Fin de règne pour la Sabam?

Le Conseil d’Etat se penche actuellement sur un avant-projet de loi visant à réformer le droit d’auteur en Belgique. Intrusif, le texte prévoit notamment la création d’un nouvel organe régulateur qui redistribuerait les cartes du jeu. Une hérésie pour la Sabam et pour les auteurs qui craignent une baisse de leurs rétributions.

La matière ne semble pas exciter les foules. Et pourtant, elle concerne un bon petit paquet de professions connues et généralement appréciées du grand public. Les écrivains, les compositeurs, les scénaristes, les paroliers, les réalisateurs, les artistes peintres, les éditeurs, les photographes, les traducteurs, les graphistes… Bref, tous ceux que l’on regroupe communément sous le vocable “auteurs”. Et ces auteurs, précisément, tremblent aujourd’hui devant un avant-projet de loi qui pourrait bien raboter leurs droits.

Actuellement entre les mains du Conseil d’Etat chargé de rendre un avis consultatif sur la question (probablement à la fin de ce mois), le texte qui émane du ministre de l’Economie Johan Vande Lanotte (sp.a) vise à réformer substantiellement la loi sur le droit d’auteur en Belgique. Complexe, l’avant-projet vise non seulement à transférer ce droit civil dans un code de droit économique, mais il entend aussi créer un nouvel organe régulateur qui serait placé sous la tutelle du SPF Economie. Si la motivation de ce texte de réforme semble portée par une meilleure défense du consommateur dans cette matière nébuleuse, elle a en revanche le don d’irriter au plus haut point les auteurs et autres professionnels du secteur, à commencer par la petite trentaine de sociétés de gestion collective (entre autres, la SACD, la Scam, la SOFAM, etc.) qui ont pour membres les titulaires de droits d’auteur.

La plus célèbre d’entre elles est évidement la Sabam qui ne mâche pas ses mots quant aux dangers que pourrait représenter l’adoption définitive au Parlement de cet avant-projet de loi. “En tant que société privée, nous voyons d’un très mauvais oeil l’arrivée du public dans nos affaires, tonne Christophe Depreter, CEO de la Sabam. C’est bien simple : si ce texte est voté au Parlement et que l’on met en place une espèce de Creg (Ndlr, la Commission de régulation de l’électricité et du gaz) du droit d’auteur, une grosse partie des détenteurs de droits, aussi bien du répertoire national qu’international, quittera la Belgique pour rejoindre des sociétés de gestion collective établies à l’étranger. Car cet avant-projet de loi vise en priorité à chouchouter les consommateurs au détriment des auteurs et de leurs droits.”

Scénario catastrophe

Pour Christophe Depreter, le préjudice pourrait être énorme. De 146 millions d’euros en 2012, le chiffre d’affaires de la Sabam pourrait chuter, selon ses calculs, à 21 millions si la réforme est bel et bien votée. Ce qui entraînerait une compression inévitable de la masse salariale de la société — qui passerait de 290 employés actuels à une quarantaine de personnes à peine — et sonnerait la fin des activités de sponsoring de la Sabam dans le monde culturel, soit 1,6 million d’euros sacrifiés, dixit son patron.

Délibérément catastrophiste, la vision du patron de la Sabam n’a pourtant aucune raison d’être aux yeux des initiateurs de la réforme. “D’une manière générale, je ne crois pas que le projet de loi aura cet effet, rétorque Jimmy Smedts, conseiller télécom au cabinet du ministre de l’Economie. Car le but poursuivi est d’objectiver la valeur économique des droits d’auteur et des droits voisins gérés par les sociétés de gestion, en veillant à ce que les règles de tarification, de perception et de répartition fixées par les sociétés de gestion soient équitables et non discriminatoires. Et cela au bénéfice de toutes les parties intéressées, y compris les auteurs.”

Il n’empêche. Dans la réforme du projet qui semble se dessiner, de nombreux auteurs craignent précisément “des décisions contraignantes en matière de règles de tarification, de perception et de répartition des droits, (…) avec la conséquence prévisible et inévitable de faire diminuer nos droits d’auteur”, comme ils l’ont d’ailleurs écrit dans un courrier directement adressé au Premier ministre le 9 septembre dernier. Un courrier signé par quelque 300 membres “médiatiques” de la Sabam parmi lesquels figurent des noms aussi célèbres et divers que Salvatore Adamo, François Pirette, Stijn Coninx, Frank Michael, Ozark Henry ou encore Jean-Luc Fonck.

Du côté des éditeurs de musique, on tire également la sonnette d’alarme, estimant qu’une telle réforme porterait inévitablement préjudice aux plus petites structures. “L’immixtion du public dans la gestion du domaine privé est moralement inacceptable, s’insurge Michel Lambot, deputy CEO du label indépendant PIAS qui représente des artistes belges tels que Hooverphonic, Arno, dEUS, Saule et Ghinzu. Mais elle est aussi absurde et dangereuse car si ce texte est voté, cela nous rendra d’office moins compétitifs par rapport aux grosses multinationales. Nous devrons faire face à une hausse des coûts administratifs et nous aurons encore plus de mal à défendre le répertoire belge.” Et Michel Lambot d’ajouter qu’il pourrait être tenté, dans ce cas, de déménager les 70 personnes de sa société belge à l’étranger, histoire d’éviter les contraintes de cette nouvelle loi…

Tout bon pour les utilisateurs

Du strict point de vue des consommateurs et des petits commerçants qui paient chaque année une facture pour pouvoir diffuser de la musique dans leur établissement, on est évidemment tenté de se réjouir. Car, pour un restaurateur, la facture pourrait être franchement allégée du jour au lendemain grâce aux mesures mises en place par cette nouvelle “Creg du droit d’auteur”. Il y a donc peu de chances que les commerçants s’émeuvent du sort subitement réservé aux auteurs et à la Sabam dont le business model les a toujours intrigués.

Quelque peu ternie par une image lucrative, la Sabam est en effet régulièrement pointée du doigt pour son acharnement à faire respecter rigoureusement la réglementation du droit d’auteur, mais aussi pour d’autres dossiers, comme celui des millions d’euros de droits d’auteur orphelins (dont on ne sait à qui ils doivent être reversés, faute d’informations sur les auteurs) ou encore le récent dossier des fournisseurs d’accès à Internet (lire l’encadré “Haro sur les opérateurs”).

Mais au-delà des suspicions et des polémiques, c’est surtout l’utilité de cette réforme qui pose question. “Franchement, je n’en vois pas l’intérêt, déplore Alain Berenboom, avocat spécialisé dans le droit d’auteur, et l’idée de créer un nouvel organe régulateur est tout bonnement scandaleuse. On a déjà, en Belgique, un des systèmes les plus tatillons et les plus bureaucratiques en matière de contrôle des sociétés de gestion collective par la loi du 10 et 21 décembre 2009 et là, on s’apprête à créer un nouveau monstre financier, juridiquement absurde, et qui sera en outre payé par les auteurs. Je ne comprends pas !”

Probablement composé de 14 personnes payées à temps plein, le nouvel organe régulateur imaginé par le SPF Economie sera en effet financé par les sociétés de gestion collective de droits d’auteur qui devront verser chaque année 0,4 % de leur chiffre d’affaires pour son fonctionnement. Ce seront donc, in fine, les auteurs eux-mêmes qui financeront cet organe censé les contrôler.

Un organe politisé ?

La pilule passe d’autant plus mal chez les intéressés que cet organe sera placé sous la tutelle du SPF Economie et donc “dirigé par un patron avec une étiquette politique”, regrette déjà Christophe Depreter, CEO de la Sabam. “Et on pourra dès lors douter de sa réelle indépendance”, prévient-il. Un argument que balaie pourtant le conseiller télécoms au cabinet du ministre de l’Economie : “Plusieurs garanties sont prévues pour respecter l’indépendance du régulateur et les droits fondamentaux des sociétés de gestion de droits, rassure Jimmy Smedts. Le projet de loi prévoit que le régulateur bénéficie d’une autonomie fonctionnelle et qu’il ne peut recevoir d’injonctions. En outre, ses décisions pourront faire l’objet de recours devant la cour d’appel de Bruxelles qui pourra substituer son appréciation à celle du régulateur.”

“Cette indépendance me paraît bidon et on assistera bien à un nouveau bazar à représentation politique, rétorque l’avocat Alain Berenboom, spécialiste du droit d’auteur. Aujourd’hui, je ne m’explique toujours pas la volonté de Johan Vande Lanotte de mener à bien cette réforme, si ce n’est le fait de plaire à un certain public et de montrer qu’il a fait ‘quelque chose’ durant cette législature, étant donné que son bilan n’est pas très lourd.”

Déjà validé par le Conseil des ministres cet été, le texte pourrait bien passer l’épreuve du vote à la Chambre cet automne si le Conseil d’Etat rend un avis positif. En revanche, si ce dernier voit d’un mauvais oeil l’avant-projet de loi et même si son avis n’est que consultatif, il se pourrait bien que certains partis de la majorité reconsidèrent dès lors leur soutien à cette réforme, d’autant plus que les sociétés de gestion collective vont poursuivre leur lobbying auprès des politiciens et qu’un certain nombre d’artistes promettent d’ores et déjà des actions pour faire entendre leur cause. L’espoir secret de ces auteurs inquiets ? Que les discussions après un avis négatif du Conseil d’Etat traînent à la Commission des Affaires économiques de la Chambre, histoire que le texte ne soit tout simplement pas voté avant les élections du mois de mai prochain…

FRÉDÉRIC BRÉBANT

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