Jean Stéphenne (CureVac): “La probabilité que nous disposions d’un vaccin puissant est déjà de 70 à 80%”

Jean Stéphenne © n/a

Président de la société biopharmaceutique allemande CureVac, Jean Stéphenne est pleinement impliqué dans la lutte contre le coronavirus. L’ancien patron du leader sur le marché, GSK Vaccines, est de plus en plus optimiste en ce qui concerne un vaccin.

Peu de gens connaissent le monde des vaccins aussi bien que le baron Jean Stéphenne. Il ne s’est pas contenté de faire de GSK un fleuron du monde économique wallon et une référence dans le domaine des vaccins. Il a également été l’architecte du plan Marshall socio-économique, qui a remis l’industrie wallonne sur la carte, et le président de l’Union wallonne des entreprises (UWE). Enfin, en tant que diplomate accompli, il a tiré les ficelles politiques en coulisses.

Il n’est donc pas étonnant que Jean Stéphenne ait été désigné président de CureVac en avril. Le laboratoire allemand a acquis à l’époque une renommée mondiale parce que le président américain Donald Trump faisait pression pour que CureVac développe un vaccin exclusivement réservé au marché américain. Cela a alimenté de nombreuses craintes liées à un “nationalisme vaccinal”, en vertu duquel des régions ou des pays se démèneraient pour se procurer en premier un vaccin contre la Covid-19. CureVac a démenti la nouvelle d’une intervention de Trump, mais elle a mis son CEO sur la touche.

Depuis la nomination de Jean Stéphenne (70 ans), CureVac a quitté la zone de turbulences et peut se concentrer pleinement sur le développement d’un vaccin contre la Covid-19, en faisant notamment appel à l’ARN messager (ARNm), l’une des technologies utilisées dans le cadre de ce type de recherches. Cela implique l’injection d’une portion du code génétique du virus qui, à l’instar d’un messager circulant dans le sang, stimule le système immunitaire à réagir. L’entreprise biotechnologique américaine Moderna développe également un vaccin anti-covid-19 basé sur l’ARNm, et c’est cette technologie, plus avancée, qui attire pour le moment le plus l’attention.

Mais Jean Stéphenne n’en a que faire. On peut même affirmer que les développements chez Moderna renforcent la confiance au sein de CureVac, au même titre que l’investissement récent de 300 millions d’euros du gouvernement allemand qui lui a assuré une participation de 23% dans l’entreprise en grande partie détenue par le milliardaire allemand Dietmar Hopp, fondateur de la société de logiciels SAP. Auparavant, la Commission européenne avait déjà investi 80 millions d’euros dans CureVac, ce qui avait alors été considéré comme la réponse défensive de l’Europe aux manoeuvres de Trump. De plus, l’autorité fédérale compétente a autorisé CureVac à commencer les essais cliniques du vaccin sur les humains. Les résultats de ces premières études, menées en Allemagne et en Belgique, sont attendus à l’automne. Ensuite, les choses pourront aller très vite, confie Jean Stéphenne.

Êtes-vous confiant ?

JEAN STÉPHENNE. “Moncef Slaoui (ancien président de Moderna et successeur de Jean Stéphenne à la tête de la division vaccins de GSK, devenu le mois dernier le principal conseiller de Trump lors de son opération Warp Speed visant à développer rapidement un vaccin anti-covid-19, ndlr) a déclaré au président américain que, sur la base des résultats dont il a connaissance, il peut garantir que Moderna disposera d’un vaccin d’ici la fin de l’année. Cela nous rend confiants car ça prouve que la technique de l’ARNm fonctionne. Plus précisément, cela signifie que la réponse immunitaire, c’est-à-dire la capacité à neutraliser le virus que nous avons observée chez les souris et les rats, est confirmée chez l’homme. Cependant, nous avons trois mois de retard sur Moderna.”

Et ce retard ne vous inquiète pas ?

JS. “Non. Les résultats de Moderna vont nous aider. Ils valident notre approche, et tout porte à croire que notre technologie est supérieure en termes de dosage. Moderna réalise les tests avec des doses de 25, 50 et 100 microgrammes, nous avec des doses de 2 et 10 microgrammes. Notre capacité de production sera donc plus importante, ce qui nous donne un avantage concurrentiel. Nous en saurons plus dans les prochains Mais ces données me rendent optimiste.”

Quelles sont les chances de réussite ?

JS. “Je sais par expérience que les vaccins, contrairement aux médicaments, échouent rarement en matière de sécurité. Sur la base des résultats et des données de Moderna et de CureVac, j’estime que la probabilité que nous disposions d’un vaccin puissant avec CureVac est déjà de 70 à 80%. Lorsque nous aurons les résultats de nos tests sur l’homme d’ici la fin du mois d’août, je serai sans doute encore plus optimiste.”

On murmure que CureVac envisage d’entrer en Bourse.

JS.(Évasif) “Nous verrons ce qui doit se produire au niveau financier. Nous menons des discussions importantes avec le gouvernement allemand et l’Europe.”

Plusieurs dizaines de vaccins sont en développement. Quid de la concurrence ?

JS. “Le vaccin développé par l’université d’Oxford est le plus avancé. Ils ont conclu un accord avec AstraZeneca qui va en assurer le développement, le financement et la production. Leur approche est proche de celle de Johnson & Johnson. Ils utilisent tous deux un virus différent, génétiquement modifié et désactivé. C’est le support d’une portion d’ADN de la Covid-19, une sorte de messager. L’organisme reconnaît ce paquet génétique comme étant la Covid-19 et crée des anticorps. Ensuite, il y a l’approche de GSK et de Sanofi notamment, qui travaillent ensemble. Dans leur technologie, un morceau de protéine du virus est injecté dans le corps avec un adjuvant (une substance ajoutée au vaccin pour stimuler la réponse immunitaire, ndlr). Il existe donc plusieurs façons de déclencher celle-ci.”

Quelle est la technologie la plus fiable ?

JS. “Celle d’une protéine plus un adjuvant. Nous la connaissons depuis de nombreuses années. C’est par exemple ainsi que GSK a développé son vaccin contre le zona. Cependant, cette technologie ne permet pas une production élevée. C’est ici que l’ARNm présente un avantage. La technologie de l’université d’Oxford et de Johnson & Johnson permet également de produire plusieurs millions de doses. Mais leur capacité à susciter une réponse immunitaire aussi forte n’a pas été prouvée. J’ai moi-même testé cette technologie pour la malaria lorsque je travaillais pour GSK. À l’époque, nous n’avons pas obtenu les mêmes résultats qu’avec la méthode adjuvante. Nous verrons bien.”

Aucune ne doit être négligée.

JS. “Exactement. Je n’aime pas le mot guerre ou concurrence quand il s’agit de vaccins. D’ailleurs, je suis très fier de voir que beaucoup de personnes que j’ai formées travaillent maintenant dans des entreprises concurrentes. La Belgique était un vivier et disposait de la meilleure équipe au monde dans le domaine de la recherche sur les vaccins.”

Mais il faut que ce soit rapide ?

JS. “Les États-Unis ont injecté un milliard de dollars dans le programme de vaccins contre le coronavirus de Johnson & Johnson, environ un demi-milliard dans Moderna et une somme importante dans une autre société de biotechnologie, Novavax. Cela signifie que le gouvernement américain accélère considérablement le développement des vaccins. En Europe, nous nous sommes entretenus avec les autorités allemandes et la Commission européenne pour voir quelles ressources ils mettent à la disposition des entreprises pour favoriser le développement d’un vaccin et s’engager dans la production à risque. Je veux dire par là que des sociétés comme la nôtre sont autorisées à commencer à produire le vaccin avant que tous les résultats des études cliniques soient connus. C’est l’approche américaine. C’est pourquoi nous demandons l’autorisation de commencer à le faire en août et constituer un stock. Si on procède par étape, on se retrouvera fin 2021. En travaillant en parallèle, CureVac pourrait avoir plusieurs dizaines de millions à 100 millions de doses de vaccin prêtes d’ici la fin de cette année, en fonction de la dose d’ARNm.

Bien sûr, nous devons d’abord nous assurer que le vaccin provoque une réponse immunitaire satisfaisante chez les personnes âgées. Des gens très compétents comme le professeur Geert Leroux-Roels de l’UGent travaillent là-dessus. Il a déjà collaboré avec GSK pour développer ses adjuvants. Nous avons réuni autour de lui les meilleurs immunologistes de Belgique au sein d’une task force pour nous aider à réaliser des tests cliniques immunologiques performants. C’est grâce aux connaissances uniques que GSK a développées en Belgique au cours des vingt dernières années.”

Le vaccin pourrait donc être prêt d’ici la fin de l’année ?

JS. “Normalement, nous aurons vacciné plusieurs milliers de personnes à la fin de cette année. Nous discutons avec les autorités européennes d’une approbation conditionnelle. Compte tenu du risque plus élevé pour les personnes âgées ou les patients atteints de maladies chroniques, les autorités pourront décider de prendre le risque de vacciner sans procéder à un essai clinique majeur. Le taux de mortalité est si élevé – de 10 à 15% dans cette tranche d’âge – qu’il serait éthiquement inacceptable de travailler avec un groupe témoin auquel on administre un placebo, qu’on observe ensuite pendant plusieurs mois. Nous devons trouver un autre moyen de prouver son efficacité, par exemple en nous rendant dans un pays fortement touché comme le Brésil pour étudier une partie de la population.”

Allez-vous produire vous-mêmes les vaccins ?

JS. “Notre troisième usine sera prête à produire au mois d’août, et une quatrième est actuellement en construction. Mais nous sommes ouverts aux partenariats. Notre labo ne remplira pas les ampoules lui-même, pas plus qu’il ne les conditionnera. D’autres entreprises s’en chargeront.”

Vous avez fait évoluer GSK Vaccines et travaillez maintenant pour CureVac. Devons-nous nous attendre à un partenariat entre les deux ?

JS. “Nous n’excluons certainement pas de travailler avec l’une ou l’autre société qui a de l’expérience dans le domaine des vaccins. Il doit s’agir d’une entité qui s’engage pleinement envers nous et considère la collaboration comme une priorité absolue. GSK a déjà un accord avec Sanofi. Si nous nous asseyons à la table des négociations avec eux, nous devons nous assurer qu’ils ne nous voient pas comme un plan B. Mais s’il s’avère que CureVac dispose de la meilleure technologie, des collaborations importantes pourront voir le jour pour garantir que nous pourrons livrer à l’échelle mondiale aussi rapidement que possible. Tout est envisageable, et tout est négociable.”

Suite aux rumeurs selon lesquelles Trump voulait faire main basse sur CureVac, ou du moins sur ses vaccins, les craintes de nationalisme vaccinal ont augmenté.

JS. “GSK Vaccines a des usines dans différents réseaux européens, mais aussi à Singapour ou en Chine. Même si les États-Unis disent America first, les grandes multinationales pharmaceutiques, détenant des usines dans tous ces pays, ne serviront pas seulement le continent américain. En tant qu’entreprise allemande basée en Allemagne, nous n’allons pas nous lancer sur le marché américain, car il y a déjà trop de concurrence là-bas. Nous voulons desservir le reste du monde. J’espère même que nous pourrons parvenir à un accord avec la Commission européenne pour déterminer que les premières doses que nous allons produire seront distribuées dans toute l’Europe. De tels accords ont été conclus dans le passé pour la pandémie de grippe. Bien qu’il soit possible que Bill Gates, qui a injecté des fonds dans CureVac, demande également qu’un certain pourcentage soit distribué ailleurs. Dans tous les cas, cela fera l’objet d’un débat politique.”

La Commission européenne aurait-elle pu faire plus pour CureVac ?

JS. “Je regrette que les États-Unis aient pris des décisions beaucoup plus rapidement que l’Europe. J’étais en contact téléphonique permanent avec la Commission européenne et les autorités allemandes, et pourtant j’ai perdu plusieurs semaines. Heureusement, nous avons entre-temps pu compter sur le soutien financier de Bill Gates. L’Europe doit se rendre compte que le temps passe vite. La prochaine décision porte sur le démarrage de la production à risque en août. Nous devons être fixés maintenant, pour pouvoir nous organiser et cela coûte beaucoup d’argent.”

Cela vous frustre-t-il que l’Europe soit si lente ?

JS. “Je fais la comparaison avec les masques contre la Covid-19 qui ont été et sont encore fabriqués en Chine. Il était très difficile d’en obtenir de bonne qualité, sans parler des problèmes liés aux poids respectifs des différents pays. Si les États-Unis achètent des masques pour 350 ou 400 millions d’habitants, ou si la France le fait pour tous ses habitants, que pèsent nos commandes en tant que Flandre, Wallonie ou Belgique ? Rien. Si j’étais un fabricant chinois, j’accepterais d’abord cette grosse commande des États-Unis. Logique, non ? Je suis désolé que cela n’ait pas été coordonné au niveau européen, afin que nous signifiions quelque chose aux yeux des Chinois. C’est pourquoi je suis heureux que Peter Piot, un grand monsieur des maladies infectieuses, devienne le conseiller en matière de vaccins de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.”

Quelles leçons tirez-vous de la crise du coronavirus ?

JS. “Nous sommes devenus très dépendants de la Chine pour satisfaire nos besoins vitaux. C’est le résultat d’un capitalisme excessif. Tout le monde veut acheter au prix le plus bas, et c’est pourquoi tout le monde a oublié de sécuriser sa logistique et sa supply chain. Et donc, comme c’est le cas de l’Europe actuellement, on a des ennuis. Ainsi, nous savons que 85% des substances actives dans les médicaments génériques sont produites en Inde et en Chine. La seule exception est probablement Sandoz, qui produit toujours en Suisse. Nous devons réintroduire des stocks minimums de substances actives pour les médicaments, afin de sécuriser la supply chain et veiller à ce que nous ne nous retrouvions pas dans des situations catastrophiques où des médicaments essentiels viennent à manquer.”

Traduction : virginie·dupont·sprl

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