“Demain, votre fournisseur d’électricité s’appellera peut-être Google ou Amazon”

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Qu’y a-t-il derrière nos prises de courant ? Pourquoi l’électricité est-il un secteur en crise ? Comment se dessinera notre “avenir électrique” et quelles places pourraient y jouer les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ?

L’électricité nous rend-elle schizophrène ? ” D’un côté, elle suscite des débats politiques, économiques, médiatiques souvent virulents et colorés. De l’autre, cela reste un bien gris que personne n’a envie de vraiment connaître : l’électricité, cela sort des murs… “, observe Jean-Pierre Hansen, l’ancien patron d’Electrabel.

Qu’y a-t-il derrière le mur ? Jean-Pierre Hansen s’est associé à Jacques Percebois, professeur aux universités de Montpellier et Paris Dauphine, pour lever le mystère. Ils ont écrit à quatre mains un livre passionnant (1) qui non seulement raconte l’histoire de nos réseaux et de nos centrales, mais explique aussi la crise actuelle que vit le secteur et lance des pistes pour l’avenir. Car, ajoute Jean-Pierre Hansen, ” l’électricité est un vrai révélateur de nos contradictions, de nos choix, de nos débats de sociétés. ”

Jean-Pierre Hansen. Les producteurs traditionnels se sont mis à perdre de l’argent. Pourtant, le consommateur n’a pas eu le sentiment d’en gagner. La crise économique, la baisse du prix du gaz et l’arrivée des énergies renouvelables fortement subventionnées ont poussé les prix du marché vers le bas et détruit la rentabilité du parc des centrales traditionnelles. Mais le consommateur n’en a pas profité car le prix qu’il paie est composé d’un tiers du prix de marché, d’un tiers du prix du réseau et d’un tiers de taxes. Et cette baisse des prix de marché a été compensée par la hausse du coût des réseaux et surtout par les taxes nécessaires pour financer l’aide aux énergies renouvelables.

JACQUES PERCEBOIS. Certaines contraintes propres à l’électricité ont été oubliées. Un constructeur automobile qui fabrique trop de voitures peut les stocker. Mais ce n’est pas possible pour l’électricité où un excès d’offre fait immédiatement baisser les prix. De plus, dans le secteur électrique, il existe des monopoles naturels – par exemple les réseaux – qui font que tout ne peut pas être piloté par le marché. Enfin, l’Europe a dit ” vive le marché “, mais elle a été parallèlement la première à y mettre des exceptions importantes.

Profils

Jean-Pierre Hansen (à gauche)

• Ancien patron d’Electrabel et numéro deux du groupe Suez (aujourd’hui Engie) jusqu’en 2010.

• Ancien professeur à l’UCL et à l’Ecole polytechnique. Aujourd’hui membre de l’Académie royale de Belgique et directeur du comité de pilotage du RER.

Jacques Percebois (à droite)

• Professeur émérite à l’Université de Montpellier. • Il dirige le Centre de recherche en économie et droit de l’énergie (CREDEN).

Jacques Percebois et Jean-Pierre Hansen avaient déjà co-écrit en 2011 Énergie : économie et politiques, édité chez De Boeck (réédité en 2015).

Lesquelles ?

J.P. L’Europe a permis les aides aux énergies renouvelables, à qui on a permis de se trouver en situation très favorable par rapport aux autres. Nous sommes donc dans une situation schizophrénique, avec d’un côté des prix de marché qui se déterminent heure par heure alors que dans le même temps on finance, hors marché, une partie de la production d’électricité. Le problème est très similaire à celui de la politique agricole commune. Les pouvoirs publics ont garanti au renouvelable des prix excessifs (ils n’avaient pas anticipé que, grâce aux économies d’échelle, les coûts allaient baisser à ce point) et surtout, ils n’ont pas contrôlé les volumes.

J.P.H. Nous avons eu la célèbre ” montagne de beurre “. Nous avons la montagne d’énergie renouvelable. Avec cette différence que le beurre vous pouvez le stocker, mais l’électricité non !

Vous montrez que les décisions politiques dans le domaine sont tout autant dictées par l’idéologie économique que par les progrès techniques. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’idéologie qui prévaut est celle d’une implication forte de l’Etat et puis, dans les années 1980 est arrivée la vague de libéralisation.

J.P. Après la Seconde Guerre mondiale, il fallait reconstruire une économie qui était à terre, mettre en oeuvre de grands programmes, rebâtir une infrastructure. Mais une fois que cela a été réalisé, il fallait sans doute introduire un peu plus de souplesse. Il y avait des monopoles efficaces comme EDF ou Electrabel, mais dans les années 1970 au Royaume-Uni, les consommateurs et surtout les industriels étaient très mécontents.

Développer du nucléaire de 900 à 1.500 MW ou le démanteler sont des questions de très long termes. Jean-Pierre Hansen

Les pouvoirs publics ont donc commencé à soumettre le secteur à la concurrence.

J.-P.H. Trois changements sont intervenus dans les années 1980. Le premier a été technologique : avec l’apparition des turbines gaz-vapeur, nous avons été capables de produire de l’électricité avec des machines plus petites et des coûts d’investissement plus faibles que par le passé. Le deuxième est l’essoufflement des techniques de régulation appliquées depuis la fin de la guerre, surtout aux Etats-Unis. Et trois, il y a en effet une modification de la doxa économique : suite au choc pétrolier, Keynes cède la place à Hayek, au néolibéralisme et à sa critique du rôle de l’Etat.

J.P. Et il y avait aussi en Europe le traité de Rome. Il prévoyait que les entreprises de service public devaient être soumises aux règles de la concurrence (dans la limite où cela ne faisait pas obstacle aux missions de service public qui leur étaient imparties). En clair, tout le monde devait être soumis aux règles de la concurrence.

L’Europe a rédigé voici juste 20 ans la première directive qui libéralise le marché de l’électricité et du gaz, et interdit les monopoles dans la production, l’importation et l’exportation. Introduire la concurrence dans un marché aussi particulier était une bonne idée ?

J.-P.H. Oui. Mais la question est plutôt : quelle concurrence ? Il y a la concurrence ” par le marché “, une concurrence de tous les jours et tout le temps. Ou une concurrence ” pour le marché “, où l’on organise à l’échéance d’une période déterminée, des enchères afin d’attribuer la fourniture de certains services à un opérateur. Comme le Vélib’ à Paris où après 10 ans, la concession est passée de JCDecaux à Smoove, une entreprise de Montpellier.

Vous dites que l’Europe a introduit la concurrence par le marché, alors qu’il aurait mieux valu procéder autrement, afin de garantir aux opérateurs et aux investisseurs une certaine visibilité…

J.-P.H. C’est bien cela ! Les trois grandes industries de réseaux (télécoms, transport aérien et électricité) ont été libéralisées à peu près en même temps. Mais nous n’aurions pas dû décalquer les mesures de l’une sur l’autre. Dans les télécoms, la libéralisation a été une réussite en raison de l’extraordinaire innovation technologique qui s’est passée à ce moment-là. Pour le transport aérien, le but de la concurrence était de faire baisser les prix et d’augmenter l’offre. Mais en électricité, il n’y a pas eu d’innovation depuis 1995 et les objectifs poursuivis étaient différents : on demandait de ne pas augmenter la consommation, d’être frugal, etc. Cette manière d’appliquer uniformément la concurrence ne pouvait donc que décevoir.

L’Europe a permis les aides aux énergies renouvelables, à qui on a permis de se trouver en situation très favorable par rapport aux autres. Jacques Percebois

L’Europe a fait depuis son mea-culpa ?

J.-P.H. Non, l’Europe n’avoue ces problèmes qu’en creux. Lorsqu’elle fait le bilan de la libéralisation encore aujourd’hui, elle souligne que le prix des communications a baissé, que les liaisons aériennes se sont multipliées et que les billets sont moins chers. Mais dans l’électricité et le gaz… elle indique seulement que ” les consommateurs peuvent maintenant choisir leurs fournisseurs “. Nous y avons gagné la liberté de choix, point !

J.P. Il faut rappeler que la politique énergétique est du ressort des Etats-membres. La Commission européenne n’a pas à se prononcer sur la structure du ” mix énergétique ” (quelle importance donner aux centrales au charbon, au gaz, à l’éolien, au nucléaire, etc.) des pays. Elle est en revanche compétente dans le domaine de la concurrence, ce qui explique qu’elle se soit focalisée sur cet aspect, en le justifiant par l’intérêt du consommateur. Elle désirait, en favorisant les échanges et la concurrence, amener une convergence des prix. Mais si l’on a observé une convergence des prix de gros, par contre les coûts des réseaux et les taxes sont restés très différents d’un pays à l’autre. On a le sentiment que le primat de la concurrence s’est fait au détriment de tous les autres aspects. Par exemple, les Etats-Unis ont un volet concurrence très important, mais ils ont aussi une politique industrielle…

J.-P.H…. que n’a jamais eue l’Europe, dans les renouvelables par exemple.

Qu’aurait-il fallu faire ?

J.-P.H. S’inspirer du modèle britannique. Les Britanniques, avec pragmatisme, ont changé plusieurs fois leur fusil d’épaule ces 20 dernières années. Ils soutiennent aujourd’hui la concurrence ” pour le marché “, avec un système d’enchères qui a prévalu, par exemple, pour construire les deux nouveaux réacteurs nucléaires d’Hinkley Point.

J.P. Les Britanniques ont sans doute la meilleure politique énergétique aujourd’hui. Leur parc est équilibré entre renouvelable (ils ont le plus grand parc éolien d’Europe), gaz et nucléaire ; ils ont un système de prix plancher pour le carbone, un système d’enchères ; ils disposent d’une programmation des investissements sur le long terme ; etc.

La révolution numérique pourrait favoriser la création de réseaux de plus petite taille, limités à des collectivités, des quartiers. Jacques Percebois

Pour vous, le mix énergétique doit comprendre le nucléaire ?

J.P. J’en suis convaincu. Certes, le coût du nucléaire a augmenté, pour des raisons de sécurité notamment. Mais il y a un potentiel d’innovations technologiques, soit vers des réacteurs plus petits, à sécurité passive, soit vers de nouvelles filières.

J.-P.H. C’est un choix politique. Développer du grand nucléaire de 900 à 1.500 MW ou, au contraire, le démanteler sont des questions de très long terme dans tous les cas. Le marché ne va donc pas régler ces problèmes. Ce n’est pas son horizon. Et puisque l’on parle du très long terme, les maîtres des horloges, ce sont les Etats.

Essayons d’imaginer l’avenir. Il n’y a pas eu de grande révolution technologique dans la manière de produire l’électricité ces dernières années. Mais d’autres bouleversements pourraient survenir avec la digitalisation, notamment.

J.-P.H. Quand nous parlons de révolution digitale, nous évoquons en fait trois évolutions majeures. La première est celle du mobile, à partir de 2008. La deuxième est l’arrivée de nouvelles bases de données, en 2011, qui permettent désormais de faire travailler ensemble des données structurées et des données non structurées (les informations sur Facebook ou sur Twitter, par exemple), et d’analyser ainsi un nombre considérable d’informations. C’est l’émergence du big data. Et la troisième, en 2014, est le changement de structure du réseau informatique lui-même permettant désormais de créer un nombre d’adresses IP bien plus important. L’Internet des objets devient possible.

Une des avancées que vous entrevoyez avec les objets connectés est de pouvoir moduler leur fonctionnement et donc de permettre d’équilibrer la demande d’électricité de telle sorte qu’elle soit beaucoup moins fluctuante qu’aujourd’hui. Le problème du stockage des surplus d’électricité serait ainsi résolu. C’est envisageable à court terme ?

J.-P.H. Nous n’y sommes pas encore. Mais ce à quoi nous sommes déjà arrivés, et cela n’allait pas de soi, est l’utilisation de très grandes bases de données numériques pour optimiser la gestion des grands parcs d’éoliennes et éviter par exemple que les pylônes des parcs offshores (situés en mer, Ndlr) ne se fassent manger par la rouille. L’analyse de ces données permet de réaliser des entretiens préventifs qui vont augmenter la durée de vie de ces parcs et abaisser encore le coût de cet éolien offshore.

J.P. La révolution numérique pourrait aussi favoriser la création de réseaux de plus petite taille, limités à des collectivités, des quartiers. On peut imaginer produire de l’électricité photovoltaïque en circuit fermé, de l’échanger entre voisins, et d’optimiser l’utilisation de cette électricité grâce à la domotique, etc. Dans cette optique, on pourrait presque se passer de réseau national. Cette évolution poserait alors un autre problème : car la valeur ajoutée de ces petits réseaux réside dans ces équipements domotiques. On assisterait à une communautarisation des réseaux électriques. Les ménages modestes n’y auraient pas accès. Ceux qui sont situés en pleine campagne, en dehors de la collectivité non plus. Devraient-ils continuer à se connecter au réseau national ? Mais comment continuer à le financer ?

Quels types de réseaux vont émerger ? Une multitude de petits réseaux autonomes ? Un grand réseau mondial ?

J.P. C’est également une grande question. Certains imaginent en effet un global grid, un réseau mondial, qui permettrait d’acheminer le courant produit dans de grandes fermes de production situées dans les endroits les plus propices : un champ de panneaux solaires en Arabie saoudite, un parc éolien aux îles Kerguelen. Des simulations montrent qu’il reviendrait moins cher à l’Afrique du Sud de se fournir en électricité à un grand parc de ce type que via des éoliennes locales.

La plus grande société électrique du monde veut créer pour 2050 un réseau mondial qui alimenterait l’Asie, l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. Jean-Pierre Hansen

Mais un réseau mondial demande des investissements colossaux, n’est-ce pas ?

J.-P.H. Des projets existent. Il y a quelques mois, le PDG de State Grid Corporation of China, la plus grande société électrique du monde (88 % du marché chinois), a fait part de son projet de créer pour 2050 un réseau mondial qui alimenterait l’Asie, l’Afrique, l’Europe et l’Amérique en transportant l’électricité produite par des panneaux solaires le long de l’équateur et des éoliennes dans l’Arctique. Cela réduirait fortement les émissions de CO2. Il estimait le coût du projet à 50.000 milliards de dollars. Ça donne une idée des enjeux !

On peut avoir une idée de notre avenir électrique ?

J.-P.H. Nous ne savons pas. Ce n’est pas la première fois que le secteur électrique vit une transition. Nous sommes passés du charbon au fuel, nous avons eu le nucléaire, etc. Mais jusqu’à présent ces transitions étaient basées sur des changements technologiques qui affectaient l’offre, la production d’électricité. Aujourd’hui, nous observons des changements de l’offre, avec des nouvelles technologies de production dans le photovoltaïque par exemple, mais aussi du côté du consommateur. Il sera possible de devenir un agent actif de cette transition énergétique en gérant sa consommation via son smartphone, par exemple. Mais le consommateur va-t-il jouer le rôle qu’on veut lui assigner ? Et s’il n’en a pas envie, ce service pourra-t-il être offert par d’autres ? Demain, votre fournisseur d’électricité s’appellera peut-être Google ou Amazon.

J.P. Demain, la demande d’électricité devrait repartir avec le numérique, la voiture électrique, etc. Et la compétence sera non plus dans la production, mais dans la gestion des logiciels qui permettent de bien utiliser l’électricité.

J.-P.H. Les producteurs traditionnels seraient alors exilés aux marges de l’activité. C’est ce qui explique pourquoi ils se positionnent aujourd’hui davantage dans les services.

On assiste déjà à ce changement ?

J.P. Bien sûr. Amazon fournit déjà de l’électricité à ses clients aux Etats-Unis.

(1) “Transition(s) électrique(s). Ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su vous dire.”, de Jean-Pierre Hansen et Jacques Percebois. Editions Odile Jacob, 23 euros.

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