Paul Vacca

Effet pervers cherche investisseurs

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

En narratologie, on appelle cela la “précaution fatale”. Lorsque les actions du personnage le poussent dans un piège alors qu’elles visaient précisément à le lui faire éviter. C’est le cas d’OEdipe, dans la tragédie de Sophocle, qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour échapper à l’oracle du sphinx – il tuera son père et épousera sa mère – ce qui l’y précipite justement. En sciences humaines, cela porte le nom d'”effet pervers”, une action ou une décision qui se retourne contre les intentions de ceux qui l’ont engagée.

La Silicon Valley nous offre encore un bel exemple d’effet pervers. Cet été, la start-up Sanas a révélé avoir mis au point une technologie permettant de modifier la voix en temps réel en neutralisant n’importe quel accent. On connaissait l’autotune, ce logiciel qui fait disparaître les fausses notes pour les chanteurs. Ici, il s’agit de corriger les accents.

L’un des créateurs, Keshava Narayana, avoue avoir pensé à cette innovation dès 2003 alors qu’il subissait des humiliations en raison de son accent indien en tant qu’employé d’un call center en lien avec les Etats-Unis. Et de fait, cette innovation prétend aider les employés des centres d’appel à parler “sans accent”, car on dénombre un nombre important d’incivilités voire de racisme pur et dur.

Jusqu’à présent, cette problématique d’accent était traitée par des formations à la diction assorties de cours de grammaire et d’expressions idiomatiques purement américaines… Alors si la Silicon Valley peut éliminer toute trace d’accent, voilà qui est parfait, non? Gain de temps et surtout totalement indolore pour l’employé qui n’a plus qu’à appuyer sur un bouton.

Sauf que comme le souligne Aneesh Aneesh, un sociologue interrogé dans un article du Guardian, cette innovation est peut-être une bonne chose à court terme pour l’employé du call center qui subit des discriminations et des violences verbales constantes, mais à long terme, cela pose un problème: celui de générer ce que le sociologue appelle une “indifférence à la différence”. En effet, une telle innovation revient presque à légitimer l’attitude raciste en reconnaissant qu’il y a un problème. Et cela finit par renforcer la puissance de la norme de “l’accent neutre” que l’innovation entend combattre. C’est d’ailleurs souvent le problème rencontré avec le “solutionnisme technologique” made in Silicon Valley qui entend résoudre un problème systémique avec une pure approche mécaniste: une vraie source à effets pervers.

Une telle innovation revient presque à légitimer l’attitude raciste en reconnaissant qu’il y a un problème.

Assez ironiquement, un film datant de 2018, Sorry to bother you, du réalisateur afro-américain Boots Riley, avait déjà mis en scène une pareille invention sous le ton de la dystopie déjantée. L’histoire d’un jeune Noir paumé qui travaille – et galère – dans un centre d’appels jusqu’à ce qu’il découvre grâce à un collègue le secret de la white voice: l’accent des Blancs, à savoir celui des clubs d’aviron huppés ou de l’Ivy League, qui met tout de suite le client dans de bonnes dispositions. Aussitôt, tout change, et il gravit rapidement les sommets de l’entreprise et du capitalisme. Une fiction qui nous permet aussi de mettre le doigt sur le problème d’un tel outil: la neutralisation est de fait une “blanchisation”. Car ce qui est perçu comme un accent neutre – et ce, sous toutes les latitudes – est précisément l’accent dominant. Encore la preuve qu’il n’existe pas d’outils neutres ou bienveillants a priori.

On peut toutefois s’incliner devant la dextérité de la Silicon Valley à transformer un postulat comique en une affaire sérieuse auprès des investisseurs: Sanas a levé 32 millions de dollars en juin dernier pour développer son blanchisseur d’accent.

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