“La Belgique a besoin de nouveaux équilibres fiscaux”

IVAN VAN DE CLOOT, «CHIEF ECONOMIST» D'ITINERA INSTITUTE © BELGAIMAGE

Voitures de société, taxes sur les plus-values, bonus logement, exonération du précompte sur les revenus de l’épargne… Le monde politique doit oser mettre entre parenthèses tous les tabous de la fiscalité belge pour réussir une réforme fiscale efficace, affirme Ivan Van de Cloot.

Que penser d’un système fiscal où les réductions, déductions et exonérations représentent les deux tiers des recettes fiscales effectives ? Que penser d’une organisation qui génère des coûts de perception parmi les plus élevés au monde ? Que penser d’une complexité qui contraint les contribuables à consacrer de nombreuses heures à remplir leurs devoirs fiscaux (la Belgique détient le record pour la TVA) ? La réponse d’Ivan Van de Cloot, chief economist du think tank Itinera, est claire : une profonde réforme fiscale s’impose. Dans un ouvrage * écrit avec son collègue Karel Volckaert, il dépeint ” les anomalies ” de la fiscalité belge et présente ses recommandations pour une future réforme fiscale.

IVAN VAN DE CLOOT. Je ne me suis pas livré à une analyse théorique. Je n’ai pas essayé d’imaginer une fiscalité idéale en partant d’une feuille blanche. Je suis un pragmatique et je réfléchis à des réformes réalistes. L’idée de notre ouvrage est de faire table rase de tous les tabous afin de proposer une réforme globale.

Dans ce contexte, nous évoquons notamment les entrepreneurs et la taxation des plus-values. On ne va pas créer l’entrepreneuriat avec des subsides, cela nécessite une réflexion beaucoup plus générale que quelques incitants fiscaux. Les caractéristiques d’un entrepreneur sont assez atypiques, tout le monde n’a pas ce profil. Ceux qui l’ont, il faut absolument les encourager. A redémarrer après l’expérience d’un échec ou à recommencer après un succès, à ne pas devenir rentier. Au niveau purement fiscal, ce n’est pas seulement la contribution d’un entrepreneur à la fin de sa carrière qu’il faut prendre en compte. Pendant des décennies, il a créé des emplois et de la valeur, générant ainsi de nombreuses recettes directes et indirectes. On ne peut dès lors imaginer une imposition des plus-values allégée pour les entrepreneurs sous certaines conditions.

Ce n’est pas une priorité mais cela doit être intégré dans les objectifs d’une grande réforme fiscale, sans tabou et qui devrait apporter une stabilité ensuite pour au moins deux législatures.

Cette grande réforme fiscale ne devrait-elle pas envisager une globalisation des revenus ? Cela simplifierait grandement notre fiscalité.

Je suis économiste. Ma valeur ajoutée dans ce débat, c’est d’essayer d’objectiver les discussions. Je constate déjà deux choses. D’une part, cette idée de globalisation des revenus est très éloignée de la réalité actuelle pour être évaluée de manière scientifique ; d’autre part, elle reste très théorique : quelle est la raison, la légitimité d’une taxation équivalente des revenus du travail et du capital ? Nous sommes au niveau des principes, des symboles, en dehors de tout schéma rationnel. Il n’y a aucune base scientifique fondée pour affirmer que le travail et le capital doivent être taxés de manière égale.

Mais les principes ont aussi leur intérêt : l’Etat traiterait vos revenus de manière égale, qu’ils proviennent du travail, du patrimoine, d’investissements, d’allocations, de loyers, etc.

Je me concentre sur l’analyse économique. Pour évaluer une réforme fiscale, on étudie au moins deux paramètres : l’efficacité et l’équité. L’efficacité, c’est les conséquences sur l’activité économique, sur la base imposable et sur les recettes fiscales. C’est toute la question de l’élasticité et des ajustements économiques que l’on peut attendre après avoir modifié la fiscalité. Il me semble totalement arbitraire ici de partir du postulat que l’élasticité serait la même pour les revenus du travail et du capital. Au contraire, et sans vouloir sacraliser une seule étude, une récente analyse dans le prestigieux American Economic Journal montre que l’élasticité est deux à trois fois plus grande sur les revenus du capital. Une telle situation conduit à accepter des taux de taxation différents sur le travail et sur le capital.

L’équité n’invite-t-elle pas, elle, à traiter les différents revenus de manière égale ?

L’équité, c’est la redistribution des recettes et elle dépend de choix politiques. Observons aussi l’efficacité dans la redistribution : elle est beaucoup plus efficace dans l’impôt des personnes physiques.

Dans l’IPP, on atteint très vite le taux marginal, ce n’est pas très équitable…

Je le disais, c’est un choix politique. Je préconise plutôt, pour une question d’équité, de réduire les cotisations sociales et de compenser par une hausse des taxes sur la consommation. L’effet redistributif sera plus grand.

C’est ce que le gouvernement de Charles Michel a fait en ramenant le taux de cotisations patronales de 33 à 25 %…

De manière marginale, oui, car pour beaucoup d’entreprises le taux de cotisation effectif était déjà inférieur à 25 %. On pourrait aller beaucoup plus loin, si on osait toucher à la TVA, aux différents tarifs, aux exceptions. Il y a là des marges de manoeuvre énormes mais, hélas, le gouvernement s’est contenté de petites choses comme la TVA sur la chirurgie esthétique. Les hommes et femmes politiques ont tellement peu confiance en leur capacité de convaincre le grand public qu’ils n’osent pas toucher à la TVA. Il faut cesser de prendre les citoyens pour des idiots, ils peuvent comprendre qu’une hausse de la TVA pour financer une baisse des coûts du travail améliorera le bien-être général. Mais il faut l’expliquer avec des arguments scientifiques. C’est la tâche du politique.

L’écofiscalité est plus faible en Belgique que dans les pays voisins. N’y a-t-il pas là une piste sérieuse pour une réforme fiscale ?

Bien entendu mais ici aussi il faut évaluer. Et faire attention aux raisonnements trop rapides. On dit souvent que si les gens changent leurs comportements, ce qui est le but d’une taxe environnementale, les recettes disparaissent. Ce n’est pas aussi simple. Une partie des consommateurs préférera payer la taxe que changer ses habitudes. La grande différence, c’est que le coût réel est internalisé, ce qui conduit à de nouveaux équilibres.

Il existe un danger que l’Etat ne soit pas tout à fait honnête. La taxation sur le tabac est un bon exemple : si on veut vraiment diminuer le nombre de fumeurs, il faut augmenter brusquement les accises. Alors les gens réfléchissent. Des hausses de 1 ou 2 centimes lors d’un contrôle budgétaire, cela n’incite personne à arrêter de fumer. Mais cela génère des recettes, notamment pour prendre en charge les dégâts causés par le tabac. Il faut donc bien déterminer son objectif : lutter contre le tabagisme ou engranger des recettes supplémentaires.

On ne peut discuter d’écofiscalité sans évoquer le régime des voitures de société. C’est un autre tabou fiscal dans notre pays. Etes-vous prêt à le reconsidérer ?

Aujourd’hui, on subsidie l’utilisation de la voiture alors que le pays connaît de gros problèmes de congestion routière. Si nous roulions moins, cela servirait donc l’intérêt général. La question est : pourquoi avons-nous imaginé ce système des voitures de société ? Parce que la fiscalité sur le travail est trop élevée. Le résultat n’a pas de sens au niveau sociétal. Nous avons ici l’exemple-type d’un tax shift intelligent : réduire le coût du travail et financer cela par la révision du régime fiscal des voitures de société. Mais attention, si vous supprimez les voitures de société pour, comme je l’entends parfois, investir l’argent dans l’économie verte, les transports en commun ou même les pensions, vous n’êtes plus dans la logique d’une réforme fiscale équilibrée.

Si on veut lutter vraiment contre la pollution et la congestion routière, il faut songer à un péage à l’entrée de Bruxelles, à une taxation au kilomètre en tenant compte des heures creuses et des heures de pointe. Aujourd’hui, pour des raisons électorales, on n’ose pas avancer sur ces pistes. Pourtant, elles vont dans le sens de l’intérêt général. On peut compenser par une diminution des coûts fixes de la voiture ou utiliser l’argent pour réduire la taxation du travail. A nouveau, c’est l’équilibre général qui comptera. Il faut analyser chaque pièce du puzzle, connaître ses avantages et ses inconvénients et puis regarder l’ensemble du puzzle. C’est cela qui comptera.

Autre tabou : le bonus logement. On n’osait pas y toucher et depuis qu’il est régionalisé, tout le monde le modifie et Bruxelles va même le supprimer. Comment expliquez-vous cela ?

Depuis des années, tous les économistes disaient que le bonus logement gonflait les prix de l’immobilier et ne répondait pas ou plus à son objectif qui est de favoriser l’accès à la propriété. Mais ce n’est pas ce souci d’intérêt général qui a guidé le politique, ce sont les raisons budgétaires. Les régions ont réformé le système car il était impayable pour elles.

Le cas bruxellois est différent : le bonus logement va disparaître mais les droits d’enregistrement vont être sérieusement diminués. Qu’en pensez-vous ?

C’est une possibilité qui a du sens. Taxer les transactions est néfaste pour la société, pour la mobilité professionnelle. Il faut partir de la réalité économique : la déductibilité des intérêts d’un crédit hypothécaire conduit à une inflation du prix des maisons. Ce n’est pas l’objectif recherché et, globalement, c’est contre-productif pour l’économie.

Cela fait partie des grandes anomalies qu’il faut résoudre pour réussir une réforme fiscale, pour la rendre crédible et acceptable. Une autre de ces anomalies est le revenu cadastral. Comme il n’a pas été révisé depuis 1975, des propriétaires de maisons de valeurs équivalentes sont taxés différemment. L’écart va de un à cinq voire plus, le principe d’équité est bafoué de façon flagrante.

Mais quand une commune veut y toucher, on dénonce aussitôt la chasse aux propriétaires…

La fiscalité, c’est une histoire pleine d’hypocrisie. Il faut oser la confrontation avec le réel : de telles disparités dans le revenu cadastral sont honteuses. Maintenant, je suis ouvert aux différentes formules pour y remédier. Si ça implique une hausse des recettes fiscales, on peut les utiliser pour réduire la taxation sur le travail. C’est cela le deal avec le contribuable.

Trop souvent, on lance des réflexions fiscales sans trop se préoccuper de la réalité économique. Notre pays souffre d’un manque de capital à risque, les citoyens préfèrent le carnet d’épargne, un placement que l’on dit ” sûr “. Mais il est dramatique pour le pays que le carnet d’épargne soit privilégié alors que les entreprises ne trouvent pas assez de capital. La meilleure garantie pour l’épargne des citoyens, c’est quand même d’avoir une économie saine.

Le ” tax shelter ” pour les start-up va-t-il alors dans le bon sens pour vous ?

C’est une mesure très pointue. Et les mesures pointues, il faut les considérer comme des expérimentations et les évaluer. Nous verrons dans quelques années la dynamique créée, les arbitrages, les optimisations, etc. Il y a toujours des effets positifs et négatifs, il faut les évaluer.

Je ne suis pas opposé à ce type de mesures dans un rééquilibrage général visant à soutenir l’entrepreneuriat. Cela peut être une pièce du puzzle. Mais il faut tout le puzzle, la pièce toute seule n’a pas beaucoup de sens. Ici, j’ai un peu l’impression qu’on invente quelque chose parce qu’on n’ose pas toucher au carnet d’épargne.

Je suis un peu réticent à commenter telle ou telle piste car, pour moi, l’essentiel, c’est de transformer en profondeur notre fiscalité en trouvant de nouveaux équilibres. C’est l’ensemble qu’il faudra évaluer.

Le monde politique préfère, lui, ajuster les curseurs petit à petit…

C’est pourquoi j’insiste sur la méthode : on ne décide pas d’une telle réforme lors d’un conclave budgétaire. Si vous cherchez de l’argent pour votre budget, personne ne va croire que votre réforme ne vise pas à augmenter les recettes, vous ne pourrez pas expliquer les nouveaux équilibres, vous ne pourrez pas convaincre qu’ils visent l’intérêt général. Regardez le tax shift adopté par le gouvernement fédéral. Tout le monde sent qu’il n’y a pas une grande réflexion derrière. Dans ces conditions, chacun regarde uniquement sa situation, ce qui est positif ou négatif pour lui. Il n’y a pas un objectif qui dépasse les petits intérêts personnels. Une vraie réforme qui conduit à plus d’efficacité et plus d’équité, ça donne un tout autre contexte et ça permet de mettre l’intérêt général en avant.

Partir d’un grand débat politique n’est, à mon avis, pas la meilleure manière d’y arriver. On pourrait s’inspirer de la réforme des pensions. Des experts avaient planché pendant plusieurs mois pour formuler une série de recommandations. Cette méthode pourrait être utilisée aussi pour une réforme fiscale.

* Ivan Van de Cloot et Karel Volckaert, Tax Shift. Pourquoi notre pays a besoin d’une réforme fiscale, éditions Racine Campus, 176 pages.

PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE DE CAEVEL

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content