“J’espère que l’on donnera sa chance à ce gouvernement démocratiquement élu”

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Deux-cent quarante milliards d’euros, c’est le montant des liquidités que les sociétés belges ont dans leurs coffres. Que vont faire les entreprises de cet argent qui pourrait soutenir l’investissement ? Nous avons posé la question à Luc Bertrand (AvH).

Deux-cent quarante milliards d’euros, ce chiffre ressort d’une étude réalisée par B-Information, la société spécialisée dans l’information financière, qui a analysé sur ces six dernières années les bilans déposés par les sociétés non financières du pays. Que vont faire les entreprises de cet argent qui pourrait soutenir l’investissement, mais qui hésitent encore en raison de la conjoncture économique?

Nous avons posé la question à cinq patrons: Luc Bertrand (AvH), Serge Fautré (AG Real Estate), Pieter Timmermans (FEB), Rik Vanpeteghem (Deloitte), Rik Vandenberghe (ING Belgium).

Aujourd’hui, l’interview de Luc Betrand (AvH)

Luc Bertrand est administrateur délégué et préside le comité exécutif d’Ackermans & van Haaren, groupe qui affiche un chiffre d’affaires consolidé de 5,7 milliards.

Les chiffres montrent que les entreprises belges ont aujourd’hui beaucoup de liquidités en caisse. Est-ce aussi votre cas ?

Notre situation est particulière : à la fin de l’an dernier et au début de cette année nous avons renforcé notre participation dans le groupe de construction CFE, une opération d’une montant de 138 millions d’euros en cash (et 550 millions de plus en apports), qui a engendré un moment une position de liquidités négative, mais je peux vous dire qu’aujourd’hui , nous avons reconstitué notre réserve de cash.

Et vous vous apprêtez à investir ce cash ?

Effectivement, nous avons à nouveau une position substantielle en cash et nous sommes prêts à réaliser de grands investissements. C’est le cycle classique : nous investissons, nous réalisons cet investissement, nous réinvestissons…

Dans quel secteur ?

Tout dépendra des opportunités ! Nous avons cinq secteurs stratégiques (private equity, immobilier, énergie, banque privée et l’ingénierie marine), et ces secteurs stratégiques auront la priorité dans notre politique d’investissement.

L’Europe reste une région attractive ?

Nous sommes actifs internationalement, via notamment notre filiale Sipef, en Indonésie et en Inde et nous continuerons à investir dans ces entreprises. Mais il y a également beaucoup d’opportunités sur le marché européen. Il y a certes moins de croissance, mais la valeur des entreprises a également baissé. Nous assisterons à des processus de consolidation, qui permettront de créer de la valeur.

Des consolidations ? Dans quels secteurs ?

Dans la construction par exemple. Ou dans la banque privée. Et via le private equity, nous sommes aussi présents dans de nombreux autres métiers…

Les entreprises se trouvent aujourd’hui dans une situation “post crise” assez particulière.

Nous pouvons dire, avec toute a prudence et la modestie qui s’impose, qu’AvH n’a pratiquement pas connu la crise, grâce à notre position de marché et à la force de nos entreprises. Grâce aussi à une grande attention portée à l’opérationnel et à une politique conservatrice. Entre 2008 et 2014, les fonds propres du groupe ont connu une croissance de plus de 50%.

Les banques ont connu des temps difficiles. Les relations avec elles ont changé ?

Les possibilités de réaliser des acquisitions via un leverage bancaire ont diminué. C’est clair, les banquiers sont devenus plus conservateurs dans les évaluations des projets d’investissement qui leur sont proposés. Nous avons des bonnes relations avec nos banquiers. Ils nous ont toujours suivis dans nos acquisitions. Mais si, dans un cas particuliers, vous rencontrez un problème, les discussions sont alors bien plus difficiles que par le passé. Trop difficiles. Nous avons vu de près le cas d’une entreprise où même si vous intervenez aux côtés de partenaires extrêmement solides, les banquiers vous font la vie extrêmement dure. Cela m’a fait réfléchir, car je ne m’étais pas du tout attendu à un tel comportement.

A quoi attribuez-vous cette dureté ?

Il y a plusieurs explications. La première, c’est que certaines banques désirent simplement se retirer. La deuxième, c’est que plus vous rendez une situation difficile, plus vous touchez de commissions. Les entreprises doivent parfois payer des fortunes. La troisième est que les banques sont désormais obsédées par leur ratio de solvabilité et sont moins enclines à prêter (même si c’est moins le cas sans doute en Belgique).

Cela nécessite d’avoir à disposition un matelas de cash plus important et de diversifier vos sources de financement ?

Oui. Nous avons toujours eu un matelas de liquidités, mais en effet, il doit être plus important que par le passé. Quant à diversifier nos sources de financement, nous l’avons déjà fait, en levant plusieurs émissions obligataires.

Revenons à la Belgique et au nouveau gouvernement. Vous ressentez un changement de climat ?

Si vous décidez de réduire, à termes, le taux de cotisations sociales des employeurs de 33 à 25%, c’est clair : quelque chose a changé. Cela montre que les autorités se préoccupent du niveau de nos charges. Car contrairement à ce que beaucoup imaginent, les entreprises sont bien trop taxées en Belgique.

Les mesures décidées par le gouvernement (baisse des charges salariales, gel temporaire de l’indexation des salaires…) pourraient vous inciter à investir davantage en Belgique ?

Je pense que la réponse est oui. Bien sûr, nous n’avons pas cessé d’investir en Belgique et nous allons continuer de le faire. Les mesures que vous mentionnez sont un signal fort. Mais à mon sens, et vous ne serez pas surpris de l’entendre, ce n’est pas assez ! Nous sommes devenus au fil du temps bien moins compétitifs que bien d’autres pays. Je ne parle pas de la Chine ou de l’Inde, mais de la Pologne, de l’Allemagne, des Pays-Bas.

Qu’attendez-vous de plus ?

Je prendra un problème : l’énergie. Les coûts de production de l’énergie ont baissé de près de 30%, mais les frais imposés par les autorités ont augmenté de près de 50%, sans parler des coûts de distribution qui ont également augmenté de manière substantielle. Dans notre économie, on lève parfois ici et là un impôt de manière plus ou moins cachée…

Votre groupe est d’origine familiale. Cela signifie quoi ? Une plus grande souplesse ?

Et nous restons un groupe familial ! Même s’il a grandi au fil des ans. Nous avons une vision à long terme que nous pouvons implémenter parce que nous avons un actionnaire qui nous a donné mandat de le faire. Alors oui, nous pouvons réagir rapidement, parce que nous avons un conseil d’administration relativement restreint, qui peut se réunir très vite, qu’il existe une grande confiance entre nous. La confiance est la clé de tout. Mais, et c’est tout le paradoxe, d’un côté nous devons pouvoir investir rapidement, mais de l’autre, nous devons rester très prudents. Car quand un projet vacille, vous êtes sanctionnés de manière terrible par les banquiers.

Vous avez bon espoir dans une reprise économique prochaine ?

Encore une fois, c’est une question de confiance, qu’il faut restaurer. Il y a encore trop d’exigences de la part d’autorité qui sont encore trop dépensière. Il y a encore trop peu d’investissements qui peuvent soutenir l’économie. Dans nos villes, il existe un manque visible d’investissement pour améliorer la mobilité. Il existe pourtant diverses possibilités de financements, publics ou privés. Mais il ne se passe rien. Je terminerai par un dernier exemple : nous discutons aujourd’hui de la manière dont nous devrions déconnecter (je ne dis pas connecter) du réseau électrique certains clients (en cas de black out, NDLR). C’est un débat qui n’est pas acceptable dans une économie prétendue “avancée” comme la nôtre. Mais je crois que le gouvernement a bien débuté. J’espère seulement que l’on donnera sa chance à ce gouvernement démocratiquement élu.

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