Jacques Séguéla: “Je fais mes 10 heures de pub par jour”

© Eric Fougère

Véritable pape de la publicité en France, Jacques Séguéla n’a toujours pas rangé son stylo et continue, à 84 ans, de décocher ses slogans à tout vent. Infatigable, l’homme vient de sortir un livre dont le titre, à lui seul, plante déjà le décor : “Le Diable s’habille en Gafa”.

Il a toujours le regard alerte et le sens de la formule. A 84 ans, Jacques Séguéla sort un nouveau livre, Le Diable s’habille en Gafa, clin d’oeil à peine voilé au roman et film éponyme Le Diable s’habille en Prada, critique acerbe du milieu de la mode. Mais ici, le publicitaire ne s’en prend pas aux fashion victims ni aux dictateurs du soi-disant bon goût. Pugnace, Jacques Séguéla s’attaque cette fois à Google, Apple, Facebook et Amazon qui forment aujourd’hui les incontournables Gafa. Un quatuor infernal que le papy de la pub taxe volontiers de machiavélisme…

TRENDS-TENDANCES. Vous avez 84 ans, vous travaillez toujours et vous sortez même un nouveau livre. Vous n’avez pas envie de prendre votre retraite ?

JACQUES SEGUELA. Chez Havas, j’ai la chance de ne pas être un collaborateur comme un autre. Je fais mes 10 heures de pub par jour dans une liberté totale et absolue. Je ne suis pas dans l’organigramme, mais j’ai quand même un titre : conseiller auprès du président. Vous savez, mon slogan personnel, c’est : ” La vieillesse commence lorsque les regrets l’emportent sur les rêves “. Donc moi, je cultive mes rêves et je les écris. Avec ce nouveau livre, j’ai écrit mon rêve du retour de la créativité et comment il faut remettre les Gafa à leur place.

Profil

– Né en 1934 à Paris.

– Titulaire d’un doctorat en pharmacie, il change d’orientation professionnelle en 1960 et devient reporter à Paris Match, puis à France Soir.

– Il se lance à 35 ans dans la publicité et fonde l’agence RSCG qui deviendra Euro RSCG en 1991, puis Havas-Advertising en 1996 dont il sera le vice-président.

– Il compte plus de 1.500 campagnes de pub à son actif et une vingtaine de campagnes présidentielles dont celles pour François Mitterrand en 1981 ( La Force tranquille) et en 1988 ( Génération Mitterrand).

– Il a également écrit une vingtaine de livres dont le célèbre Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité, elle me croit pianiste dans un bordel.

Dans cet essai, vous adoptez un vocabulaire résolument belliqueux. Sommes-nous en guerre contre les Gafa ?

Si on ne réagit pas, on peut arriver à la guerre. J’aime citer cette philosophe française qui dit que nous avons connu deux fléaux au 20e siècle – le nazisme et le communisme – et qu’il ne faudrait pas en connaître un troisième au 21e : le ” dataïsme ” qui est la dictature du big data. Attention, moi, je ne suis pas contre les Gafa. Je suis pour le bon Dieu des Gafa, mais je suis contre le diable des Gafa. C’est pareil pour l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, grâce à un algorithme, on peut distinguer un grain de beauté d’un mélanome naissant en un rien de temps. Comment ne pas aimer cette intelligence artificielle-là ? Mais à côté de ça, une autre équipe de chercheurs a mis au point un algorithme qui détermine, sur la base d’une simple photo, votre orientation sexuelle. Ça, c’est le diable des Gafa ! Moi, je veux simplement qu’on les régule pour qu’on limite le plus possible le diable et que l’on maximise le bon Dieu. On peut d’ailleurs comparer cela avec l’invention de la roue qui a débouché sur l’invention de la voiture et sur les accidents de la route. Depuis, les Etats ont inventé un code et mis en place la prévention routière pour limiter les accidents. Mon cri d’alarme, c’est exactement ça : avant qu’il ne soit trop tard, faisons en sorte qu’il y ait une réglementation et une prévention numérique à l’encontre des Gafa.

Ce qui me navre le plus, c’est que les Gafa ne font rien pour l’humanité avec leurs profits et leurs réserves d’argent.

Les gouvernements doivent donc reprendre la main et les consommateurs doivent être davantage conscientisés ?

Oui ! Il faut bien comprendre que Donald Trump a été élu sur des fake news et que le Brexit s’est aussi bâti sur des fake news. C’est insupportable ! Alors, qui peut réagir ? D’abord les Etats, et en particulier les Etats-Unis qui pourraient appliquer aux Gafa la loi antitrust de 1890. Cette loi avait été créée pour limiter la Standard Oil de John D. Rockefeller dans son expansion et surtout pour rétablir la concurrence. La richesse, à l’époque, c’était le pétrole et Rockefeller a accepté de partager son empire ou, plutôt, d’en vendre une partie. Ce qui ne l’a pas empêché de continuer son business et de rester milliardaire. Or, aujourd’hui, la richesse, ce sont les données. Mais Donald Trump n’appuiera jamais sur le bouton car il est ravi du bordel que mettent les Gafa…

Mais que peut-on faire au niveau mondial ?

Alors, c’est très bien de réunir une centaine de dirigeants dans des sommets consacrés à la paix ou au climat comme la Cop24 qui aura bientôt lieu en Pologne, mais pourquoi ne le fait-on pas pour les Gafa ? Pourquoi n’organise-t-on pas un sommet international de régulation sur le numérique ? L’urgence, elle est là ! Il faut réglementer et je pense que les Gafa ont intérêt à s’y associer. Comme Rockefeller à l’époque, une telle régulation ne les empêchera pas de continuer leur business et ils le feront en respectant les consciences. Barack Obama l’a dit : les Gafa, c’est la reconstitution de la pensée unique. Vous êtes démocrate, on ne vous sert que du démocrate. Vous êtes conservateur, on ne vous sert que du conservateur et cela crée des silos de haine. C’est comme ça que naissent les guerres. Bill Clinton l’a dit aussi : avec les fake news, c’est la démocratie qui est en danger. A cause de ces fake news, justement, et à cause des contenus inappropriés, je rappelle que Procter & Gamble, le premier annonceur du monde, a retiré 200 millions de dollars d’investissements publicitaires sur le Net en 2017.

Qu’est-ce qui vous énerve le plus aujourd’hui chez les Gafa ?

A eux quatre, les Gafa représentent un Etat numérique dont la capitalisation boursière atteint 2.600 milliards de dollars, soit le PIB de la France ! Mais dans 10 ans, ce sera quoi ? Le PIB de l’Europe ? Et après ? Le PIB du monde ? Mon coup de gueule n’est pas inutile. Mais ce qui me navre le plus, c’est que les Gafa ne font rien pour l’humanité avec leurs profits et leurs réserves d’argent, contrairement à Bill Gates qui consacre 80 % de sa fortune pour aider les enfants africains. Je me prosterne devant lui et je lui lave les pieds car Bill Gates permet à ces enfants d’accéder au savoir qui est la richesse du monde. Aujourd’hui, les profits annuels des Gafa dépassent les 100 milliards de dollars et leurs réserves 500 milliards. Pourquoi ne font-ils rien ? Il y a près de 2 milliards de Terriens qui ne mangent pas à leur faim. Et il y en a plus de 2 milliards qui n’ont pas accès à l’eau potable. Pourquoi les Gafa ne les aident-ils pas ? Moi je veux que la passion domine le monde. Ces gens-là, les Gafa, n’ont pas de passion. Ils ont de la technicité. Mais la technicité n’a pas de coeur. Les Gafa sont froids. Vous avez vu l’audition de Mark Zuckerberg au Congrès américain ? C’était incroyable…

Jacques Séguéla:
© Eric Fougère

Aujourd’hui, Google et Facebook trustent 70 % du marché publicitaire digital dans plusieurs pays. Que doivent faire les grands groupes de communication : se battre ou collaborer ?

On ne lutte pas contre une super-puissance qui peut vous écraser avec le pouce. Ce serait ridicule. Il n’y a aucun intérêt à faire la guerre contre les Gafa, mais cela ne veut pas dire non plus qu’il faut s’associer avec eux. Parce que s’associer, c’est se faire absorber. Si on se vend aux Gafa, on perd son âme. Aujourd’hui, quelle est la puissance d’une agence ? C’est la créativité. Tout le monde dit que le nouveau média, c’est la data. Non, le nouveau média, c’est l’idée. Une data sans idée, c’est comme un revolver sans cartouche. Vous appuyez sur la gâchette et rien ne sort. Le moteur de la publicité, c’est l’idée. Pour une entreprise technologique, la rupture, c’est une panne. Pour une agence de pub, la rupture, c’est l’idée. Donc, on est à l’opposé et on a besoin de garder absolument cet état d’esprit et de ne pas se faire phagocyter par les Gafa. Mais ça n’empêche pas de conclure des deals

Le paradoxe est que les Gafa ont conquis le monde sans faire quasiment de publicité eux-mêmes. Ils ont joué à fond la carte de ” l’expérience client “, fortement prisée par les marques aujourd’hui…

L’expérience client au sens strict, c’est la pub qui l’a inventée. Les Gafa ont été malins. Ils ont bénéficié de l’incroyable générosité des journalistes qu’ils sont en train de tuer. Tout, comme les publicitaires d’ailleurs. Personne n’a compris ce qu’il se passait. Cela s’est fait en 10 ans, quelle rapidité !

Aujourd’hui, nous devons protéger notre métier. Les publicitaires sont les créateurs des marques. Moi, j’ai créé une dizaines de marques dans ma vie. Afflelou, ça n’existait pas. Tout comme Carte Noire ou Decathlon. Un jour, le fondateur m’a dit : ” Trouve-moi un nom, trouve-moi un slogan. J’ai trouvé ‘Decathlon, à fond la forme ! ‘. Notre métier, c’est de créer mais aussi de protéger les marques contre les attaques du temps. Ce que nous amenons aux marques, c’est leur ADN, leur humanité, leur âme et leur immortalité. Ce n’est pas la technologie qui peut leur amener ça.

N’y a-t-il toutefois pas un risque que les annonceurs travaillent de plus en plus en direct avec les Gafa sans passer par les agences ?

Oui, bien sûr, mais les très grands annonceurs n’ont pas abandonné leur agence et ils ne le feront pas. Bien au contraire. Les grands patrons respectent les agences créatives car ils savent que la créativité est fondamentale. La tech ne leur apporte aucune créativité.

A côté des Gafa, d’autres concurrents émergent également dans le monde la pub : des géants du conseil tels que Deloitte ou Accenture grignotent désormais vos parts de marché. Y a-t-il là aussi danger pour les groupes de communication ” classiques ” ?

Je pense que les sociétés de conseil se trompent parce qu’elles ne feront pas bien ce métier. C’est comme si nous, publicitaires, nous voulions supplanter les Gafa. C’est ridicule. Ce n’est pas notre raison d’être et il ne faut jamais aller contre sa raison d’être. La publicité, c’est un talent. Mais c’est aussi un état d’esprit. C’est une culture. C’est une histoire. C’est une famille. Et c’est grâce à cet état d’esprit qu’on peut faire avancer la créativité. Les sociétés de conseil n’auront jamais l’état d’esprit des agences et des publicitaires qui sont faits dans ce moule et qui ont des années d’expérience. C’est comme si vous me disiez : ” Pourquoi les artistes ne deviendraient-ils pas des banquiers et pourquoi les banquiers ne deviendraient-ils pas des artistes ? ” Bref, je dis aux annonceurs qui seraient tentés de passer par les bureaux de conseil : vous ne trouverez pas cet esprit de marques et de défense des marques que vous trouvez dans les agences de pub car ce n’est pas leur vocation. Leur intime conviction, c’est le conseil. Nous, c’est la créativité. C’est ce que je dis aussi aux Gafa : faites votre métier, laissez-nous faire le nôtre et travaillons ensemble.

La vieillesse commence lorsque les regrets l’emportent sur les rêves.

Publicitaire n’est donc pas un métier en voie de perdition ?

Pas du tout ! Même s’il y aura un écrêtement qui servira les petites agences créatives de talent et les grands groupes qui prendront la bonne direction. Comme toujours, ce seront les agences moyennes qui souffriront.

Quel est aujourd’hui, selon vous, le plus grand défi des agences de pub ?

La créativité ! C’est aussi l’ouverture permanente à la nouveauté. Il ne faut pas laisser le monopole de la modernité aux Gafa. Le défi, c’est de continuer à être le seul métier du monde qui veut un monde meilleur. C’est aussi travailler ensemble pour cultiver l’esprit de famille.

Donc la pub ne doit pas fondamentalement se réinventer ?

Non. Il faut qu’elle cultive ses valeurs de racines, mais qu’elle les plonge dans le futur. Mon concept, cela a toujours été les racines du futur. On me dit parfois que je suis passéiste, mais je ne le suis pas. Je n’ai de nostalgie que du futur. Le futur doit se nourrir des racines, sinon nous perdons notre raison d’être.

Pensez-vous que l’on se dirige malgré tout vers un monde hyper-connecté avec des publicités ultra-ciblées dans les magasins, comme dans le film ” Minority Report ” de Steven Spielberg, censé se passer en 2053 ?

Ce n’est pas de la science-fiction. Cela se fera sans doute, mais toujours avec la magie du créatif que n’a pas la machine. Je pense que cela va améliorer le rapport à la consommation, mais cela va détruire la grande distribution qui, aujourd’hui, est déjà à genoux. Je ne crois plus aux hypermarchés tels qu’on les voit actuellement. Ils vont être obligés de devenir des centres commerciaux à l’américaine, des malls festifs où il se passera autre chose que la consommation, où il y a aura du service, avec une livraison gratuite qui s’effectuera peut-être même avant que vous reveniez chez vous. C’est pourquoi les acteurs de la grande distribution sont obligés de se lancer aujourd’hui dans une réforme terrible. Jusqu’à présent, leur seule valeur était le prix. Ils se sont trompé de combat. Comme toujours, ce n’est pas le prix qui compte, c’est le coeur. Ils doivent rendre la vie meilleure.

D’autant plus que les Gafa sont également présents sur ce terrain-là : Amazon a ouvert son premier supermarché sans caissière cette année et il compte ouvrir 3.000 magasins de ce genre d’ici 2021…

C’était très exactement le 22 janvier. C’est une date historique qui sonne comme une date de mort parce que cela signifie, à terme, la fin de millions de caissières dans le monde. Alors moi, ce que je dis à Amazon, c’est ceci : que faites vous de vos milliards amassés ? Réagissez et apprenez aux caissières le métier de demain ! Offrez-leur un bagage qui leur permettra de trouver un nouveau boulot. Avec l’argent que vous avez, tout est possible !

Jacques Séguéla,
Jacques Séguéla, ” Le Diable s’habille en Gafa “, éditions Coup de Gueule, 214 pages.

Quel a été le plus grand souvenir de votre carrière jusqu’ici ? Etait-ce dans le monde de la publicité commerciale ou dans la communication politique ?

Au risque de radoter, c’est évidemment François Mitterrand. Et pas seulement La Force tranquille en 1981 parce que, pour moi, la plus belle campagne est celle de 1988 : Génération Mitterrand. L’histoire est incroyable. Mitterrand m’appelle en juillet 1987 et me dit : ” Séguéla, je ne vais pas me présenter aux prochaines présidentielles. Ce sera Michel Rocard, vous allez faire quelque chose pour lui, mais j’ai besoin que la campagne puisse aussi me servir car on ne sait jamais ce qui peut arriver “. Je lui réponds : ” Monsieur le Président, c’est impossible : on ne peut pas vendre à la fois un yaourt et une voiture, il faut choisir ! ” Et il conclut : ” Séguéla, vous avez des idées, allez-y et revenez me voir “. Et là, je comprends sa stratégie. C’est la stratégie du désir. Il est vieux. Or comment se rendre désirable si ce n’est en disant que l’on va s’en aller ? On retient toujours quelqu’un qui veut partir. C’est malin comme tout ! C’est comme ça que j’ai eu l’idée du slogan Génération Mitterrand, mais surtout de l’image où l’on voit un bébé serrer la main de…

François Mitterrand !

Non ! Cette main, c’est la mienne. Et le bébé, c’est ma deuxième fille Lola ( rires) ! Mais c’est vrai que l’on a entretenu le doute. Moi, je disais aux journalistes : ” Cette main, c’est celle de Mitterrand, mais c’est peut-être aussi celle de Rocard “. Cela a fait un buzz pas possible ! Rocard a joué le jeu car Mitterrand avait dealé avec lui qu’il serait son Premier ministre. C’est une campagne absolument merveilleuse. Je suis désolé d’en revenir aux Gafa mais, aujourd’hui, qu’est-ce qui fait élire les présidents ? Ce n’est pas la qualité d’une campagne ou d’un programme, ce sont les fake news. Donc peut-être que mon livre n’est pas inutile, ne serait-ce que pour ça.

Votre contribution à la réélection de François Mitterrand, c’est donc ça, votre plus grande réussite ?

Ma plus grande réussite, ce n’est pas la pub, c’est l’amour. J’ai la chance d’avoir cinq enfants de la même femme. Je viens de fêter 40 ans d’amour avec elle et on se s’est jamais disputé. Je pense d’ailleurs être le seul publicitaire français à avoir eu cinq enfants avec la même femme. D’autres en ont eu cinq aussi, mais avec cinq femmes différentes ( rires) ! Il est vrai que je me suis marié tard, à 42 ans. Ma femme en a 24 de moins que moi. En fait, la pub, c’est ma maîtresse.

Aujourd’hui, que rêvez-vous encore d’accomplir ?

Je n’ai qu’une envie, c’est de durer. Je ne sais plus qui est l’auteur de cette phrase, mais je l’aime beaucoup : le génie, c’est de durer. Là, je suis en train de terminer un énorme livre sur les 100 ans de Citroën. Et ce n’est pas terminé.

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