Paul Vacca

E-commerce: le coût des retours “gratuits”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

L’écrasante majorité des retours empruntent d’obscures voies de garage […], la plupart du temps vers une décharge ou un incinérateur.

Si en 1995, Jeff Bezos a commencé par vendre des livres pour lancer son activité de commerce en ligne, ce n’est pas, comme le veut la légende, parce que les livres étaient sa passion ou celle de son épouse et partenaire de l’époque. Pas seulement non plus parce qu’un secteur aussi atomisé que celui de l’édition l’exposait moins à d’éventuelles résistances ou représailles commerciales. C’est surtout parce que le livre constituait le produit idéal pour se lancer: facile à empaqueter, pas fragile, sans saisonnalité ni date limite de consommation pour peu qu’on le conserve au sec, peu enclin à des pannes techniques… Et si le livre ne plaît pas, l’e-acheteur s’en prendra plus à l’auteur qu’à la firme qui lui a livré l’ouvrage. Bref, le livre ne s’expose que très marginalement à la plaie cardinale de l’e-commerce, à savoir les retours.

Ce n’est évidemment pas le cas, par exemple, pour les vêtements qui sont au contraire fortement sujets à des retours pour un défaut de fabrication, un problème de taille ou tout simplement un changement d’avis. Les plateformes d’e-commerce font d’ailleurs tout pour en faciliter l’usage. Le vendeur de chaussures en ligne Zappos, dans les années 2000, a été l’un des premiers à généraliser la pratique des retours gratuits et sans justification. Au point qu’elle nous apparaît comme “naturelle” aujourd’hui: on estime à 100 milliards de dollars le montant des retours rien qu’aux Etats-Unis. Bien que cela minore leurs bénéfices, cela reste très intéressant, voire vital, pour eux. Car il s’agit évidemment d’un argument commercial massue, un incitatif ultra-efficace qui rend l’achat sans risques. Si les firmes d’e-commerce décidaient de faire payer les retours à leurs acheteurs, leurs comptes en banque s’en porteraient peut-être mieux mais leur business en pâtirait structurellement: les clients se lâcheraient moins et les lâcheraient certainement.

Pour les entreprises de commerce en ligne, le jeu en vaut la chandelle. Un avantage client comme un autre? Pas vraiment. Car c’est là que le bât blesse: surtout ne pas s’imaginer les retours comme de simples opérations blanches. C’est bien plus complexe et pervers que cela. Si le fonctionnement du trajet aller (que l’on appelle la logistique) s’avère plutôt rationnel (en dépit de son absurdité écologique), le chemin retour (la “logistique inverse”) est en revanche totalement irrationnel. Parce que les produits que l’on retourne ne sont que très exceptionnellement remis dans le circuit pour faire le bonheur d’un autre e-client. C’est aussi compliqué que de faire rentrer le dentifrice dans son tube. Qui peut décider si une chemise qui est retournée est apte à être revendue comme neuve? Ce sont des tâches, qui plus est, qui ne s’automatisent pas. L’écrasante majorité des retours empruntent d’obscures voies de garage: ils bifurquent soit vers l’industrie parallèle des revendeurs en vrac, soit vers le désossage pour récupérer certaines de ses composantes (c’est le cas avec les ordinateurs, notamment), soit la plupart du temps vers une décharge ou un incinérateur.

De fait, ces retours “gratuits” ont un coût caché. La gratuité, comme on le sait, est un mythe. D’abord, parce que si la facture des retours est acquittée par les plateformes, celles-ci les répercutent d’une manière ou d’une autre sur leurs prix ou leurs marges. Ensuite parce que ce sont les fabricants qui essuient la perte des articles détruits et doivent donc là aussi le répercuter à l’ensemble de leurs clients par leur politique de prix. Et enfin, parce qu’il va sans dire que toute cette logistique pour rien a un coût écologique exorbitant. Bref, le retour gratuit, tout le monde en paie le prix.

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