Jacques Vandermeiren (CEO Port of Antwerp): “Nous devons être des pionniers”

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Malgré la crise du coronavirus, les résultats de Port of Antwerp font état d’une légère augmentation du trafic jusqu’à fin avril. Mais son CEO, Jacques Vandermeiren, en est conscient : la crise est loin d’être terminée.

Au Port of Antwerp, dénomination internationale du port d’Anvers, le coronavirus a introduit une nouvelle normalité. En un seul week-end, on y est passé d’une centaine de télétravailleurs sporadiques à 800 télétravailleurs permanents. ” Pourtant, je ne crois pas en un avenir totalement numérique, affirme Jacques Vandermeiren, son CEO. Certains chefs d’entreprises néerlandais trouvent qu’il est beaucoup plus efficace de se réunir sans les conversations habituelles autour d’un café. Balivernes. Je leur ai souhaité bonne chance. De nombreux Asiatiques ont des dizaines de façons de dire oui ou non. On ne le voit pas sur un écran. Donc oui, nous reprendrons l’avion. Et un port d’envergure mondiale comme Anvers a également besoin d’un aéroport national belge solide et d’une compagnie aérienne performante : si nos clients doivent passer par Francfort, Schiphol ou Paris pour nous rendre visite, nous perdrons en impact. ”

Nous sommes un des rares endroits sur Terre à suivre la croissance de l’économie mondiale. Cela provient du fait que nous sommes présents partout.

Les chiffres prouvent qu’Anvers est bien un port d’envergure mondiale. C’est d’ailleurs le seul port à progresser entre Le Havre et Hambourg, même par rapport à une année record comme 2019. Jusqu’à fin avril, on y a enregistré une légère croissance du trafic (+0,4%). A Rotterdam, le trafic a baissé de 9%, au Havre, de 20%. ” Nous sommes un des rares endroits sur Terre à suivre la croissance de l’économie mondiale. Cela provient du fait que nous sommes présents partout. A Rotterdam, les conteneurs arrivent surtout d’Asie. Chez nous, ils proviennent également des Etats-Unis. ”

TRENDS-TENDANCES. Les perspectives ne sont donc pas si mauvaises pour l’économie mondiale puisque vous enregistrez encore une croissance de 0,4%…

JACQUES VANDERMEIREN. Je n’irai pas jusque-là ( il rit). Quand la production s’est arrêtée en Chine, nous l’avons ressenti quatre à cinq semaines plus tard. Aujourd’hui, la production a repris, mais pas la demande. Par conséquent, les producteurs stockent leurs marchandises dans nos entrepôts. De ce fait, mais aussi parce que l’e-commerce est resté actif et la demande de denrées alimentaires a beaucoup augmenté, nos résultats restent acceptables. Mais nous recevrons beaucoup moins de marchandises jusqu’en juin. La demande aussi reste faible : les magasins rouvrent, mais ils enregistrent une baisse du chiffre d’affaires de 30 à 70%. Dans notre hinterland naturel (le nord de la France, l’Italie, la Suisse, l’Autriche, les Pays-Bas, la Pologne et surtout l’Allemagne), la reprise de la production reste très lente. La Chine pourrait enregistrer une reprise en V, avec à nouveau des taux de croissance de 7 à 8% par an. En Europe, aux Etats-Unis, en Afrique et en Amérique latine, elle s’effectuera davantage en U, ou prendra la forme du swoosh ( surnom donné au logo, Ndlr) de Nike. Nous sommes la synthèse de toutes ces courbes. Si la reprise est lente en Europe et aux Etats-Unis, les perspectives ne sont pas favorables pour l’économie mondiale.

On a annoncé le passage de 74 porte-conteneurs de moins au port, mais les autres ont apporté davantage de fret.

Il ne suffit pas de compter les bateaux ( il sourit). Comme le fret diminue, les armateurs optimisent leurs schémas de navigation. Et ils envoient par exemple un gros navire à Anvers au lieu de deux petits. Si nous résistons aussi bien, c’est aussi en partie grâce à la solidité de l’économie allemande et au fait que notre port accueille le plus grand cluster pétrochimique d’Europe. La chimie continue à tourner. Ce qu’elle perd en plastique pour l’automobile, elle le remplace par des gels pour les mains, des emballages et du plastique pour des denrées alimentaires. Dans les entreprises chimiques, je n’entends pas prononcer le mot ” crise “. Il est surtout question d’agilité.

Evoluons-nous vers des chaînes logistiques plus courtes et une économie moins globalisée ?

Je ne connais aucune entreprise où ces sujets sont à l’ordre du jour du comité de management. En revanche, les départements de gestion des risques font des heures supplémentaires. Il n’est pas aussi simple de trouver un fournisseur stratégiquement important qui propose une alternative de qualité à un prix abordable. Je n’exclus pas des glissements, mais je n’entends pas parler d’un grand changement de paradigme à court terme.

Une crise a toujours des conséquences, mais celles-ci se font sentir moins vite que ce qu’on croit. Notre monde est volatil, incertain, complexe et ambigu. Dans un tel environnement, les changements radicaux sont rares. On observe plutôt des tendances : plus de numérisation, plus d’économie circulaire, plus de durabilité. Les conséquences concrètes de ces tendances sont beaucoup moins claires pour nous, pour les entreprises. Mais celles qui ne font pas preuve d’agilité se retrouveront inévitablement dans les cordes.

Comme les dockers ? Un tiers d’entre eux ne trouvent pas de travail…

Nos dockers sont un de nos grands atouts. Je ne crois pas dans des terminaux pour conteneurs entièrement automatisés. Cela aurait du sens dans des flux de marchandises stables. Mais un port est sujet à des pics et des creux, des phénomènes saisonniers ou naturels, comme le vent, le brouillard et les marées. Les grues automatiques atteignent 23 à 24 mouvements par heure, nos dockers 34 à 35.

Mais dans les marchandises de détail conventionnelles, la méthode actuelle n’est pas suffisamment flexible, et donc trop chère. C’est la raison pour laquelle nous perdons du trafic, surtout au profit de Flessingue. Nous avons déjà identifié ce problème et nous y travaillons.

Le travail des dockers fait l’objet de négociations depuis des années. Pourquoi réussiriez-vous cette fois ?

Les crises sont des catalyseurs. Les recettes ordinaires ne fonctionnent plus, il faut donc prendre le problème autrement. Les crises nous tombent dessus, mais elles ne dégagent pas de positions radicalement nouvelles. Nous devons surtout nous concerter et élaborer des solutions de qualité. Il est facile d’annoncer un plan de relance de 50 milliards d’euros, mais si l’on prend les mauvaises décisions, on en paie le prix. C’est pourquoi je préfère réfléchir un peu plus longtemps pour trouver une meilleure solution.

Les écologistes plaident pour une relance durable. Pas pour le ” business as usual “, mais uniquement si c’est possible de manière respectueuse de l’environnement…

Nous y travaillons déjà. La mission que nous avons définie il y a deux ans prévoit que nous voulons être un refuge et un levier pour un futur durable. Je suis aussi président de The Shift, un réseau centré sur la durabilité. Nous travaillons sur 13 projets liés à l’énergie, l’industrie et la navigation maritime durables. Sur les 120 millions de tonnes de CO2 qu’émet la Belgique chaque année, 18 proviennent de notre port : 14 de l’industrie et 4 des transports. Avec de grands groupes industriels comme BASF, ExxonMobil, Total, Borealis, Ineos et Air Liquide, nous voulons collecter et stocker 57 millions de tonnes de CO2 d’ici 2030. Nous pourrons ensuite injecter celui-ci dans un gisement de gaz épuisé via Rotterdam ou le liquéfier et le transporter dans des gisements de gaz de la mer du Nord. Cela coûtera beaucoup d’argent mais nous comptons sur l’aide du Fonds européen à l’innovation. Celui-ci tire ses ressources des droits d’émission que ces entreprises doivent acheter. Pour les entreprises, l’opération peut être rentable, parce que le prix de ses droits d’émission ne fait qu’augmenter.

Nos dockers sont un de nos grands atouts. Je ne crois pas dans des terminaux pour conteneurs entièrement automatisés.

Simultanément, Ineos investit dans une centrale qui tournera au gaz de schiste.

Le secteur chimique est le moteur de notre port et nous devons le préserver. La chimie aussi va durabliser ses activités, en utilisant du gaz au lieu du pétrole comme matière première et en ” écologisant ” ce gaz à terme. D’où le consortium constitué autour de Power-to-Methanol, dans le cadre duquel nous voulons convertir de l’électricité verte en méthanol, un produit de base de la chimie. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons créé la Coalition Hydrogène avec des entreprises comme Fluxys et Engie : nous voulons examiner comment produire d’énormes quantités d’hydrogène à l’étranger puis les transporter à Anvers. Même si ce ne sera que pour après 2030. Aujourd’hui, l’hydrogène reste cher, mais jusqu’en 2000, aucun scientifique ne pensait que l’éolien pourrait un jour être rentable. Aujourd’hui, certains parcs éoliens ne prennent même plus la peine de demander des subsides. C’est pourquoi nous sommes également le premier port au monde à avoir commandé un remorqueur fonctionnant à l’hydrogène. Cela n’existe pas encore, mais avec CMB et le groupe gantois ABC, nous disposons d’entreprises belges capables de relever ce défi. Ce sont des investissements risqués de plusieurs millions, mais il faut joindre le geste – et les investissements – à la parole.

Jacques Vandermeiren (CEO Port of Antwerp):
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Un petit pays comme la Belgique doit-il prendre l’initiative dans ce domaine, ou au moins y associer une politique industrielle ?

Nous devons être des pionniers. Naturellement, nous n’allons pas changer le monde depuis Anvers, mais quelqu’un doit prendre le risque. Nous avons un rôle de banc d’essai à jouer. Ensuite, les grands pourront embrayer. Le port d’Anvers a l’avantage d’être une marque connue dans le monde entier. Un pays comme l’Allemagne y associerait effectivement une vision industrielle et s’y tiendrait, mais peu de pays en sont capables. Les chanceliers restent longtemps au pouvoir, et l’Allemagne dispose d’une industrie robuste qui privilégie la stabilité. La plupart des autres pays se heurtent au problème des élections, des nouvelles coalitions et des visions différentes. En Belgique, s’y ajoute encore le manque de cohérence dans les compétences avec, par exemple, nos sept ministres de la Santé publique. Alors que l’industrie veut surtout un cadre. Par exemple dans l’énergie : les centrales nucléaires vont-elles fermer ou pas ? Tant que la question n’est pas tranchée, tout le monde attend. Il y a des candidats pour investir dans une centrale au gaz dans le port, mais ils attendent une décision concernant le mécanisme de soutien. Entretemps, l’horloge tourne. L’avantage du port d’Anvers est que l’industrie portuaire bénéficie d’un cadre suffisamment stable. Ce n’est pas un hasard si Ineos est venue s’établir ici. Nous sommes une locomotive pour l’économie. Mais nous devons nous attaquer à nos problèmes de mobilité, d’énergie et autres. Il est désolant de constater qu’il n’y a toujours aucune perspective pour transformer le Rhin de fer en une ligne ferroviaire à part entière à double voie.

La Région flamande vous soutient-elle suffisamment ? Le Saeftinghedok, l’extension du port, devait être doté d’une capacité de 10 millions d’EVP (équivalents vingt pieds). Ce sera finalement 3,2 millions d’EVP, avec une extension de 3,8 millions ailleurs dans le port.

On ne peut pas dire que la Flandre ne soutient pas les ports. Mais les autorités ne peuvent plus imposer leur volonté. Nous devons tenir compte de l’adhésion sociale. Les grands travaux d’infrastructure sont à présent intégrés dans un Complex Project où toutes les parties prenantes sont représentées. En principe, personne n’obtiendra ce qu’il veut, mais chacun aura suffisamment pour éviter les procédures juridiques. Le grand atout du projet actuel est qu’il nous permet de créer le dock le plus écologique, le plus durable d’Europe. Essentiellement parce qu’il accueille un énorme volume que nous pouvons rassembler et transporter plus aisément par le rail et la navigation intérieure. Auparavant, la Flandre subsidiait ces travaux à 80%. Aujourd’hui, nous mettons 80% sur la table. Il s’agit d’un investissement gigantesque pour une petite entreprise ayant une ville comme actionnaire. Heureusement, les investisseurs étrangers font également leur part pour renforcer ce hub.

Dans les entreprises chimiques, je n’entends pas prononcer le mot ‘crise’, il est surtout question d’agilité.

En principe, ce sera la dernière extension. Le port devra-t-il passer le flambeau si vous ne permettez plus à vos clients de croître ?

Nous espérons que ce projet sera opérationnel en 2028 ou 2030. J’estime que les évolutions techniques nous permettront ensuite d’avoir des terminaux à conteneurs encore plus efficaces. Une autre possibilité est la collaboration entre ports. Selon moi, nous pouvons croître sur deux plateformes si elles sont complémentaires.

Vous faites ici référence à une fusion avec Zeebruges. A ce propos, vous avez déclaré qu’il n’était pas simple de passer d’une absence totale de collaboration à une fusion.

Je vois de la complémentarité. Ils sont le plus grand port ro-ro ( pour les voitures et le matériel roulant, Ndlr). Leur trafic de conteneurs provient surtout de l’armateur chinois Cosco, qui n’est que très peu présent chez nous. Nos débouchés sont également différents. Nous visons l’Allemagne et la région, eux privilégient le Royaume-Uni et la Scandinavie. Dans l’énergie, nous sommes assez équivalents. Rotterdam, par exemple, est très performant dans la vieille énergie comme le pétrole et le charbon. Nous avons l’énergie du futur : comme nous, Zeebruges est très actif dans le CO2 et l’hydrogène, et ils disposent du terminal LNG ( gaz liquéfié, Ndlr) de Fluxys. Ajoutez-y notre cluster pétrochimique et nous pouvons nous positionner comme un nouveau port vert. Mais c’est le côté rationnel. Car il y a également un côté émotionnel. Comme chez nous, les relations entre la ville et le port sont très fortes à Zeebruges. Nous avons déjà fait un pas dans la dépolitisation, avec notamment deux administrateurs indépendants. Ce lien émotionnel n’est pas facile à couper, mais la dynamique des négociations est positive. Je suis optimiste quant à leur issue et suffisamment réaliste que pour savoir que la fusion ne se réalisera pas demain. Je pense qu’une sortie cet été est encore faisable, mais un tel processus a besoin de temps.

Profil

– Né à Anvers

Diplôme de droit (UA/KU Leuven), master en études européennes (UCL)

1990-1999 : “senior advisor distribution Vlaanderen ” chez Electrabel

1999-2012 : ” chief corporate officer ” chez Elia

2012-2015 : CEO d’Elia

Depuis 2016 : CEO de Port of Antwerp

– Cofondateur et président de The Shift, administrateur de Vascobelo, du Kunsthuis Opera Ballet Vlaanderen et NxtPort, membre du conseil général de l’ Antwerp Management School

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