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Effacer une entreprise sans garde-fou: le projet dangereux pour lutter artificiellement contre les faillites

Une entreprise avec commerce florissant, travailleurs, stock et marchandises, contrat de bail et créanciers, effacée d’un trait, cela vous semble impossible ?

Et pourtant cela existe déjà : c’est la dissolution avec clôture immédiate de la liquidation. Pour le moment elle est appliquée lorsqu’une société est en défaut de publication de ses comptes annuels, et que le tribunal – qui n’a pas accès à beaucoup d’informations et notamment ne peut se déplacer sur les lieux – a l’impression qu’il n’y a pas d’activité.

Les praticiens de l’insolvabilité sont inquiets du projet du gouvernement d’étendre massivement le recours à la dissolution avec clôture immédiate de la liquidation, projet repris au sein d’une loi fourretout traitant de la lutte contre la propagation du coronavirus.

Soyons de bon compte : le projet voudrait avant tout viser les sociétés dites “coquilles vides”. Mais sur le terrain, nous savons que le tribunal ne pourra pas différencier la coquille vide d’une société qui fonctionne. Il n’y parvient déjà pas aujourd’hui, l’exemple anonymisé ci-dessus étant un cas réel. Alors comment le pourrait-il lorsque le recours à cette pratique sera étendu ? Les tribunaux n’ont pas les moyens de différencier les coquilles vides des entreprises qui fonctionnent.

Pour cette raison et pour plusieurs autres, le projet nous semble constituer un véritable danger pour le tissu économique.

Encourager la fraude ?

Si une coquille est vide, c’est qu’elle a été vidée. On ne peut pas aborder la question des sociétés visées par le projet du gouvernement sans se rendre compte de cette évidence. Elle peut avoir été vidée par l’administrateur qui aura repris les actifs avant d’abandonner la coquille et ses créanciers (qui ne seront eux, jamais remboursés). Elle peut avoir été vidée pour servir de refuge à de vastes opérations de blanchiment. Elle peut avoir été vidée pour servir d’asile à un carrousel TVA. Elle peut avoir été créée pour servir de base à des fraudes sociales massives (faux contrats de travail, etc.).

Dès lors, même dans les cas où le projet aura atteint son but, c’est-à-dire même dans les cas où la société “effacée” était une coquille vide, ce choix que pourrait poser le gouvernement aujourd’hui ne sera pas sans conséquence. La dissolution avec clôture immédiate implique que personne ne viendra contrôler la coquille vide. Tandis qu’à l’inverse, sans ce nouveau projet du gouvernement, c’est la procédure rigoureuse, protectrice et contrôlée de la faillite qui est applicable : un curateur est désigné sous le contrôle actif du tribunal et du juge commissaire désigné, il vérifie les comptes, se déplace au siège, cite le cas échéant l’administrateur en responsabilité et fait rapport au parquet. Le curateur applique les mécanismes d’inopposabilité et les procédures de protection des actifs contenues dans le droit des faillites. Le curateur remplira la coquille vide des actifs illégalement soustraits, le tout au bénéfice des créanciers (travailleurs, fisc, onss, bailleur, etc.), et avec pour effet d’empêcher les fraudeurs de sévir à nouveau.

Et demain, si le projet est adopté, ceux qui conseillent les administrateurs de sociétés, n’auront-ils pas tendance à les pousser à vider leur coquille pour échapper à tout contrôle ? La question n’est certainement pas anodine, et les répercussions en cascade seront nombreuses pour le tissu économique.

Insécurité par répercussion, pour les travailleurs et pour les autres acteurs économiques

Que la coquille ait été vidée ou non, elle a nécessairement des créanciers, et souvent même, des travailleurs ou à tout le moins d’anciens travailleurs. Le projet de loi veut éviter de viser les sociétés avec travailleurs, mais manquera cet objectif par impossibilité pour le tribunal d’avoir accès à l’information, et parce que souvent, même lorsque le contrat de travail aura pris fin depuis plus de 18 mois, le travailleur n’aura pas été indemnisé pour son licenciement, ni rémunéré pour les derniers mois d’activité. Là où dans la faillite, la loi a prévu tous les garde-fous nécessaires, la formule de la dissolution avec clôture immédiate de la liquidation ne prévoit absolument rien. Du jour au lendemain, la société sera effacée du système juridique. Le travailleur, l’ancien travailleur ou le créancier (qui peut être un honnête fournisseur impayé, confronté lui-même à ses propres difficultés) se trouveront face à l’inexistence pure et simple d’un interlocuteur. Il n’y aura pas de curateur pour délivrer un C4 ouvrant droit au chômage, ni solliciter l’intervention du fonds de fermeture des entreprises au bénéfice du travailleur.

Baisse artificielle du nombre des faillites au détriment de l’économie et de la cohérence du système

Evidemment, le seul avantage de la dissolution proposée, serait de réduire le nombre de faillites dans les statistiques en cette période où de nombreuses sont annoncées. Cette diminution artificielle ne signifierait bien entendu pas que l’économie se porterait mieux, bien au contraire. Nous savons que cette diminution aura un prix, celui des conséquences en cascade sur l’économie, et celui d’une mise à mal de la cohérence du droit de l’insolvabilité. Faciliter la dissolution avec clôture immédiate, c’est pousser l’entreprise insolvable à tenter de sortir du contrôle qu’impose le droit des faillites pour rentrer dans celui bien plus confortable d’une dissolution. Il ne sera pas tellement difficile d’y parvenir : poursuite de l’activité avec une autre société et abandon de la coquille précédente et de ses dettes, à la façon d’un bernard-l’hermite. Personne ne viendra plus vérifier la légalité des opérations.

Diminution des recouvrements de l’Etat au bénéfice des fraudeurs

Le curateur poursuit un rôle essentiel : il n’est pas que celui qui met fin à la société. Il est celui qui veille à la légalité des opérations tenues dans les 6 mois qui précèdent la faillite, il est celui qui peut décider de la poursuite de l’activité, il est celui qui peut trouver un repreneur pour sauver l’activité et ses emplois, il est celui qui vérifie qu’il n’y a pas eu de détournement. Et il répartit les fonds. Dans le système de la faillite, le premier à être remboursé, c’est l’Etat, grâce aux privilèges dont bénéficient ses diverses émanations (fisc, ONSS, fonds de fermeture des entreprises, etc.). Si la faillite dans laquelle rien n’est finalement retrouvé coûte un peu à l’Etat, l’ensemble des procédures de faillite menées par les curateurs rapportent en réalité énormément plus à l’Etat. Mais voilà, rendre la faillite contournable revient à mettre à mal ce système bénéficiaire pour les fonds publics.

Le projet du gouvernement ne va pas aider les indépendants et les entreprises en cette période difficile. Au contraire, nous sommes certains qu’il encouragera la fraude, au détriment des plus honnêtes.

A l’heure où l’Etat cherche des modes de financement pour combler les déficits, ce projet est un signal dangereux aux acteurs du monde économique.

SIGNATAIRES :

Charles de la VALLEE POUSSIN, syndic à Bruxelles fr. et curateur – Gérard LEPLAT syndic au Brabant wallon et curateur – John DEHAENE, syndic à Mons et curateur – Jean-Luc PAQUOT syndic à Liège et curateur – Dominique LEGRAND, syndic à Verviers et curateur – Stéphane BRUX, syndic à Mons et curateur – Didier BERNARD, syndic à Arlon et curateur – Benoît CASSART syndic à Namur et curateur – Nahema MOKEDDEM, syndic de Huy et curateur – Daniel ABSIL, curateur – Yannick ALSTEENS, curateur – Luc AUSTRAET, curateur – Jean-Noël BASTENIERE, curateur – Stéphanie BASTIEN, curateur – Christophe BAUDOUX, curateur – Anicet BAUM, curateur – Claude BECK, curateur – Lucille BERMOND, curateur – Thierry BINDELLE, curateur – Anthony BOCHON, curateur – Thierry BOSLY, curateur – Emmanuelle BOUILLON, curateur – Christophe BOURTEMBOURG, curateur – Antoine BRAUN, curateur -Christophe CHARDON, curateur – Ramona COJOCARIU, curateur – Annette COOLS-DOUMONT, curateur – Philippe DECHAMPS, curateur – Geneviève DEDOBBELEER, curateur – Benoît DELCOURT, curateur – Gilbert DEMEZ, curateur – Jean-Philippe DE MIDDELEER, curateur -Jean-Michel DERICK, curateur – François de ROSMORDUC, curateur – Rodolphe de SAN, curateur – Frederik DE VULDER, curateur – Alain D’IETEREN, curateur – Martin DION, curateur – Charles DUMONT de CHASSART, curateur – Ysabelle ENSCH, curateur – Christophe GASIA, curateur – Yves GODFROID, curateur – Luc GOETHALS, curateur – Alain GOLDSCHMIDT, curateur – Maïa GUTMANN le PAIGE, curateur – Françoise HANSSENS-ENSCH, curateur – Valérie HAUTFENNE, curateur – Lise HEILPORN, curateur – Alain HENDERICKX, curateur – Jérôme HENRI, curateur – Catherine HERINCKX, curateur – Rodolphe HORION, curateur – Sophie HUART, curateur – Xavier IBARRONDO LASA, curateur – Michel JANSSENS, curateur – Christine JEEGERS, curateur – Dominique JOSSART, curateur – Guy KELDER, curateur – Luc LEMAIRE, curateur – Pol MASSART, curateur – Emilie MICHEL, curateur – Philippe MOENS, curateur – Yves OSCHINSKY, curateur – Diane OSSIEUR, curateur -Gautier PIRARD, curateur – Laurence ROOSEN, curateur – Virginie SALTEUR, curateur – Alexandre SAUSSEZ, curateur – Olivier SEBAYOBE, curateur – Guillaume SNEESSENS, curateur – Marc-Alain SPEIDEL, curateur – Charles-Henri SPRINGUEL, curateur – Eyal STERN, curateur – Guillaume STOOP, curateur – Vincent TERLINDEN, curateur – Emmanuel THYS, curateur – Alain G.VANDAMME, curateur – Magali VANDENBOSSCHE, curateur – Nicolas VAN der BORGHT, curateur – Claire VAN de VELDE, curateur – Xavier VAN GILS, curateur – Philippe VANDE VELDE-MALBRANCHE, curateur – Bernard VANHAM, curateur – Thomas VULHOPP, curateur – Eléonore WESTERLINCK, curateur – Jeanine WINDEY, curateur – Alain ZENNER, curateur

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