L’industrie se porte mieux qu’on ne le pense

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En 2012, la Commission européenne affirmait vouloir porter la part du secteur industriel à 20 % du PIB de l’Union d’ici 2020, contre 15 % à l’époque. On n’y sera pas ! Heureusement, le déclin des dernières décennies n’est pas aussi marqué qu’il n’y paraît, loin s’en faut.

Dans l’interview accordée à Trends-Tendances le 26 avril dernier, l’économiste français Patrick Artus, directeur des études à la banque Natixis, évoquait la Belgique en termes extrêmement positifs.” Quelques pays s’en tirent parce qu’ils gagnent des parts de marché : l’industrie se localise dans quelques endroits en Allemagne, en Autriche et en Belgique “, affirmait-il, avant de préciser : ” Les deux pays où la capacité industrielle progresse le plus vite en Europe sont l’Autriche et la Belgique “. Vraiment ? Le tableau est-il idyllique à ce point ? Le graphique illustrant son propos (graphique 1 /Capacité de production manufacturière) est pour le moins bluffant : l’Autriche et la Belgique font vraiment la course en tête ! En dépit de fermetures d’usines aussi spectaculaires que Ford (2014) et Caterpillar (2017), notre pays conserve l’avance prise sur l’Allemagne au début des années 2000.

Notre pays a perdu beaucoup d’emplois dans l’industrie entre 2009 et 2014, mais on assiste depuis à une stabilisation.

L’économiste de Natixis n’est pas le seul à porter notre pays en haute estime. Une étude conjointe du Conference Board du Canada et d’HEC Montréal qualifie la Belgique de ” marché à créneaux d’excellence “, comme la Scandinavie. Et d’avancer pour caractéristiques : forte compétitivité dans les secteurs à créneaux d’envergure modeste et entreprises locales très productives. Ni la FEB, ni l’UWE n’affichent un pareil optimisme, observant plutôt une stabilisation de l’activité industrielle, après une longue dégradation. Les deux organisations patronales soulignent toutefois plusieurs éléments positifs. Y compris le fait que les données utilisées pour mesurer le poids de l’industrie dans l’économie ont tendance à assombrir le tableau.

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De la délocalisation à la relocalisation

Dix ans après la grande crise de 2007-2008, financière puis économique, l’Europe s’est enfin redressée à partir de 2015, et tout spécialement en 2017, après le faux espoir des années 2010 et 2011. Pour de bon cette fois ?

On l’espérait avec enthousiasme avant le nouveau refroidissement observé au premier semestre 2018, qui a fort logiquement entraîné une révision à la baisse pour l’ensemble de l’année. La Commission est ainsi revenue de 2,3 à 2,1 % de croissance pour la zone euro et même de 2,3 à 1,9 % pour l’Allemagne. Ce pays serait en effet le plus touché par les mesures protectionnistes décidées à Washington et les nouvelles escarmouches commerciales qu’elles pourraient entraîner. Et pendant ce temps, les Etats-Unis paradent avec une croissance supérieure aux prévisions ! La Fed table à présent sur 2,8 % pour l’année en cours. ” Depuis notre arrivée, nous constatons la création de 400.000 emplois dans le secteur manufacturier… Des usines rouvrent… Le monde entier nous envie “, proclamait le président Trump le 27 juillet, alors que la croissance du deuxième trimestre était annoncée à 4,1 %.

L'industrie se porte mieux qu'on ne le pense

Sa référence au secteur manufacturier est intéressante, même si son impact semble enjolivé. Et qu’en est-il de ce côté-ci de l’Atlantique ? Si notre croissance demeure de bon aloi, c’est grâce aux exportations et aux investissements. Mais avec quel élément sous-jacent ? Serait-ce le fait de cette bonne vieille industrie manufacturière ? ” Bonne vieille ” est bien entendu une façon de parler. C’est en raison d’énormes efforts sur le plan technologique et de productivité que l’Europe a fini par résister, voire progresser au niveau industriel. Dans le Nord clairement plus que dans le Sud il est vrai. Soyons justes : de tels efforts ne sont en réalité pas nouveaux. L’industrie contribue historiquement à l’amélioration de la productivité bien davantage que les services. Durant les années 1970 et 1980, quand la progression était très élevée, elle atteignait, en moyenne annuelle, respectivement 7,4 et 4,6 % dans l’industrie, contre 3,1 et 1,2 % à peine dans les services. Et cette disproportion ne s’est pas démentie depuis.

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Production proche plutôt que lointaine

Divers indices pointent en direction d’un retournement de situation dans le secteur industriel, à plusieurs niveaux et dans différents pays. Ainsi en va-t-il du coup d’arrêt – ou peu s’en faut – donné au phénomène des délocalisations. Dans une étude publiée en été 2017, le consultant allemand Miesbach observait que la délocalisation ( offshoring) figurait en tête de la stratégie des entreprises… asiatiques, avec un score de 67 %. Auprès des entreprises européennes par contre, c’est la production à proximité ( nearshoring) qui l’emportait, avec pas moins de 69 % des intentions. Après tout, des salaires élevés ne condamnent nullement le secteur manufacturier, contrairement à ce que certains raccourcis laissent entendre. Preuve par les pays nordiques : si les valeurs industrielles représentent 11 % à peine du MSCI Europe, l’indice boursier qui reprend les 447 entreprises les plus importantes d’Europe occidentale, cette proportion passe à 21 % pour l’indice MSCI Nordic. Gros salaires et industrie puissante !

Même la France, que Patrick Artus classe parmi les pays fragiles sur le plan industriel, affiche à présent des données positives. On y a relevé une perte de 2.000 emplois dans l’industrie au premier semestre 2017, mais un gain de 6.000 au second, le chiffre le plus élevé depuis 18 ans. Et tandis que 100 sites industriels comptant plus de 10 salariés fermaient leur porte l’an dernier, 125 ouvraient, d’après le baromètre de l’observatoire Trendeo. Plus d’ouvertures que de fermetures donc, pour la première fois depuis 2008.

Stabilisation après une chute…

Qu’observe-t-on en Belgique ? Notre pays a perdu beaucoup d’emplois dans l’industrie entre 2009 et 2014, mais on assiste depuis à une stabilisation, relève Edward Roosens, chief economist de la FEB. ” Avec le saut d’index, le tax shift et un blocage des salaires, le handicap salarial à l’égard des pays voisins est revenu de 17 à 12 %. Résultat : l’industrie a pu gagner des parts de marché à l’exportation et l’emploi a été conservé. ” La part de l’industrie dans le PIB s’est alors accrochée aux environs de 17 %, comme l’indique le graphique 2 ( Valeur ajoutée de l’industrie). Situation rassurante également au niveau wallon : après la syncope généralisée de 2009, le sud du pays s’est, au niveau de la production industrielle (graphique 3/ Production industrielle), redressé avec autant de ressort que l’Allemagne et les Pays-Bas. A noter que le poids de l’industrie est souvent calculé sur la base de la valeur ajoutée, soit la différence entre la valeur des produits à la sortie (chiffre d’affaires) et la valeur des produits et services consommés pour assurer cette production.

Sur une plus longue période, le tableau reste cependant fort sombre : la part de l’industrie dans le PIB est en régression continue et l’emploi chute tout autant, chez nous comme ailleurs. Les chiffres et graphiques semblent sans appel à ce niveau. Quoique…

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… plus statistique que réelle

La réalité est heureusement moins négative qu’il n’y paraît. En cause : la progression de la productivité évoquée plus haut. Elle permet de produire davantage avec une main-d’oeuvre moins abondante. Plus accessoirement, l’externalisation croissante de diverses tâches (entretien) a fait passer des milliers de postes de la colonne ” industrie ” à la colonne ” services ” des statistiques. Illustration : en Wallonie, l’emploi industriel a fondu de près de 205.000 unités en 1986 à moins de 130.000 en 2016, soit une dégringolade de 37 % en 30 ans. Pendant ce temps, exprimée en volume, la production a augmenté de 70 % !

L’accroissement de la productivité n’est pas seulement synonyme de recul de l’emploi, mais également de baisse des prix. Alors que ceux des services augmentent sans arrêt, les prix des produits industriels s’inscrivent au contraire en recul. Or, le calcul du PIB et de la valeur ajoutée se fait sur la base de ces prix, ce qui fausse donc la vision, souligne Didier Paquot, directeur du département Economie de l’Union wallonne des entreprises (UWE). Le graphique 4 est parlant : en termes nominaux, la valeur ajoutée de l’industrie ne représente plus que 15 % du PIB de la Wallonie aujourd’hui, contre 25 % en 1980. En termes réels pourtant, il n’est absolument pas question de chute. Ce graphique doit être bien compris : il ne signifie pas que le poids de l’industrie n’était que de 15 % en 1980 ; il signifie par contre que, corrigé de la baisse des prix, ce poids n’a pas régressé. Voilà une heureuse réalité largement méconnue !

Un rempart contre les égarements de la finance…

On ne saurait pour autant verser dans un optimisme béat en ce qui concerne le présent. Si l’industrie européenne a, en 2016, rattrapé le retard concédé aux Etats-Unis après la crise de 2009, elle le doit presque entièrement à l’Allemagne.

La Belgique ne semble pas encore avoir dépassé le stade de la stabilisation et elle est franchement à la traîne en ce qui concerne les producteurs de haute technologie : ” ils ne représentent actuellement qu’environ 7 % du PIB, alors que la moyenne européenne s’élève à près de 16% “, notait le groupe de réflexion Itinera en septembre 2017.

Par ailleurs, dans l’étude sur l’entrepreneuriat à paraître le mois prochain, l’UWE observe que c’est dans le secteur industriel que le taux de création d’entreprises a été le plus faible au cours des 10 dernières années. Une note plus optimiste cependant : ce taux est, depuis quatre ans, supérieur à sa moyenne, relève Pierre Elias, conseiller.

Au fait, pourquoi accorder tant d’importance au maintien de l’industrie ?

Au niveau européen, elle assure 75 % des exportations et 80 % des dépenses de recherche privées, argumente la Commission, qui note également son impact sur le reste de l’économie : ” toute demande finale supplémentaire dans l’industrie manufacturière génère environ 50 % de demande finale supplémentaire dans d’autres branches de l’économie “. Autre observation, chère à Patrick Artus : ce sont les pays ayant subi la plus forte désindustrialisation, c’est-à-dire ceux d’Europe du Sud, qui ont le plus souffert de la crise de 2008-2009.

Un rempart contre les égarements de la finance ? Un argument surprenant mais peut-être pertinent !

Non, l’Europe n’est pas toujours à la traîne !

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On a tendance à oublier le très vigoureux redressement européen qui a suivi la crise de 2008-2009 (tout comme la forte croissance qui l’avait précédée). Il fut plus accentué qu’outre-Atlantique, comme en témoigne ce tableau ci-dessous. Certes, le PIB de la zone euro avait chuté de 4,5 % en 2009, contre -2,8 % ” seulement ” pour le PIB américain. Le rattrapage des deux années suivantes n’en reste pas moins remarquable, avec à chaque fois 0,2 % de mieux qu’aux Etats-Unis. C’est ensuite la catastrophe. Tandis que les USA poursuivent sur leur lancée, l’Europe est en récession, à cause d’Etats du Sud en déroute.

Et voilà que, six ans après son exploit de l’après-crise, le Vieux Continent affiche à nouveau une croissance supérieure à celle des Etats-Unis. Certes, 1,7 % en 2016 et 2,4 % en 2017 pour la zone euro, ce n’est qu’un fort symbolique 0,1 % de plus. Mais quel contraste avec les calamiteuses années précédentes ! Sur la période 2006-2017, la croissance européenne a dépassé celle des Etats-Unis pas moins de 7 années sur 12. Avec des écarts plus faibles que ceux observés dans l’autre sens, doit-on reconnaître… Fait remarquable : la prévision initialement faite pour 2017 affichait 1,7 % ; avec 2,4 %, elle a donc été pulvérisée. Topo semblable pour 2018 : même si les économistes se montrent à présent plus prudents qu’en début d’année, les 2,1 % encore avancés cet été se comparent très favorablement au 1,8 % prévu un an plus tôt.

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