Ignace Van Doorselaere, CEO De Neuhaus: “Si on n’a pas de cicatrice, c’est qu’on n’a pas vécu”

Sa raison d'être: "être le meilleur représentant de la praline belge à travers le monde" © JONAS LAMPENS

Le chocolatier belge Neuhaus n’a pas échappé au choc de la pandémie. Mais son CEO, Ignace Van Doorselaere, est un capitaine aguerri qui maintient le cap du navire et le prépare pour l’après-Covid.

Peu de personnes ont autant d’expérience à la tête d’entreprises familiales qu’Ignace Van Doorselaere. Au cours des trois dernières décennies, l’homme a été cadre de haut niveau chez AB InBev et ensuite CEO du fabricant de lingerie Van de Velde. Depuis le début 2017, il est CEO de Neuhaus, le fabricant de pralines du holding Bois Sauvage contrôlée par la famille Paquot. Il a vigoureusement dépoussiéré l’image de l’entreprise. Ce n’est certes pas l’ambition qui fait défaut. “Notre raison d’être, c’est vouloir être le meilleur représentant de la praline belge à travers le monde“, assure-t-il. A 61 ans, il n’a rien perdu de sa vivacité et de son tranchant. Une mentalité de combattant caractéristique chez ce fervent adepte de krav maga. Mais il aime aussi se colleter avec d’autres défis. Il est l’auteur d’une série de livres et de chroniques sur le leadership et les questions sociales et économiques, où il prend régulièrement le gouvernement à partie.

Profil

  • 1959: naissance à Gand
  • 1982: licence en interprétation Hogeschool Gent ; postgraduat en gestion KU Leuven ; MBA Wharton
  • 1983: coordinateur marketing 3M
  • 1985: directeur marketing Puratos
  • 1989: The Boston Consulting Group, Paris
  • 1990: responsable acquisitions et stratégie AB InBev
  • 1996: directeur général Pays-Bas AB InBev
  • 1999: vice- président Europe de l’Ouest AB InBev
  • 2003: CEO de Van de Velde
  • 2017: CEO de Neuhaus

Trends-Tendances. Comment va Neuhaus?

Ignace Van Doorselaere. Ces deux années ont été difficiles. Mais le travail accompli est gigantesque. Nous avons beaucoup avancé sur les ingrédients. Nous les avons rendus durables en supprimant l’huile de palme et nous avons augmenté la teneur en cacao. L’emballage a été revu, tout comme le concept du magasin, et nous avons enfin une stratégie numérique. L’e-commerce a très progressé. Dans les magasins, tout ce qui fait obstacle à la satisfaction du client doit disparaître. Je suis fils de boucher, j’ai été élevé dans l’idée que le client passe toujours en premier. Il n’y avait pas de processus budgétaire, pas de processus financier, le SAP (prologiciel de gestion intégré, Ndlr) n’était pas à la hauteur. Une vraie montagne d’un travail affreusement ennuyeux mais essentiel. Pas moins de 80% du comité directeur et des personnes qui lui rendent compte ont été remplacés. Pas parce qu’ils étaient mauvais, mais parce que nous trouvions qu’ils n’étaient pas vraiment impliqués.

Je suis fils de boucher, j’ai été élevé dans l’idée que le client passe toujours en premier.

Comment la crise se traduit-elle en chiffres?

L’année 2019 a été record, mais le Covid-19 nous a durement touchés. Quand j’ai commencé, Neuhaus réalisait un chiffre d’affaires (CA) de 87 à 88 millions d’euros. En 2019, nous avons atteint le chiffre record de 102 millions d’euros. Malgré tous les investissements, le cash-flow opérationnel est passé de 11,5 à 15 millions d’euros. Mais la pandémie nous a percutés de plein fouet. Sur ces 102 millions, 35 dépendent directement du tourisme, de nos magasins dans les aéroports et les sites touristiques comme la Grand-Place de Bruxelles. Cela représente donc environ 35% du CA, dont 90% se sont évaporés ; 30 millions perdus d’un seul coup. Mais ça ne nous a pas changés. La route reste la même, en dépit du fossé creusé au milieu. Dans le krav maga, on apprend qu’on n’a aucune chance si on ne fait que se défendre. Un attaquant va gagner en confiance si on recule et frappera donc plus fort. Il en va de même en entreprise. Il faut toujours penser offensivement. Nous mettons tout en oeuvre pour traverser la crise. Nous ne pouvons pas faire apparaître les touristes d’un claquement de doigts mais nous gagnons des parts de marché à l’aéroport de Zaventem. Certes, à 10% du volume normal, mais nous progressons.

Et qu’en est-il pour les autres 65%?

Eux aussi ont été menacés. Quand est-ce qu’on se procure des pralines? Quand on reçoit chez soi ou qu’on va en visite quelque part… Mais l’impact est resté limité. Dans nos magasins, qui sont davantage fréquentés par un public local, nous avons perdu l’an dernier 5 à 8% par rapport à 2019. Dans les boutiques touristiques, c’est nettement moins bien. Pour Zaventem: -95%. Certains magasins d’aéroport n’ont rien commandé pendant huit mois. La galerie de la Reine à Bruxelles, notre magasin phare, accuse -80% ; celui de la Grand-Place de Bruxelles, -90% ; celui du Groentenmarkt à Gand, -80%. Mais la boutique de la Koestraat, à Gand, a augmenté de 10%. Sur le plan international, c’est un désastre, mais là où nous dépendons du consommateur local, nous sommes dynamiques et allons de l’avant. Nous avions tablé pour 2020 sur un chiffre d’affaires de 70 millions d’euros. Nous avons réalisé 80 millions. Et la dynamique se maintient pour l’année en cours.

Dans le krav maga, on apprend qu’on n’a aucune chance si on ne fait que se défendre. Il en va de même en entreprise.

Où l’enseigne Neuhaus est-elle présente?

En Belgique, nous avons 75 magasins, dont 30 en gestion directe et 45 indépendants. Nous avons fait des choix géographiques essentiels. Nous avons ainsi résolument opté pour les villes. Conquérir les Etats-Unis est impossible, mais Washington et New York, ça c’est possible. Nous y avons six magasins. Nous avons aussi également dit oui pour l’Allemagne, à Munich, Berlin et Hambourg et dans la région de la Rhénanie-du- Nord-Westphalie. A Londres, nous venons d’arriver et nous sommes installés à Covent Garden et à la gare de Saint-Pancras. Il n’y a pas un chat actuellement mais en 2022 ou 2023, il y aura beaucoup de monde. Nous sommes également présents à Tokyo, Dubaï et Riyad. Aux Pays-Bas aussi, bien que ce ne soit pas un marché du chocolat premium. Mais pour la France et la Chine, nous avons dit non. En Chine, nous avons perdu beaucoup d’argent avant mon arrivée. C’était trop complexe et nous n’avions pas les bonnes personnes. Godiva connaît des difficultés là-bas.

Ignace Van Doorselaere, CEO De Neuhaus:
© JONAS LAMPENS

Leonidas, une irritante épine dans le pied?

Non. J’ai du respect pour Leonidas, un bon joueur avec un bon PDG. Mais ils sont dans un autre segment et ont un public différent. Si on comparait avec la bière, ils sont Jupiler, alors que nous sommes Duvel ou Leffe. Jupiler est-il un concurrent de Duvel? Non, c’est un autre type de consommation et une expérience différente. Godiva a un chiffre d’affaires d’un milliard d’euros, un avantage de 50 ans en volume et en perception, mais pas en qualité. Nous pensons évidemment que nos produits sont meilleurs.

Quelle importance donnez-vous à l’ancrage belge?

C’est le fondement de notre existence. Nous voulons être la meilleure praline belge, elle doit donc être confectionnée en Belgique. L’actionnariat belge et le siège social en Belgique sont essentiels. Neuhaus produit uniquement à Vlezenbeek (Leeuw-Saint-Pierre). L’emballage est encore en partie en Europe de l’Est, mais nous le ramenons progressivement en Belgique. L’Europe de l’Est devient plus chère et les coûts de transport augmentent.

Un grand groupe de capital- risque n’a donc aucune chance?

C’est à l’actionnaire qu’il faut poser la question, mais je sais qu’ils sont très attachés à l’appartenance belge. Je ne vois aujourd’hui aucun changement dans la prépondérance belge au sein du holding.

Neuhaus est contrôlée par Bois Sauvage, de la famille Paquot, et Van de Velde par la famille éponyme. Y a-t-il une différence?

J’ai l’expérience de trois entreprises familiales. Ce qu’elles ont en commun, c’est la passion et la connaissance du produit et du métier. Elles diffèrent par le niveau d’ambition. Chez AB InBev, le niveau d’ambition et le risque étaient très grands, et ça leur a réussi. Van de Velde et Bois Sauvage sont beaucoup plus conservateurs. Ils n’hypothéqueront jamais leur croissance par des dettes au point que si les choses allaient mal, elles iraient vraiment mal. La différence entre Bois Sauvage et Van de Velde est que les membres de Bois Sauvage ne travaillent pas dans l’entreprise, ce qui est le cas chez Van de Velde. Il n’y a là rien de mal, tant que les règles sont claires. En cas de promotion, c’est le meilleur qui doit l’obtenir. L’éthique de la performance est sacrée pour moi. Je ne fais aucun compromis là-dessus.

Vous n’avez pas vraiment quitté Van de Velde dans les meilleurs termes. Vous étiez en désaccord avec le président et pater familias Herman Van de Velde.

Il y a eu quelques pépins. Mais nous avons réalisé trop de bonnes choses pour ne garder que le mauvais. Nous avons fait passer le CA de l’entreprise de 90 à 200 millions d’euros, et le cash-flow de 29 à 62 millions d’euros, avec de grands vents contraires sur un marché en recul. L’essai aux Etats-Unis n’a pas été transformé, mais ça allait se produire. Si j’avais pu investir, les choses se seraient sans doute passées autrement. Mais me permettre de devenir actionnaire était un sujet difficile à négocier. Je ne veux plus jamais travailler dans une entreprise où, si ça marche bien, je n’ai pas droit à une partie de l’ upside.

Vous sentez-vous plus proche d’un produit comme le chocolat que de la lingerie?

Je n’ai jamais porté de soutien-gorge, pas même lors d’une soirée folle ( rires). En tant que fils de boucher, j’ai plus d’affinités avec la nourriture qu’avec la lingerie. Mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas appris à comprendre l’émotion de la lingerie. Van de Velde a encore une position unique. Après mon départ, ils ont laissé tomber beaucoup d’idées, notamment sur la numérisation. Le nouveau CEO avait d’autres idées. Ils ont perdu deux ans et ont dégringolé. Ils ont accumulé les coûts et perdu beaucoup de clients. La nouvelle CEO, Marleen Vaesen, a remis le train sur les rails. Cela va trop lentement à mon goût, mais s’ils peuvent accélérer le train… Il y a là une belle mine d’or. Je possède encore des actions, je dois faire attention à ce que je dis ( rires). Je n’ai vraiment pas vu venir le déclin de Van de Velde après mon départ. Dans ma tête, ce n’était pas possible.

Nous voulons être la meilleure praline belge, elle doit donc être confectionnée en Belgique.

Etes-vous inquiet pour la période post-Covid?

Bien sûr. Nous voyons la montagne de la dette. Nous avons élevé nos enfants dans l’idée qu’il faut toujours rembourser ses dettes. Il faudra donc bien rembourser celle-là. Soit cela se fera de manière sélective, avec des impôts sélectifs, soit de manière globale, progressivement, pour ne pas le sentir immédiatement. Comme un homard qui ne se rend pas compte que l’eau se réchauffe peu à peu avant d’être ébouillanté. Ou alors les banques centrales annulent les dettes, mais je n’y crois pas. Quel précédent cela créerait-il? Nous devrons donc y passer et ce sera douloureux.

Vous êtes sorti du conseil d’administration du Club de Bruges lorsque Bart Verhaeghe a repris le club en 2012. Qu’avez-vous pensé lorsqu’ils ont récemment voulu entrer en Bourse?

J’ai mis tout ça derrière moi. J’étais entré comme administrateur avec l’envie d’aider, pas avec un portefeuille pour faire de l’argent. Je ne suis toujours pas d’accord avec ce qui s’est passé en 2012. Cette prise de contrôle n’était pas nécessaire. Le club n’avait pas de dette et disposait d’une bonne trésorerie. Bart Verhaeghe l’a acheté à un prix que je ne comprends toujours pas. Mais a-t-on créé de la valeur ajoutée depuis lors? Incontestablement. Un entrepreneur qui crée de la valeur ajoutée mérite celle-ci, même Bart Verhaeghe. Mais la valorisation du club pour l’introduction en Bourse était à mon avis incroyablement élevée. Je n’allais de toute façon pas acheter les actions.

Bart Verhaeghe fera sans doute une nouvelle tentative tôt ou tard?

Bart Verhaeghe est quelqu’un qui revient toujours. En ce sens, c’est un bon entrepreneur. Il n’abandonne jamais, et c’est quelque chose que j’apprécie chez n’importe qui même si, lui et moi, nous ne sommes plus en bons termes.

Ce qui n’est pas le cas avec Herman Van de Velde?

Effectivement. Nous nous entendons même bien. Nous avons tous deux été surpris par la tournure qu’ont pris les événements.

Cela montre qu’une entreprise et sa gestion sont aussi une affaire d’émotion et de passion?

En va-t-il autrement dans la vie?

Quelles sont les valeurs auxquelles vous êtes attaché?

Je porte des cicatrices, consécutives aux erreurs que j’ai faites dans ma vie. Mais si on n’a pas de cicatrice, c’est qu’on n’a pas vécu. On doit faire ce en quoi on croit, au risque de faire des erreurs. Je respecte quelqu’un qui suit ses principes. C’est ce que je dis à mes enfants: soyez vous-même et donnez le meilleur de vous-même. C’est ce qu’il y a de plus important dans la vie.

Quelle est la plus grande erreur que vous ayez faite? Quitter AB InBev?

En effet. J’ai travaillé avec plaisir et satisfaction chez AB InBev jusqu’en 1999. Puis le CEO de l’époque, Johnny Thijs, un homme de premier plan, est parti et les Canadiens sont arrivés. J’étais alors en charge de l’Europe de l’Ouest, mais on n’a pas accroché, c’était une culture différente. Je ne supporte pas bien les patrons de toute façon. Je suis le fils d’un indépendant, n’est-ce pas? J’ai remis ma démission. Un an plus tard, le CEO canadien est parti. Si j’avais attendu un an… C’est un de mes défauts: de temps à autre, ça déborde et j’arrête. Mais j’ai toujours de bons rapports avec les actionnaires familiaux d’AB InBev. Je suis d’ailleurs administrateur chez Patrinvest ( le holding d’Alexandre van Damme, Ndlr).

Comment se présente l’avenir?

Je n’essaie plus de prédire ma vie. J’aime travailler et je me sens bien chez Neuhaus. Je m’y vois bien pendant encore au moins 10 ans, parce que je n’ai aucune envie d’arrêter de travailler. D’ailleurs, pour moi, ce n’est pas travailler. C’est vivre, tout simplement. Mais quelque chose peut mal tourner. Je pourrais tomber malade. Pour le moment, je suis en pleine forme, donc je dis “10 ans de plus”, mais qu’en sais-je?

Et si vous êtes obligé de prendre votre retraite?

A 65 ou 67 ans, rétrograder de cent à zéro, ce n’est pas pour moi. Laissez-moi rouler! La vie finira bien par m’arrêter.

Pourtant, vous avez précédemment admis que vous êtes moins résistant au stress depuis que vous ne pratiquez plus le krav maga.

C’est vrai. J’ai dû arrêter parce que j’avais été opéré du genou et à cause d’un risque de hernie cervicale. Mais j’ai besoin de sport pour décompresser. J’envisage de me remettre au combat. Je fais juste un peu d’ afterburn ( une forme de musculation, Ndlr). Tout le monde a besoin de se vider la tête de temps à autre. Pour moi, c’est l’exercice intensif, une douche et une bière. Après ça, vous pouvez me crier dessus, je ne me fâche même pas.

Vous mangez des chocolats et buvez régulièrement une triple. Et pourtant, vous avez l’air toujours autant en forme.

C’est une pure question de vanité. Si je garde mon poids, je me sens mieux. Je ne supporte pas non plus la défaite, et ça ne s’arrange pas avec l’âge. Si je prends 100 ou 200 grammes, je deviens insupportable. Il faut que ça parte. C’est incroyablement enfantin, mais je veux aussi gagner contre la balance” (rires).

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