle ne se prête pas à un déplacement bref, d’un point A au point B (pour aller au travail, restaurant, à un rendez-vous, etc.).

2. Le free float, ou stationnement libre

Pratiqué par Poppy et DriveNow (ShareNow). L’utilisateur localise et loue son véhicule via une application installée sur son smartphone. Il laisse le véhicule à destination, sur la voie publique. Avantage : très pratique pour un déplacement bref d’un point à l’autre. Inconvénients : la zone de couverture est limitée et le coût s’avère élevé pour un usage de plusieurs heures.

La Stib, indirectement concernée par la mobilité partagée

” La mobilité partagée est très complémentaire avec les transports en commun, relève Brieuc de Meeûs, le patron du réseau de transport bruxellois. Les trottinettes ou les vélos partagés sont utilisés pour rejoindre des bus, des trams ou des métros. Mais nous ne sommes pas actifs dans ce secteur et n’avons pas aujourd’hui le projet de nous lancer dans des vélos ou les trottinettes partagés. ” La seule exception est Cambio – dont la Stib détient 49% -qui est gérée de manière autonome.

” En revanche, il faudra bientôt des plateformes pour intégrer ces modes de transports partagés et les transports en commun. Nous allons, cette année, tester avec la Région une plateforme de ce type, qui permettra à la fois de déterminer le trajet, d’acheter les titres de transport, en mêlant les divers modes. ” Il s’agira d’un service MaaS ( mobility as a service) qui pourrait à la fois doper la mobilité partagée et le trafic de la Stib. Celui-ci a connu une croissance de 4% en 2019, pour arriver à 434 millions de voyages.

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