Festivals, spectacles, mariages, fêtes d’entreprises: un été meurtrier pour l’événementiel
Plombé par la crise sanitaire, le secteur événementiel est le grand perdant du déconfinement. Aujourd’hui, des centaines de PME suffoquent en coulisse et se retrouvent au bord de la faillite. Gros plan sur ces métiers de l’ombre oubliés, rouages essentiels de l’économie culturelle.
Comme chaque été, ils auraient dû voyager entre Couleur Café et Esperanzah, les Ardentes et les Francofolies de Spa. Mais aujourd’hui, les roulettes des flight cases sont désespérément à l’arrêt. Bien connues des amateurs de concerts, ces valises noires qui servent à transporter le matériel de scène n’ont en effet plus bougé depuis le 13 mars dernier. Confinement oblige, tous les festivals de musique ont été annulés cette année, obligeant leurs organisateurs et les prestataires de service à déposer les armes techniques.
Certes, des petites productions théâtrales ont recommencé à accueillir quelques spectateurs ce mois-ci, mais les événements de plus de 200 personnes en espace intérieur et de plus de 400 personnes en configuration extérieure sont toujours proscrits. ” C’est l’enfer ! “, tonne Vincent Tempels, CEO de la société Arto spécialisée dans le support technique aux arts de la scène et dans l’événementiel, tant public que privé. ” J’ai des collègues qui ne dorment plus la nuit car ils sont au bord de la faillite, enchaîne-t-il. Notre secteur est mort jusqu’à la fin de l’année. Et encore, ça, c’est le scénario le plus optimiste ! Car nous ne savons toujours pas quand nous pourrons reprendre pleinement nos activités. ”
Les premiers et les derniers
Frappés de plein fouet par le coronavirus, les acteurs de l’événementiel paient la crise sanitaire au prix fort. Les organisateurs de concerts, de foires et de salons ont été les premiers à stopper leurs activités. Et contrairement aux commerces et au secteur horeca qui ont repris prudemment leurs affaires, ils seront les derniers à pouvoir rebrancher la machine des grands rassemblements populaires.
Qui a envie de se marier en limitant sa liste à 50 invités ? ” Arnaud Tabery, porte-parole de l’Union professionnelle des traiteurs
Privé de divertissement dans les salles de spectacle, le public remarque surtout l’absence des vedettes à son agenda, mais il a généralement peu conscience de l’activité économique qui grouille en coulisse. L’événementiel, ce ne sont pas moins de 80.000 travailleurs actifs dans plus de 3.000 PME belges qui orchestrent en moyenne 77.000 manifestations par an. Parmi elles, il y a bien sûr les promoteurs de concerts et les sociétés rodées aux événements d’entreprise, mais il y a aussi les métiers de l’ombre sans qui aucun spectacle ni aucun séminaire ne pourraient être organisés : ce sont les plus petites structures qui gèrent le son, la lumière, l’image et la régie de toutes ces manifestations.
Un véritable savoir-faire
Actif depuis 30 ans dans cette ” niche technique ” à travers sa société Arto basée à Wavre, Vincent Tempels tire aujourd’hui la sonnette d’alarme en tentant de fédérer les PME qui, comme la sienne, constituent un rouage essentiel du secteur événementiel et qui sont désormais au bord du gouffre financier. ” La Belgique dispose d’un véritable know-how en matière d’organisation des spectacles parce que ses techniciens viennent d’écoles reconnues interna- tionalement comme l’IAD, l’Insas ou l’Inraci, explique celui qui fut l’ingénieur du son de Toots Thielemans durant ses 20 dernières années de concerts. Comme notre activité d’entrepreneur n’entre pas dans les plans d’aide culturelle et n’est pas non plus subsidiée comme le sont les théâtres par exemple, il y a aujourd’hui un vrai risque d’hécatombe. Plusieurs PME pourraient disparaître, ce qui compromettrait l’organisation de nombreux événements et laisserait finalement le champ libre à de grands groupes étrangers, appauvrissant de la sorte tout un pan de notre économie locale. ”
Personnellement touché par la crise sanitaire (le chiffre d’affaires d’Arto a chuté, au deuxième trimestre, de 1,6 million d’euros en 2019 à 110.000 euros cette année), Vincent Tempels a donc pris son bâton de pèlerin pour convaincre les différents niveaux de pouvoir – fédéral, régional et provincial – d’apporter un soutien concret à cette ” niche technique ” de professionnels en réel danger. Concrètement, le CEO d’Arto demande l’adoption de plusieurs mesures comme les revalorisations et prolongations du chômage temporaire et du droit passerelle jusque, si possible, au printemps 2021 ; la suppression des charges sociales et des précomptes professionnels pour les congés payés de l’année 2020 ; la prolongation de six mois du report des remboursements de financements auprès des banques (le délai actuel court jusqu’à octobre) ou encore la création d’un fonds d’aide spécifique au secteur.
Fixer une date de réouverture
Aux yeux des gestionnaires des grandes salles de spectacle, les mesures de soutien aux PME et aux travailleurs de cette ” niche technique ” semblent également indispensables. Directeur du Cirque royal à Bruxelles, Denis Gérardy désespère en effet de la tournure prise par les événements et prône la clarification rapide de l’agenda de déconfinement. ” Je ne comprends pas pourquoi les festivals ont été très vite fixés sur leur sort, alors que nous sommes toujours dans le flou, regrette le patron du Cirque royal. Or, en gardant le silence, les autorités laissent à penser que l’automne est d’ores et déjà condamné pour nos activités. Bien sûr, je sais que la situation est compliquée, mais il faudrait donner rapidement une date de réouverture des salles de spectacle, quitte à ce que cette date soit postposée en cas de deuxième vague. Autrement, je crains que nous perdions, au fur et à mesure du temps qui passe, de très bons éléments qui se sont spécialisés dans leur métier technique et qui, par dépit, se tournent aujourd’hui vers d’autres activités pour survivre. ”
Risque d’appauvrissement culturel
Pour illustrer son propos, Denis Gérardy cite l’exemple de techniciens du secteur événementiel qui ont rejoint bpost ou la grande distribution pour subvenir à leurs besoins. Mais ce qui inquiète surtout le directeur de cette salle mythique, c’est le risque d’un appauvrissement culturel qui pourrait émerger suite à la disparition pure et simple de plusieurs PME actives dans le monde du spectacle. ” On pourrait comparer leur situation à celle des petits détaillants qui tentent de résister aux grandes surfaces, ose Denis Gérardy. Si les petites structures belges disparaissent, ce ne sera bon ni pour la concurrence, ni pour la diversité culturelle. Car les grands groupes étrangers finiront par s’imposer avec, au bout du compte, le risque que tout soit ‘lissé’ et que les événements mainstream soient dès lors privilégiés au détriment de spectacles plus confidentiels et donc moins rentables. ”
Dans cette logique, le directeur du Cirque royal préconise une reprise rapide des activités sur scène ou, du moins, la prolongation des mesures de soutien. ” Si les autorités ne sont pas capables de donner aujourd’hui une date de réouverture des salles de spectacle, elles doivent alors garantir la poursuite des mesures telles que le chômage temporaire ou le droit passerelle au moins jusqu’à la fin de l’année, conclut-il. Autrement, nous courons à la catastrophe. ”
Tributaire du Soleil
Promoteur des spectacles du Cirque du Soleil en Belgique, Manu Braff réclame aussi des mesures concrètes de la part du gouvernement (par exemple la suppression des cotisations sociales durant cette période instable) pour pouvoir survivre. Sa société MB Presents a été fortement impactée par le Covid-19, au même titre que le prestigieux Cirque du Soleil, son plus gros client, aujourd’hui au bord de la faillite. Privée de revenus durant de longs mois, la troupe canadienne affiche aujourd’hui un milliard de dollars de dettes et a momentanément obtenu la protection contre ses créanciers, en vertu de la loi américaine contre les faillites. Pour éviter le pire, l’entreprise de spectacles devrait bientôt faire l’objet d’une mise aux enchères où s’affronteront les actionnaires du Cirque du Soleil, ses créanciers et sans doute d’autres acheteurs intéressés.
Si Manu Braff reste confiant sur la pérennité de cette institution circassienne, il n’en demeure pas moins affecté par la crise sanitaire qui a vu chuter son chiffre d’affaires. Initialement prévu en mars dernier au Lotto Arena d’Anvers, le spectacle Corteo du Cirque du Soleil a été suspendu à la dernière minute et finalement reporté au mois de juin 2021… si tout va bien. ” Le spectacle était déjà monté et tous les frais de marketing étaient engagés au moment où le confinement a été décidé, soupire le patron de MB Presents. Pour moi, Corteo va donc engendrer au final deux fois plus de frais que prévu avec, je l’espère, les mêmes recettes. Certes, ma structure me permet de tenir cette année, mais si une deuxième vague surgit, ce sera terminé ! ”
En attendant de pouvoir reprendre normalement ses activités de promoteur de spectacles en salle, Manu Braff a toutefois décidé de booster son autre spécialité culturelle pour engranger quelques revenus bienvenus. MB Presents est en effet l’organisateur d’expositions itinérantes depuis quelques années déjà (Harry Potter, Lego, etc.) et s’apprête à lancer deux ” expériences de promenade ” dans les prochains jours, davantage adaptées aux contraintes de la distanciation sociale : l’une dédiée aux dinosaures sur le plateau du Heysel à Bruxelles et l’autre, Van Gogh – The Immersive, jadis installée à la Bourse de Bruxelles et qui sera à nouveau accessible au Waagnatie d’Anvers dès le 10 août.
Traiteurs maltraités
Au bord de l’asphyxie financière, les promoteurs de spectacles et les PME qui oeuvrent en coulisse pour la réussite technique des arts de la scène ne sont pas les seuls à tirer la langue en cet été meurtrier. Autre métier de l’ombre, le traiteur est lui aussi une victime collatérale dans cette crise de l’événementiel. Du jour au lendemain, près de 4.000 traiteurs ont ainsi été privés de travail en Belgique, plaçant une majorité d’entre eux dans une situation financière des plus catastrophiques. Certes, le déconfinement progressif permet aujourd’hui à cette profession d’alimenter des groupes restreints, mais la reprise réelle des activités n’est pas annoncée pour demain. ” On est toujours dans l’incertitude la plus totale, déplore Arnaud Tabery, porte-parole de l’Union professionnelle des traiteurs. Alors oui, depuis le 1er juillet, les fêtes de mariage sont autorisées avec un maximum de 50 personnes, mais la plupart des cérémonies ont été annulées et puis, franchement, qui a envie de se marier en limitant sa liste à 50 invités ? A côté de cela, on peut également organiser des événements d’entreprise de 200 personnes maximum en configuration intérieure mais, malheureusement, les sociétés se montrent encore très frileuses et nos membres ne voient donc pas leurs carnets de commandes se remplir… ”
Résultat des courses : de nombreux traiteurs risquent aujourd’hui la faillite pure et simple, d’autant plus que la plupart de très gros événements s’organisent trois à quatre mois à l’avance et que, pour ces festivités-là, le feu vert des autorités n’est toujours pas accordé. ” Les traiteurs événementiels contribuent au PIB belge à hauteur de 500 millions d’euros et le gouvernement doit comprendre qu’il doit agir au plus vite pour sauver notre secteur, conclut Arnaud Tabery. Nous avons besoin de son aide qui pourrait se traduire par la création d’un fonds de soutien exceptionnel ou, mieux, le report voire même la suppression des mesures de taxation. ”
En attendant, certains de leurs clients ont déjà mis la clé sous le paillasson. Organisateur entre autres des salons Megavino, Countryside et Belgian Boat Show, la société Conceptum (5 millions de chiffre d’affaires en 2019) a déposé le bilan la semaine dernière…
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