Jean-Luc Maurange: “Le coeur du réacteur CMI reste toujours bien en Wallonie”

© RUDY LAMBORAY (BELGAIMAGE)

Que vous parliez centrales thermo-solaires, développement ferroviaire ou armes avec lecture optique, partout dans le monde, vous risquez de tomber sur des équipements de CMI. Son nouveau patron, le Franco-Canadien Jean-Luc Maurange, évoque les atouts, stratégies et limites d’un tel groupe, résolument indépendant.

Sous ses ordres, près de 6.000 personnes à travers le monde, dont 1.500 en Belgique. Jean-Luc Maurange a pris, en début d’année, les commandes de l’entreprise d’ingénierie CMI. Il nous reçoit dans son bureau au mobilier tout empreint de l’histoire de John Cockerill, mais auquel il a apporté des touches personnelles, comme ce maillot de rugby (il est originaire du Sud-Ouest) ou ce poster du groupe U2, dont il ne rate aucune des tournées européennes. Nous ne sommes toutefois pas là pour parler de ses loisirs mais bien de la stratégie de son entreprise.

TRENDS-TENDANCES. La Belgique s’inquiète de son avenir énergétique. Qu’est-ce qu’un groupe comme CMI, de plus en plus actif dans l’énergie, peut lui apporter ?

LUC MAURANGE. Nous sommes surtout présents sur les marchés externes, 80 % de notre chiffre d’affaires est réalisé hors d’Europe. Néanmoins, nous pouvons contribuer à des solutions car nous sommes bien positionnés dans les énergies non polluantes. Nous construisons les chaudières adossées aux centrales à gaz dans de nombreux pays européens, dont la France et la Belgique. Ces centrales ont la particularité de pouvoir démarrer rapidement. Elles jouent le rôle d’amortisseur entre de l’énergie qu’on ne peut pas stopper comme le nucléaire et d’autres qui sont très volatiles, comme les énergies renouvelables. Ces centrales-là tournent peu. Dans le programme envisagé pour compenser les MW qui manquent en raison de l’arrêt des centrales nucléaires, relancer des centrales au gaz aurait du sens.

CMI est aussi très présent dans le solaire, via les tours CSP (centrales thermo-solaires). Mais je n’envisage pas dans l’immédiat qu’il puisse y avoir ce type d’installation en Belgique…

Vous vous développez bien dans le solaire mais pas dans l’éolien. Pourquoi ?

CMI est un grand groupe très diversifié mais il ne peut pas courir tous les lièvres à la fois. Nous choisissons les domaines dans lesquels nous pouvons apporter une solution technique à valeur ajoutée. Nous l’avons trouvée dans les centrales CSP, où il y a en quelque sorte une grosse chaudière suspendue en haut d’une tour de 200 m. Nous savons faire des chaudières complexes et nous sommes donc entrés sur ce terrain. Mais pas dans le photovoltaïque qui est beaucoup plus simple, ni dans l’éolien.

Vous investissez beaucoup dans des projets de stockage de l’énergie. Pour vous, c’est là que se trouvent les solutions d’avenir ?

Dès que nous sommes entrés sur le marché du renouvelable, nous avons eu la conviction que le vrai défi, le vrai game changer, c’était de parvenir à stocker cette énergie pour amener plus de régularité dans une production par nature variable et flexible.

Nos centrales thermo-solaires ont une capacité de stockage, grâce à la technique des sels fondus. Vous montez le sel dans la chaudière, vous le chauffez à 600-700 °C et quand vous le redescendez, le sel a cette propriété de pouvoir conserver la chaleur pendant 17 heures. Vous pouvez utiliser cette chaleur pour produire de la vapeur et donc de l’énergie. Cela permet d’avoir, en résumant un peu grossièrement, des centrales solaires qui fonctionnent la nuit, quand vous avez besoin d’électricité pour vous éclairer. Cela apporte la flexibilité, indispensable au renouvelable.

Profil

56 ans, originaire de Bordeaux

– Diplômé de la Kedge Business School de Bordeaux

– Il commence sa carrière au Canada, comme commercial dans l’industrie de câbles en acier. Il s’y plaît tellement qu’il finit par acquérir la nationalité canadienne.

– Retour en France dans le groupe Usinor, qui deviendra ensuite Arcelor, puis ArcelorMittal. Il a notamment piloté la relance du groupe sidérurgique dans toute l’Europe du Sud. ” Aucun site n’a été fermé et ils existent encore tous aujourd’hui, dit-il. C’est ma plus grande fierté. Je ne suis pas un cost cutter. ”

– Désireux de revenir à un employeur à taille plus humaine, il quitte Aix-en-Provence pour Liège en 2013, séduit par le projet de Bernard Serin pour CMI. Il a dirigé les départements Energie, puis Défense, avant de devenir CEO en ce début 2018.

A Seraing, vous développez un projet pilote en matière de stockage. Quel en est l’avancement ?

Le projet Miris (Micro Réseau Intégré Seraing) en est à ses balbutiements. Nous y stockons de l’énergie produite à partir de panneaux photovoltaïques et cela sur plusieurs types de batterie : au lithium, au vanadium ou avec des électrodes en acier. Certaines coûtent plus cher, d’autres se chargent et déchargent plus vite, des matériaux sont plus ou moins rares (les ressources en lithium ne sont pas infinies et appartiennent de plus en plus à des groupes chinois), etc. Le projet Miris vise à combiner ces technologies pour gérer au mieux les contraintes de prix et de performance. Tout cela avec un EMS ( energy management system), qui intègre les données météo, les besoins d’utilisation et les variations de prix de marché pour la revente de l’électricité.

Nos centrales thermo-solaires ont une capacité de stockage. Cela nous permet d’avoir des centrales solaires qui fonctionnent la nuit.

Quels marchés visez-vous avec Miris ?

L’Allemagne présente une vraie belle opportunité de business. Elle produit beaucoup d’énergie renouvelable et doit amortir les pics dans son réseau. Le développement en Afrique, en Asie du Sud-Est, en Inde ou ailleurs ne passera pas par l’installation d’une grosse centrale, à partir de laquelle on tire des lignes de réseau. Il y aura une multitude de petits réseaux autonomes, à partir d’une production éolienne ou solaire qu’il faudra stocker pour l’utiliser sur un cycle journalier, hebdomadaire voire mensuel. Cette énergie permettra d’alimenter des pompes pour aller chercher de l’eau et ensuite traiter cette eau, autres domaines dans lesquels CMI est actif. Avec l’eau et l’électricité, vous avez la base pour le développement d’activités.

A quel horizon cela est-il envisageable pour vous ?

Dans les cinq ans. Les techniques sont quasiment disponibles. Il faut que les systèmes de financement se mettent en place. La Banque mondiale en finance, les agences de soutien à l’exportation en financent mais cela n’a pas encore pris l’ampleur nécessaire. Cela viendra, je suis confiant.

Et en Belgique, avez-vous le sentiment que les projets innovants sont suffisamment soutenus par les pouvoirs publics ?

Honnêtement, oui. Le projet Miris, pour lequel CMI sort de 10 à 12 millions sur fonds propres, est repris dans le pacte national d’investissements stratégiques. Il existe ici un très intéressant modèle de soutien à l’innovation. Certes, nous ne profitons pas autant que la pharmacie de l’exonération des revenus des brevets – dans l’industrie, on brevète peu et quand on le fait, c’est juste dans un souci de protection de l’innovation – mais nous sommes bien accompagnés dans des projets innovants comme HaYrport (production d’hydrogène comme carburant de véhicules), le traitement des eaux par bactéries sans ajouts chimiques ou la fabrication de pièces complexes à partir de poudre.

Dans nos domaines, avec de gros projets industriels, le marché belge ne peut évidemment pas tout offrir. Mais j’insiste : l’innovation, la R&D, elle est bien ici. Les centrales solaires sont conçues à Seraing, les tourelles de char à Loncin, les systèmes de traitement de l’eau ici ou à Sprimont. Le coeur du réacteur est bien en Wallonie, même si les débouchés sont sur des marchés où l’on doit s’équiper en industries, en énergie, en ferroviaire. Aujourd’hui, ces marchés ne sont pas en Europe.

Jean-Luc Maurange:
© RUDY LAMBORAY (BELGAIMAGE)

Parlons donc des exportations. CMI a-t-elle été directement touchée par les mesures protectionnistes prises par le président américain Donald Trump ?

Non. Pour autant que ces mesures protectionnistes ne finissent pas par mettre à plat l’économie. Quand les risques de guerre commerciale font dévisser les devises turques et brésiliennes, deux pays où CMI est bien présent, c’est autre chose.

Et les sanctions à l’égard de l’Iran, pays où vous avez livré des chaudières ?

Nous n’avons pas livré de chaudières en Iran, nous avons eu un partenariat technique et un accord de licence avec la société iranienne Mapna Boiler. Nous étions prêts à lancer cette collaboration mais nous avons été contraints de l’arrêter après la décision américaine. Je ne juge pas le fait que les Etats-Unis se positionnent en gendarmes du monde, je ne dis pas si c’est légitime ou pas. Mais je constate qu’ils sont bel et bien les gendarmes du monde et qu’ils ont les moyens de se positionner de la sorte. Les banques en ont fait la cruelle expérience. CMI n’ira donc pas à l’encontre des règles américaines.

Autre inquiétude éventuelle pour vos exportations : le gouvernement wallon vient d’annuler des licences vers l’Arabie saoudite. Cela ne concernait pas CMI mais craignez-vous une généralisation de cette position ?

Non. Des messages ont été passés, invitant les entreprises de défense à veiller à ne pas trop dépendre des contrats avec un seul pays dans cette région sensible. Sur ce plan, CMI a un portefeuille de clients assez diversifié. Nous ne fabriquons ni des fusils ni des munitions mais des équipements dont la traçabilité est assurée. On ne se balade pas comme ça avec une tourelle de char montée sur un véhicule de 30 tonnes…

Le développement et la fabrication de nos produits s’étale sur plusieurs années et nous les livrons en quantités réduites. Je peux comprendre certaines préoccupations. Mais il faut nous donner le temps de nous redéployer et nous laisser continuer ce qui a été démarré. Ce projet a été initié en 2013, il est difficile de s’arrêter au milieu du gué.

Pensez-vous, comme Thierry Geerts, le patron de Google Belgique, que notre pays ne mise pas assez franchement sur la capacité d’innovation dans les entreprises de défense ?

Je ne comprends pas pourquoi il y a, en Belgique, cette sorte de malaise à s’afficher comme une entreprise de défense innovante. Regardez en France, en Allemagne ou aux Etats-Unis : Raytheon, Loockhed Martin, Dassault, Thales, Airbus, Safran, etc. Toutes ces entreprises réputées ont une activité militaire conséquente. Dans ces pays, on investit énormément de moyens dans la recherche militaire car c’est là que les innovations technologiques sont les plus importantes. On peut être impressionné par les produits de Thales en reconnaissance visuelle, en sécurisation des bâtiments ou en pilotage d’une gare. Mais d’où cela vient-il ? Des innovations dans la défense. Après il faut bien entendu de la vigilance : que faisons-nous de ces avancées technologiques ?

Je ne comprends pas pourquoi il y a, en Belgique, cette sorte de malaise à s’afficher comme une entreprise de défense innovante.

Et chez CMI, quels produits résultent d’innovation dans la Défense ?

Dans nos centrales solaires, nous fournissons le récepteur. Nous sommes garants du traitement de la température qui arrive, grâce à un certain nombre de miroirs. Pour éviter les surchauffes, il faut orienter intelligemment tous ces miroirs. Le pilotage de tout cela, c’est la même chose que le pilotage d’optique infrarouge, qui nous vient de développements militaires.

Nous lançons une locomotive diesel électronique. Tout le système de simulation et de captation des données dérive du domaine de la défense. Les progrès dans les matériaux composites viennent de la défense, car nous devions alléger nos tourelles. Les tourelles que fabrique CMI, ce sont les cerveaux des véhicules militaires, avec des systèmes de reconnaissance infrarouge, des boîtiers électroniques, des simulateurs.

Après une année 2017 un peu décevante, comment se déroule l’exercice 2018 de CMI ?

Nous avons connu un démarrage un peu poussif, sans bien comprendre pourquoi. La bonne conjoncture, la hausse des cours du pétrole, les préoccupations environnementales… Tous les indicateurs étaient au vert et aucune décision ne se prenait. Et subitement au coeur de l’été, les commandes sont arrivées. J’ai appelé cela ” le syndrome de la bouteille de ketchup ” : on la retourne, on tape et rien ne se passe jusqu’au moment où tout le ketchup se déverse d’un seul coup ! Au final, 2018 sera probablement une bonne année pour CMI. Nous devrions donc conserver un chiffre d’affaires au-delà du milliard d’euros, avec un Ebit de 6 à 7 %. Les prises de commandes seront aussi au-dessus du milliard, ce qui est important pour un groupe qui travaille dans la durée. Ces commandes, nous les exécuterons dans les deux à trois prochaines années.

CMI est un groupe qui croît aussi par acquisitions. Il y a eu Transurb et CIM l’an dernier, Balteau un peu avant. Est-ce une stratégie que vous comptez poursuivre ?

Vraisemblablement, oui. Qu’est-ce qui sous-tend cela ? Il s’agit de petites ou moyennes entreprises, dotées d’un beau savoir-faire technique mais qui sont sur un marché saturé. Elles doivent donc aller chercher la croissance là où elle est : en Asie, en Afrique, en Amérique centrale. Cela implique d’engager des commerciaux, de trouver des sous-traitants locaux, de monter des financements, de préparer des contrats, etc. Tout cela, un groupe comme CMI peut le faire. Les entreprises le savent et elles se tournent volontiers vers nous. Le cas typique, c’est la société familiale dont le patron ne trouve pas un successeur. Il veut pérenniser son entreprise et notre histoire le rassure, comme le fait que nous ne soyons pas cotés.

Jean-Luc Maurange:
© RUDY LAMBORAY (BELGAIMAGE)

Ne pas être coté en Bourse, c’est un atout pour racheter des entreprises ?

Oui. Nous ne sommes pas dans l’immédiateté mais dans les projets industriels à moyen ou long terme. Publier des résultats trimestriels n’aurait aucun sens pour un groupe comme CMI, se demander sans cesse si ” le marché va aimer ” briderait le groupe. Notre positionnement actuel sur l’hydrogène, nous en récolterons les fruits au mieux dans cinq ans. Pourrions-nous prendre de tels paris en étant coté ? En plus, la Bourse préfère les pure players et nous sommes tout sauf un pure player.

Notre structure nous donne une agilité dans la décision, nous pouvons trancher rapidement les questions. L’inconvénient, c’est que nous nous privons d’un accès aux capitaux. Cela nous oblige à faire des choix d’investissement, par exemple celui de ne pas aller dans l’éolien.

Vous défendez la diversité des métiers au sein de CMI. Mais jusqu’à quel point ? Y a-t-il des métiers où vous n’irez pas ?

L’automobile car c’est trop tard, le marché est bien occupé, le ticket d’entrée est trop conséquent. Nous ne sommes pas dans l’aéronautique mais nous y viendrons peut-être par un petit biais. Aujourd’hui, nous livrons des lignes de traitement de surface pour les pièces et nous n’irons pas au-delà. C’est en plein dans notre métier, la technologie est proche de celle des lignes de décapage dans la sidérurgie. C’est l’une des explications à la diversité de CMI : nous recherchons les domaines où nos savoir-faire technologiques pourraient être transposés. C’est comme cela que nous travaillons aujourd’hui sur l’hydrogène. Les lignes d’électrolyse, à partir desquelles nous produisons l’hydrogène, ne sont pas très éloignées des lignes d’électro-galvanisation en sidérurgie.

Etre coté et devoir se demander sans cesse si ‘le marché va aimer’ briderait un groupe comme CMI.

Cela ressort plus du hasard ou des opportunités que d’une stratégie longuement réfléchie…

Non, la constitution de notre groupe répond à une logique. Nous travaillons dans des domaines qui sont très cycliques. Il faut alors savoir passer les creux. Mais heureusement, tous les domaines ne traversent pas des creux en même temps. Le talent ensuite, c’est d’agencer tout cela. Avec un grand principe : le cash appartient entièrement à CMI, pas aux secteurs.

Maintenant, je n’exclus pas que notre business model évolue au fil du temps. Fournir des matériaux et des équipements, cela suffira-t-il encore demain dans les domaines les plus innovants ? Il faut peut-être démontrer que le stockage d’énergie ou la production d’hydrogène, on y croit tellement que nous sommes prêts à exploiter nous-mêmes les premières unités. Ce n’est pas un changement de métier mais un changement de positionnement dans le métier. Vous amenez plus de services, plus de valeurs, plus de marges mais plus de risques aussi. Nous devons réfléchir à cette évolution. Tout en restant conscient de la taille de CMI évidemment. Je songe à des projets de 40 à 50 millions d’euros au maximum.

Vous êtes personnellement présent en Belgique depuis cinq ans. Quel regard portez-vous sur le tissu socio-économique belge ?

Il faut le comprendre ( rires). Ce qui frappe, c’est le maillage industrie-politique, avec un secteur public très actif dans le soutien et même la participation. Le gouvernement est très présent à travers ses différents véhicules (SRIW, Sogepa, Invest, etc.). C’est un peu surprenant de prime abord. Mais quand on regarde de près, il y a de très belles réussites, on ne peut pas dire que ce soit de l’argent public gaspillé. La taille joue aussi : les connexions se font plus vite. En France, vous n’avez pas le même accès aux ministres.

Mon autre étonnement, c’est le niveau fédéral. Difficile à comprendre, à gérer. Nous l’avons vécu sur les projets d’investissement de l’armée belge : ne pas avoir trouvé plus de retombées pour les entreprises belges, c’est dommage. Peut-être les entreprises ont-elles aussi leur part de responsabilités, peut-être doivent-elles être plus attentives en amont ? C’est complexe et surprenant pour le Franco-Canadien que je suis. Mais il faut faire avec.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content