Jef Colruyt veille sur l’avenir de Colruyt: “Notre entreprise grandit en même temps que ses employés”

Jef Colruyt, CEO du groupe Colruyt © Reporters

Colruyt est une marque qui ne laisse personne indifférent. Une marque porteuse d’une identité forte et d’une histoire riche : voilà ce qui fait de cette entreprise un cas rêvé pour mon livre “L’entreprise immortelle” (*). Je me suis donc rendu au siège de Colruyt Group à Hal. Les bâtiments subissent actuellement une profonde transformation, tout comme l’entreprise au cours de la dernière décennie, passant du modèle de l’entreprise mère accompagnée de ses “filles” à celui d’une “famille d’entreprises”.

Colruyt est devenu un groupe actif dans la vente au détail (avec les supermarchés Colruyt, Okay et Bio-Planet), un grossiste qui approvisionne entre autres les magasins Spar, mais aussi un distributeur non alimentaire avec les magasins Dreamland et Dreambaby, sans oublier des activités de restauration. Ensemble, ces départements affichent un chiffre d’affaires de 9 milliards d’euros et occupent environ 30.000 employés.

Le CEO Jef Colruyt s’occupe de la gestion de l’ensemble. Il est le petit-fils de Franz Colruyt, le fondateur, qui un jour de 1928 poussa la porte d’un grossiste en denrées coloniales. Jef, la cinquantaine, portant des petites lunettes et un bouc à la mode, m’accueille dans son bureau situé dans la partie encore non rénovée de l’immeuble. Par les fenêtres, j’aperçois les éoliennes de l’entreprise au milieu du paysage vallonné du Pajottenland, dans le Brabant flamand.

A l’image de Colruyt, qui est une entreprise un peu ” à part “, son PDG s’écarte lui aussi de l’image d’un dirigeant ordinaire. Outre ses excellentes capacités professionnelles, il est également connu pour sa vision introspective de la vie. Il médite régulièrement et propose d’ailleurs des formations en méditation à son personnel.

De temps en temps, il fait réaliser la purification énergétique des bureaux du siège social. Et s’il veut se ressourcer, il se retire dans un monastère bouddhiste ou hindou. Avant tout, je souhaite que Jef Colruyt me parle de l’identité de son entreprise et de la fonction L du paradigme AGIL, ainsi que des origines de l’entreprise, de sa culture et de ses valeurs, et comment elles sont encore profondément ancrées à ce jour.

Quand j’interroge Jef Colruyt au sujet des racines de son entreprise, il ne parle pas de son fondateur, Franz, mais du père de ce dernier, Joseph, un boulanger père de 11 enfants. ” Pour moi, il symbolise la passion de cette entreprise, déclare Jef Colruyt. J’ai lu des lettres qu’il a adressées à ses soeurs dans les années 1920. Il écrit sur sa manière d’aborder la vie, sur le travail d’introspection qu’il entreprend chaque jour. Il voulait améliorer le monde. Il aimait les gens. C’était une personne profondément chrétienne et catholique, donc on sent aussi un certain poids dans ses lettres. Pourtant, j’y retrouve le noyau de notre identité. Son fils Franz et plus tard son petit-fils Jo, mon père, l’ont mis en pratique dans l’entreprise. ”

Presque tous les détails sur lesquels nous nous distinguons trouvent leurs origines dans notre famille ou dans des décisions importantes prises par le passé.

Et cet ” héritage ” est encore très présent dans l’entreprise aujourd’hui. Plus encore, il fait de Colruyt ce qu’elle est. ” Je sais que nous sommes connus pour notre culture d’entreprise quelque peu atypique, mais presque tous les détails sur lesquels nous nous distinguons trouvent leurs origines dans notre famille ou dans des décisions importantes prises dans le passé. La foi en les gens a toujours constitué l’élément central. Nous voulons créer un contexte dans lequel les gens se sentent bien – employés, clients, fournisseurs – et peuvent se développer. C’est la raison pour laquelle nous retrouvons tout un tas de visionnaires, de penseurs et d’hommes d’action dans notre famille et chez Colruyt. Ensemble, ils sont toujours à la recherche du noyau, de l’essence. Tout cela fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui en tant qu’entreprise et en tant que groupe. ”

S’adapter

Dans de nombreux domaines, Colruyt était un exemple de suiveur intelligent, selon la fonction A du paradigme AGIL : de la simplification des processus et de l’automatisation intensive à l’introduction d’un système de caisse unique avec des cartes perforées il y a un demi-siècle, l’entreprise était le précurseur de ce qu’on appelle aujourd’hui la numérisation. Un suiveur intelligent – et rapide – qui parcourt constamment le monde, expérimente des idées innovantes et parfois déviantes, sans jamais se contenter de les copier, mais en y ajoutant toujours sa touche personnelle.

Le succès ininterrompu de Colruyt est également dû à une stratégie pertinente de diversification pour répondre aux nouveaux besoins des consommateurs. En plus du célèbre slogan de la marque mère Colruyt – ” Les prix les plus bas ” – les magasins locaux Okay, les magasins bios Bio-Planet et les magasin spécialisés Dreambaby et Dreamland se sont ajoutés plus tard à la liste. L’entreprise familiale est devenue un groupe solide.

Conserver l’authenticité

La question qui se pose alors est la suivante : comment un tel ensemble peut-il rester uni ? Et surtout : comment faire en sorte que l’entreprise ne perde pas son identité ? Ou selon le paradigme AGIL : comment assurer l’intégration au sein de l’entreprise ? Jef Colruyt bondit : il s’agit indubitablement d’un sujet qui lui tient à coeur. ” Nous y travaillons depuis des années, déclare-t-il. Cela a commencé en 2007 : j’ai pensé qu’il était plus que nécessaire de réfléchir à notre propre identité. Qui sommes-nous ? Que représentons-nous ? Quelles sont nos valeurs ? Nous savions que nous étions une entreprise durable, que nous portions les gens dans nos coeurs, mais tout ça restait assez vague. Ce n’était pas couché sur le papier. Je voulais à tout prix préserver notre authenticité, parce que je sentais qu’elle devenait toujours plus importante dans un monde en mutation rapide où de plus en plus de structures étaient remises en question, voire réécrites. Les tours jumelles de New York étaient tombées, l’Eglise fit l’objet de révélations sur les abus d’enfants, la crise bancaire, la crise financière… C’était une sorte de période de restructuration, où les valeurs et l’authenticité gagnaient en importance. ”

Redéfinir l’identité de l’entreprise ne s’est pas fait du jour au lendemain. ” Nous avons pris notre temps “, précise Jef Colruyt. Les membres du conseil d’administration ont participé à plus de 50 réunions, définissant ainsi neuf valeurs fondamentales et une mission globale. Jef Colruyt les esquisse sur un tableau avec des valeurs et des mots-clés qu’il relie les uns aux autres. Enfin, je vois apparaître une structure en diamant qui fait référence à l’ancien logo de Colruyt, encore subtilement présent aujourd’hui. Voici ce qu’il en dit : ” Chez nous, chaque nouveau projet, chaque initiative part de quatre points d’attention : la qualité de nos produits et de nos services, l’efficience et l’efficacité du travail, les individus qui utilisent au mieux leurs talents et, enfin et surtout, le travail d’équipe. Il y a à cela trois conditions : de la confiance, des ressources suffisantes et du temps. Il faut que les gens soient capables de prendre suffisamment de distance lorsque le travail est terminé : pouvoir lâcher prise, en quelque sorte, accompagné du sentiment que le travail est bien fait. Nous avons également rattaché des valeurs à ces points d’attention et posé des conditions : le respect, la solidarité, la serviabilité, la simplicité, la foi, l’espérance, l’espace, la force et le courage. Lorsque tous ces éléments sont présents, la satisfaction au travail suit automatiquement. Et le client qui entre dans un magasin Colruyt le ressent immédiatement. ”

Au coeur du diamant, Jef Colruyt écrit le mot ” Conscience “. ” C’est probablement l’élément le plus important, souligne-t-il. Les collaborateurs doivent être conscients de ce cadre de référence. Ils doivent savoir quel est leur rôle dans l’organisation et comment ils peuvent contribuer à promouvoir ces valeurs. Nous organisons régulièrement des ateliers sur nos valeurs afin d’attiser cette conscience. ”

Intégration

Jef Colruyt
Jef Colruyt ” Chez nous, chaque nouveau projet part de quatre points d’attention : la qualité de nos produits et de nos services, l’efficacité du travail, les individus qui utilisent au mieux leurs talents et le travail d’équipe. “© Reporters / POLET

Il est clair qu’il ne s’agit pas là d’un système mis au point à la va-vite par un consultant externe. Il est bien pensé et intégré et, en tant que personne extérieure, j’en vois partout la preuve. Mais comment l’inclure dans la culture des entreprises que vous reprenez ? Jef Colruyt : ” Cela faisait partie de l’exercice. Le cadre de référence est le même pour tous. Il est ancré dans le nom de famille Colruyt, pour ainsi dire. Nous avons ensuite défini pour chacune des chaînes de magasins quelle est son individualité spécifique et quelle est sa contribution à la grande famille composée des entreprises du groupe. Nous avons en quelque sorte déterminé quel est son prénom. ”

Cette approche de Colruyt montre une fois de plus à quel point la fonction L est importante pour les entreprises qui veulent survivre à l’ère de la disruption. Mais comment cette identité est-elle activement socialisée et cultivée parmi tous les employés ? Encore une fois, l’heure n’est pas au jargon managérial à la mode, mais à une pratique profondément ancrée dans les gènes de l’entreprise.

La totalité des frais alloués à la formation et à l’éducation au sein du groupe Colruyt en Belgique s’élevait à 38 millions d’euros en 2017, soit 3,16 % des frais de personnel.

” Je me suis plongé dans l’histoire de notre famille, poursuit Jef Colruyt. Comment traitions-nous et traitons-nous les gens ? Entre autres choses, j’en suis venu à mon père, qui accordait énormément d’importance à la gestion de l’entreprise et à celle du personnel. Il lisait des livres de gestion, mais il n’y a rien trouvé d’intéressant. Puis il a commencé à étudier les ouvrages de développement personnel. C’était une matière qui lui plaisait vraiment. Plus tard, il a étudié la dynamique de groupe. Il a mis en oeuvre ces nouvelles connaissances dans l’entreprise. Il rassemblait ses équipes en un même lieu pendant quelques jours pour qu’elles puissent découvrir le rôle qu’elles jouaient au sein du groupe. Ou encore, les gens avaient la possibilité de suivre des cours pour comprendre quel type de personne ils sont et comment leur comportement affecte les autres. Aujourd’hui encore, nous proposons à notre personnel des trajets de formations similaires. Nous investissons beaucoup là-dedans, et cela s’avère payant. Nous estimons que notre entreprise grandit en même temps que ses employés. ”

Et ce ne sont pas que des mots. La totalité des frais alloués à la formation et à l’éducation au sein du groupe Colruyt en Belgique s’élevait à 38 millions d’euros en 2017, soit 3,16 % des frais de personnel. Récemment, l’accent a été mis sur l’accroissement du professionnalisme, la gestion des changements et le développement de l’équipe. ” Je sais, ça nous rend atypiques. Mais c’est ce qui détermine notre identité en tant qu’entreprise. C’est pour cela que les gens choisissent consciemment de venir travailler chez Colruyt et souvent d’y rester très longtemps. ”

A long terme

Colruyt a clairement trouvé le moyen de s’imposer dans le monde turbulent d’aujourd’hui.Mais cela sera-t-il encore le cas demain ? , fais-je remarquer. Jef Colruyt tient-il compte du fait que son groupe n’existera peut-être plus dans quelques décennies ? C’est une question qui le préoccupe depuis un certain temps. Son regard en dit long. Après avoir mûrement réfléchi, il se remet à parler. ” Je tiens compte du fait que demain, nous n’existerons plus sous la même forme qu’aujourd’hui. Avec la numérisation, nous sommes toujours confrontés à d’énormes transformations. Tout ce que nous disons, faisons, n’importe où et n’importe quand, est absorbé aujourd’hui. C’est comparable à ce qu’on appelle ‘l’empreinte énergétique’ du cosmos dans les chroniques akashiques. Nous imaginons que nous pensons et agissons individuellement, mais il y a de plus en plus de modèles qui prédisent notre comportement. Cela a un impact énorme sur notre mode de vie. Nous n’en sommes qu’au début. Je ne peux pas prédire l’impact que cela aura sur le commerce de détail. Mais il faut qu’on monte dans ce train en marche. Et expérimenter : avoir conscience que nous sommes suffisamment flexibles pour nous adapter quand c’est nécessaire. ”

Je souhaite savoir une dernière chose : si Colruyt prend une forme complètement différente dans 20 ans, quelle en sera l’essence ? ” Les gens réaliseront les choses ensemble. Selon nos valeurs. Et en pleine conscience. C’est là l’essentiel. Ce que nous faisons – aujourd’hui, il s’agit de nos magasins – n’est que le contexte dans lequel nous le réalisons. Le contexte dans lequel nous concrétisons nos valeurs jour après jour. “

Par Fons Van Dyck.

(*) Fons Van Dyck, ” L’entreprise immortelle. Survivre à l’ère disruptive “, éditions Lannoo Campus, 2019, 29,90 euros.

Quatre règles pour durer

Au milieu des années 1950, le grand sociologue américain Talcott Parsons a décrit le principe général qui fait qu’un groupe social (et une entreprise en est un) parvient à survivre à travers le temps. Pour durer, explique Talcott Parsons, les groupes sociaux répondent tous aux quatre règles du paradigme AGIL, dont chaque lettre représente une exigence absolue que les systèmes sociaux doivent satisfaire pour survivre.

Le A (adaptation), c’est la capacité de s’adapter à l’environnement extérieur. Le G (goal attainment) signifie la nécessité de se fixer des objectifs précis. Le I (integration) se réfère à la nécessité de tous les composants de former un tout. Et le L, pour latent pattern maintenance en anglais, représente la dimension culturelle.

Malgré la nécessité pour les systèmes sociaux de s’adapter et de changer, ils ne doivent pas renier leur identité ni leurs valeurs fondamentales. Selon Talcott Parsons, quiconque parvient à trouver un équilibre dans cette lutte entre les forces progressistes et conservatrices, a craqué le code pour survivre.

Le paradigme AGIL chez Colruyt

A. S’adapter

Colruyt agit en fonction de son environnement.

Quand l’entreprise est sous pression, elle s’adapte avec créativité : culture du discount, première numérisation dans les années 1960 ( ! ), innovation des codes-barres dans les années 1980, acquisitions dans les années 2000.

L’entreprise est prête pour la prochaine transformation et a jeté les bases de celle-ci dans des conditions, des valeurs et des points d’attention intégrés.

Avec l’expérience, les capacités d’adaptation se renforcent et sont mises en pratique.

G. Atteindre un objectif

L’objectif est de survivre dans un environnement hyper-compétitif et qui évolue rapidement afin de transmettre quelque chose de ” précieux ” à la prochaine génération. Le professionnalisme est important ; l’activité professionnelle est considérée comme le moyen d’élever la communauté des employés de Colruyt à un niveau supérieur et de faire preuve de serviabilité envers le client.

Colruyt prend les évolutions sociales en considération et veut proposer des solutions pour la durabilité, l’urbanisation, … En même temps, il s’agit d’une façon d’aiguiser sa propre capacité d’adaptation et d’être prêt pour des transformations majeures.

La recherche de l’essence revient dans de nombreux aspects : de l’optimisation du travail à l’importance supérieure de la motivation.

I. Intégrer

Lorsque Colruyt se concentre sur la diversification avec différentes marques, les liens au sein du groupe se resserrent également.

Colruyt se distingue de la concurrence dans de nombreux domaines, d’une façon qui lui est propre.

C’est pourquoi les clients et les employés choisissent Colruyt consciemment, formant ainsi une ” communauté “.

L. Assurer la pérennité

La vision humaine, avec des valeurs clairement définies, sert de point de départ.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content