Julia de Funès: “La philo doit rester humble sur son apport managérial”

Julia de Funès © PG

Depuis quelques années, Julia de Funès, détentrice d’un diplôme d’études supérieures spécialisées en ressources humaines, porte, dans ses écrits, un regard très acéré sur le monde de l’entreprise, sur ses pratiques RH et sur le développement personnel. Dans cette période volatile, elle préfère la profondeur et la réflexion à l’instantanéité.

Ne cherchez pas Julia de Funès sur les plateaux des chaînes de télévision, elle s’y fait désormais plus rare. Selon elle, la philosophie demande le temps long de la réflexion à l’opposé du temps court médiatique. Docteur en philosophie, elle privilégie souvent l’écrit, sous forme de cartes blanches dans les journaux de qualité. Ou dans les essais qu’elle a publiés comme La comédie (in)humaine où, avec Nicolas Bouzou, elle partait en croisade contre l’absence de sens dans les entreprises, ou Développement (im)personnel, un essai plus que cinglant sur l’imposture des coaches. En ces temps volatiles et incertains, le regard posé qu’elle porte sur les entreprises et le monde qui nous entoure nous paraissait indispensable.

TRENDS-TENDANCES. Nous nous sommes parlé la dernière fois à la fin 2020. Comment la philosophe que vous êtes a-t-elle vécu cette dernière année de pandémie et l’arrivée de la guerre quasiment à nos portes?

JULIA DE FUNÈS. La philosophie n’aide pas à traverser ces moments de volatilité plus facilement, elle permet à mes yeux de penser plus juste, ce qui n’est pas toujours réconfortant! Elle privilégie par son exigence de lucidité et de rigueur les réalités douloureuses aux illusions réconfortantes. On compare généralement la philosophie à la chouette de Minerve, qui ne prenait son envol qu’au crépuscule, une fois le jour terminé, et l’action passée. Aussi, la philosophie n’aide pas à mieux vivre, mais à mieux penser ce que nous avons vécu et ce que nous revivrons peut-être. Quand la réalité change, l’esprit est obligé de penser autrement et d’inventer de nouveaux paradigmes. Les périodes de crises sont donc les plus propices à la réflexion. Ce n’est donc pas tant la philo qui aide à vivre que la vie avec ses accidents qui permet de mieux philosopher.

Dans ces moments compliqués, la philosophie peut-elle aider nos dirigeants d’entreprise?

Tout dépend ce que l’on entend par “aider”. Je suis toujours très prudente sur l’aide que peut apporter la philo. Les dirigeants sont dans l’action et connaissent leur métier. A mon sens, la philo doit rester humble sur son apport managérial. La philosophie apporte de la rigueur dans la pensée, de la précision dans les concepts et une culture solide. Voilà en quoi la philo “aide” à mieux penser certaines décisions. Mais si la philo se prend pour de la stratégie managériale, ou du développement personnel, je crains un mélange des genres qui, en cherchant à déployer la philo, ne l’honore finalement pas.

Ce n’est pas tant la philo qui aide à vivre que la vie avec ses accidents qui permet de mieux philosopher.

La philosophie ne vous a pas aidée quand vous étiez chasseuse de têtes?

Bien sûr, quand on l’étudie plus de 10 ans, l’esprit est structurellement façonné par la philosophie. En ce sens, la philo m’aide indirectement à tout dans la vie. Mais elle n’apporte aucune aide directe, aucune solution immédiatement pragmatique aux problèmes concrets d’entreprise.

Vous disiez il y a un an que les moments d’arrêt que nous connaissons arrivent souvent à la veille de grandes avancées. Vers quel monde nous dirigeons-nous, selon vous?

Les prédictions hasardeuses, je ne m’y situe pas. Mais il est cependant assuré que les moments de crise sont des opportunités de progression. C’est quand le réel change que l’esprit se voit contraint d’inventer et de progresser. La meilleure clé pour inventer reste la transformation de la réalité. Comme un muscle, l’esprit a besoin d’une contrainte pour se fortifier. Je ne crois pas au manichéisme du monde d’avant et du monde d’après. Nous sommes pris dans l’évolution créatrice de la vie sans table rase du passé.

Dernièrement, “Trends- Tendances” a évoqué, en couverture, le profil du patron de demain. Moins autoritaire, plus empathique et plus versé dans le leadership. Qu’en pensez-vous?

Oui, il est de bon ton d’adoucir le leadership depuis quelques années. Le manager doit être bienveillant, compréhensif, clément, etc. Autrement dit, si le patron était considéré il y a des décennies comme un père autoritaire, il se doit de ressembler aujourd’hui à une mère bienveillante. On oscille tel un pendule entre ces deux parents. Mais la bienveillance est devenue un terme galvaudé que l’on confond bien souvent avec la complaisance. Or, la vraie bienveillance suppose la confrontation qui n’est pas synonyme de conflit. Je crois que le manager doit faire preuve de bienveillance en ce sens-là, ce qui n’exclut pas l’autorité. Diriger sans opprimer est une chose. Mais diriger suppose de l’autorité. Si l’autoritarisme est à bannir en ce qu’il anéantit l’autre, l’autorité est à valoriser en ce qu’elle le grandit.

Nous sommes pris dans l’évolution créatrice de la vie sans table rase du passé.

Les DRH en Belgique parlent quasi tous d’une hyper- individualisation née de la pandémie et de son cortège de questionnements. Chaque employé désire le meilleur de son monde. Ils évoquent aussi le besoin d’une culture d’entreprise forte.

Ce n’est pas la pandémie qui a généré un processus d’individualisation. La pandémie a, me semble-t-il, renforcé le sens du collectif, comme tout danger ou toute menace. Quand faisons- nous le plus preuve d’engagement, de motivation, de solidarité? Quand nous nous sentons menacés dans notre sécurité physique ou notre intégrité psychologique. Il faut que l’individu se sente menacé dans son individualité pour ressentir la nécessité d’une action commune. Tous les collectifs forts supposent la conscientisation d’un risque. L’hyper-individualisation est plus structurelle que cela. Toutes les grandes autorités qui donnaient du sens à l’individu se sont progressivement effondrées. Le cosmos chez les Grecs, les religions d’Etat, la politique au 20e siècle, etc. L’individu n’attend plus de sens de la part d’une autorité extérieure. Autrement dit, il se retrouve seul face à lui-même. Aussi est-il difficile pour les managers de rassembler des sens qui s’individualisent de plus en plus. La seule parade me semble être les avantages personnels et la raison d’être de l’entreprise qui vient rehausser l’individu dans son utilité et renforcer son identité. Je ne crois plus à l’appartenance à une culture d’entreprise. L’entreprise est moins une finalité en tant que telle. Pour donner du sens, elle doit répondre à une raison d’être impactante (humanitaire, sociale, sociétale, environnementale, etc.). Aujourd’hui, l’autonomisation et la valorisation des individus par la raison d’être me semblent être les leviers sur lesquels l’entreprise doit s’appuyer pour motiver ses collaborateurs.

Julia de Funès:
© PG

A ce titre, il y a aujourd’hui une forte sensibilisation à l’impact sociétal, social et environnemental d’une entreprise.

C’est un élément essentiel. Ne représentant plus une finalité en tant que telle, l’entreprise retrouve du sens si elle concède à n’être qu’un moyen au service d’une cause plus grande qu’elle-même. Si elle se pense encore comme une finalité, elle perd tout son sens. Si hier encore, de grandes identités de marque et une performance économique et financière suffisaient à rendre l’entreprise attractive, ce n’est plus aussi vrai aujourd’hui. Le profit doit être justifié par un projet. C’est d’autant plus important pour les plus jeunes générations.

Pensez-vous qu’avec l’incertitude des moments que nous vivons, les philosophes devraient plus s’exprimer, notamment dans les médias?

Les philosophes ont déjà beaucoup de visibilité grâce

aux médias et c’est une grande chance. Mais le temps de la réflexion suppose un temps long et des sujets choisis alors que les médias exigent souvent de l’instantanéité sur une multiplicité d’actualités, ce qui fait que les deux planètes sont parfois difficilement conciliables. Réfléchir, analyser philosophiquement ne revient pas à donner un avis ou émettre une opinion. La reconnaissance médiatique est tentante, mais l’exigence intellectuelle impose à mon sens d’en faire un moyen au service de la pensée, et certainement pas une finalité en tant que telle. Si les médias servent la philo et les idées, utilisons-les. Si la philo sert la médiatisation de son “moi”, évitons-les!

Je ne crois plus à l’appartenance à une culture d’entreprise. L’entreprise est moins une finalité en tant que telle.

Il y a en France un véritable engouement pour la philo, notamment en entreprise.

Oui, il y a une grande appétence pour les approches académiques de la part des entreprises et des médias. Il y a un retour en force de ces disciplines denses et solides qui ne leurre personne et augmente les individus qui

les suivent. Je crois que le temps des formations incertaines dispensées par des consultants et des coaches contestables commencent à souffrir de leur effet de mode. J’ai toujours confiance dans le jugement du public et dans sa lucidité à long terme.

La pandémie a dopé la pratique du yoga et de la méditation. L’engouement pour la philo tient-il de la même démarche?

Non, la philosophie n’est pas une forme de méditation ou de yoga! Si les trois disciplines exigent de la concentration, la démarche n’est pas la même! La philosophie est une discipline intellectuelle et non physique. Elle n’est pas concentration vers le moi mais ouverture vers l’altérité. Elle n’est pas solitaire mais collective. Car si elle apprend à penser par soi-même, on n’y arrive jamais seul. Elle n’a pas pour objet le bien-être, mais une pensée juste. Bref, les différences sont nombreuses. La philosophie est une discipline intellectuelle exigeante, irréductible à une ouverture des chakras! Pourquoi un tel engouement? Parce que c’est une spiritualité laïque vieille de 3.000 ans, qui propose des repères intemporels dans un monde on ne peut plus incertain.

Le seuil d’accès à la philosophie est-il trop élevé?

Trop tardif en tout cas. Il faudrait l’inscrire bien plus tôt dans nos cursus scolaires. En France, il faut attendre le lycée. C’est tard. Apprendre aux enfants à questionner et à développer leur esprit critique musclerait les intelligences dès le plus jeune âge. Apprendre à lire et à compter sont essentiels, apprendre à penser ne l’est pas moins.

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