Paul Vacca

“Game of Thrones”, la dernière série que nous regarderons “ensemble”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Difficile, pour les fans, d’ignorer que la huitième et ultime saison de Game of Thrones démarre ce week-end sur HBO et dans le monde entier. Des adieux bien préparés puisqu’il nous aura fallu attendre près de deux ans, là où la série, avec une régularité de métronome depuis son lancement en 2011, nous avait habitués à une livraison annuelle.

David Benioff, Daniel Brett Weis et George Martin, les créateurs de la série ont voulu, semble-t-il, offrir un baroud d’honneur à leurs millions de fans en manque. C’est d’autant plus important car, lorsque nous aurons laissé Westeros derrière nous avec l’ultime épisode le 19 mai, c’est non seulement une série mythique que nous quitterons, mais aussi un certain âge mythique de la série. Car, comme s’interroge Matt Zoller Seitz dans un article du magazine en ligne Vulture : ” Et si Game of Thrones était la dernière série que nous regardions ‘ensemble’ ” ? Et si la fin de la série marquait aussi la fin d’une ère de la série TV comme une odyssée collective ?

Cela ne signifie pas, bien évidemment, qu’il n’y aura plus à l’avenir des séries aussi cultes, addictives ou spectaculaires que la saga HBO. Ce serait bien un comble, avec les milliards de dollars qui irriguent le marché et la débauche de talents à l’oeuvre… Mais peut-être ne verra-t-on plus de série possédant ce degré de communion, de lien social et d’engagement collectif. Car ce qu’aura apporté la série de HBO, c’est cette capacité à nous faire vivre collectivement des moments, à l’égal d’événements sportifs ou même historiques, et même si nous n’étions pas nécessairement des fans de la série : que l’on pense notamment au Red Wedding, à la Marche de la honte de Cersei ou à la résurrection de Jon Snow, inscrits dans notre légende collective…

Or, cette magie doit autant au savoir-faire des créateurs qu’aux conditions même de réception de la série. Car Game of Thrones, même si elle ne date que de 2010, appartient toujours au monde ancien de la série. Malgré sa modernité et son sens de l’innovation, la saga demeure intimement liée au contrat narratif qui a fondé le genre depuis son origine avec l’ancêtre de la série, le roman-feuilleton : celui d’un rendez-vous ritualisé. C’est le mantra ” la suite à demain ! ” qui déjà, en 1842, du temps d’Eugène Sue et de ses Mystères de Paris, galvanisait les foules autour de l’épisode du jour dont on parlait dans les cabinets de lecture, dans les cafés… et, comme nous l’avons raconté dans notre roman Au Jour le Jour, jusque sur les barricades de la Révolution de 1848.

En renonçant aux livraisons régulières d’épisodes dans le temps et en proposant tous les épisodes d’une saison d’un seul coup, Netflix génère une approche individualisée de la série télévisée.

Avec l’arrivée de Netflix et de tous les acteurs du streaming dans son sillage, c’est une nouvelle ère qui s’ouvre. En renonçant aux livraisons régulières d’épisodes dans le temps et en proposant tous les épisodes d’une saison d’un seul coup (la ” délinéarisation “), ce n’est pas seulement un changement de degré mais de nature qui s’opère dans la nature de la série : cela génère une approche individualisée. Car si regarder Netflix est une ” activité sociale ” partagée par des millions de spectateurs dans le monde, en réalité chacun regarde ” son ” Netflix. De la même manière, que des millions de personnes se ” retrouvent ” simultanément sur Facebook, mais chacun dans ” son ” Facebook paramétré. Là où la série linéarisée recherche la communion ritualisée, la série délinéarisée propose une communion atomisée : où l’on est ” ensemble isolément “, ” alone together “, pour reprendre le titre du livre de Sherry Turkle.

D’ailleurs, Netflix a même poussé plus loin cette expérience de ” communion atomisée ” avec Bandersnatch, un épisode spécial de la série anthologique Black Mirror, où chacun pouvait avancer de façon interactive, à la manière d’un jeu vidéo, avec des fins et des segments d’histoires alternatifs. Au final, même si on a tous regardé le même épisode, on n’a pas vu le même épisode. En ce sens, Netflix et la délinéarisation de la télévision jouent dans le domaine culturel le même rôle que le réfrigérateur a pu jouer dans les familles américaines : devenir le lieu où l’on va se servir ce que l’on veut à manger à l’heure que l’on veut au lieu de passer à table ensemble.

C’est peut-être cette demande de communion ritualisée qui explique le succès des blockbusters en salle. C’est le cinéma qui est, semble-t-il, en train d’endosser le rôle social que les séries n’assurent plus. Ne nous étonnons pas dès lors que le cinéma devienne de plus en plus sériel.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content