Comment Vésale Pharma part à l’assaut des superbactéries

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Jérémie Lempereur Journaliste Trends-Tendances - retail, distribution, luxe

Spécialisée dans la production de probiotiques, la biotech wallonne élargit son horizon en se lançant dans la phagothérapie. Objectif: utiliser les “bons virus” de notre corps pour venir à bout de bactéries résistantes aux antibiotiques, comme le staphylocoque doré. Elle vient de recevoir une aide de la Région wallonne.

Ne parlez pas de diversification au patron de Vésale Pharma. ” Notre intérêt pour les bactériophages ne représente pas à nos yeux une diversification, rétorque Jehan Liénart. Nous sommes toujours dans le même schéma, à savoir la connaissance du microbiote. ” Comprenez l’ensemble des micro-organismes (bactéries, virus, champignons, levures, etc.) qui ont colonisé notre corps et avec lesquels nous cohabitons. On parle du microbiote respiratoire, vaginal, ORL, intestinal (la célèbre flore intestinale), etc.

Afin de mieux comprendre leur fonctionnement, la biotech namuroise, dont l’activité principale reste la production de probiotiques formulés (ces bactéries présentes dans notre corps et qui, ingérées en quantité suffisante, ont un effet bénéfique sur notre santé), a décidé de se lancer dans ce que l’on appelle la phagothérapie. Après avoir décidé d’étudier les ” bonnes bactéries “, Vésale Pharma s’intéresse donc aux ” bons virus “. Les fameux bactériophages (ou phages, pour les intimes). Il s’agit de virus que nous possédons tous dans notre corps, qui tuent les bactéries pour lesquelles ils sont programmés tout en étant inoffensifs pour l’homme. Ils contribuent ainsi à l’équilibre de nos microbiotes et sont donc essentiels à notre immunité.

“Des coûts de sécurité sociale titanesques”

Ces phages, déjà utilisés avant l’arrivée des antibiotiques et qui ont continué à l’être dans les pays d’Europe de l’Est, connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt. C’est qu’ils permettraient de tuer des bactéries ayant développé des résistances aux antibiotiques. ” Avec les bactériophages, on peut sauver des vies, insiste le CEO. L’OMS prévoit qu’en 2050, les bactério-résisances seront la première cause de mortalité au monde, devant les cancers et les accidents de la route. ” On recense aujourd’hui quatre grandes bactério-résistances : le pseudomonas, le staphylocoque doré, le klebsiella et l’E.Coli. ” Ces maladies qui résistent aux antibiotiques vont engendrer des coûts de sécurité sociale titanesques, insiste notre interlocuteur. Avec les phages, nous avons des outils hallucinants et tout à fait naturels qui vont s’attaquer à la bactérie très précise pour laquelle ils ont été conçus, contrairement aux antibiotiques qui détruisent entièrement nos microbiotes. ” De plus, les phages ont cette particularité de muter en même temps que la bactérie, permettant d’éviter tout début de résistance.

Une bourse de 4,3 millions d’euros

Pour avancer dans son projet, l’entreprise wallonne vient de décrocher, avec différents partenaires privés et académiques (l’Hôpital royal militaire de Neder-Over-Heembeek, qui a développé une expertise importante dans ce domaine, la société américaine Genalice, l’ULB et l’ULiège), une bourse de 4,3 millions d’euros de la part de la Région wallonne. De l’argent frais qui doit lui permettre, notamment, d’atteindre la forme sèche des phages. ” Nous souhaitons utiliser notre brevet Intelicaps pour enrober les phages, explique Jehan Liénart. Il s’agit d’une technologie de micro- encapsulation des probiotiques devant permettre à ceux-ci d’arriver en nombre suffisant au niveau de l’intestin. Une technologie qui permettrait l’utilisation des phages sous forme de gélules, d’aérosols, de crèmes, etc., et plus uniquement par perfusion intraveineuse. La forme sèche aurait également pour effet d’allonger leur durée de vie et de faciliter leur transport. Elle permettrait en outre à Vésale Pharma de pénétrer certains marchés dans lesquels les conditions climatiques font que des phages sous forme liquide ne résisteraient pas très longtemps.

La forme sèche des phages permet de les utiliser sous forme de gélules, d'aérosols, de crèmes, etc.
La forme sèche des phages permet de les utiliser sous forme de gélules, d’aérosols, de crèmes, etc.

Première production en octobre

A ce stade, la biotech namuroise dispose déjà d’une belle collection de bactériophages. “L’une des plus importantes d’Europe, n’hésite pas à affirmer le responsable. Par ailleurs, nous nous sommes entourés de professionnels spécialisés et nous avons conclu un contrat avec l’armée. Nous savons donc déjà comment produire les bactériophages.” Vésale Pharma vient en outre de franchir la phase 1 du programme européen Horizon 2020 pour la recherche et l’innovation. Si l’entreprise namuroise passe la phase 2, elle obtiendra un subside conséquent de 8 millions d’euros qui lui permettra de mener la première étude clinique multicentrique au monde sur les phages dans la lutte contre la bactérie E.Coli.

En attendant, la première production de phages est prévue pour le mois d’octobre. Des phages programmés pour tuer des staphylocoques dorés. “Un ou deux phages suffisent, assure Jehan Liénart. En revanche, pour d’autres bactéries comme le klebsiella, il faut passer par une vingtaine de phages.” Un “cocktail de phages” qui sera composé à l’aide d’un “phagogramme” pour lequel l’entreprise a déjà déposé un brevet. “Cet outil nous permettra de déterminer quel cocktail de phages devra être administré pour combattre l’infection d’une personne spécifique.”*

Faire évoluer la législation

L’un des grands obstacles à franchir dans l’univers des phages reste cependant d’ordre régulatoire. C’est que toute la législation mondiale est calquée sur les antibiotiques et n’a rien prévu pour enregistrer une entité biologique pouvant muter. “La situation en train d’évoluer dans le bon sens, relève toutefois notre interlocuteur. De nombreux pays commencent à être conscients de l’impasse thérapeutique dans laquelle ils se trouvent. Des gens meurent ou doivent être amputés. La Belgique, à cet égard, est tout à fait en avance.”

Notre pays a en effet publié l’an dernier une monographie autorisant l’usage des phages en tant qu'”ingrédient actif constitutif d’un médicament” dans le cadre d’une préparation magistrale. “Nos voisins s’intéressent terriblement à la monographie belge et je sais de source sûre que beaucoup aimeraient la transposer dans leur législation, affirme Jehan Liénart. Toutefois, les critères sont très rigides et ne permettent pas d’utiliser des phages à grande échelle. Pour ce faire, l’étape suivante serait de faire entrer les phages dans la pharmacopée belge.”

Le responsable se veut confiant. “Si le monde pharmaceutique est très méfiant et mène un important lobbying, il y a aujourd’hui un intérêt de la part du monde médical, dit-il. Des preuves sérieuses de l’efficacité des phages existent, et des centaines de milliers de personnes ont pu être sauvées dans les pays de l’Est. En Belgique, deux bébés ont été soignés grâce à la collection de phages de l’Hôpital royal militaire.”

* Par ailleurs, une équipe de chercheurs de l’ULiège vient de découvrir qu’un médicament habituellement utilisé pour des maladies coronaires est également un antibiotioque puissant, y compris contre les souches résistantes du staphilocoque doré. Une autre preuve de l’expertise belge dans le domaine.

Des souches de probiotiques pour l’industrie agroalimentaire

A côté de ses filiales, Vésale Pharma (probiotiques formulés) et Vésale Bioscience (phagothérapie), la biotech namuroise entend créer une troisième société. Son nom ? Vésale Superbiotics. L’idée est ici de proposer au marché des souches bactériennes (probiotiques) à l’état brut. “Des sacs de poudre à la tonne à destination de l’industrie agroalimentaire, explique son CEO Jehan Liénart. Les Bifido et les Lacto sont les premières souches que nous avons produites car le processus n’est pas très compliqué. Mais il y a beaucoup plus intéressant. Nous avons notamment découvert dans le côlon une souche qui meurt au contact de l’air et qui est donc beaucoup plus efficace. Nous sommes parvenus à la produire en masse.” D’après le responsable, de très gros acteurs de l’agroalimentaire, et plus particulièrement du secteur du yaourt, auraient marqué leur intérêt.

La souche dont il est question est un peu particulière car elle se reproduit et colonise. “Elle a une durée de vie beaucoup plus longue qu’un probiotique classique qui va rester dans le corps environ 24 h, explique Jehan Liénart. Elle permet donc de travailler sur un nombre très important de maladies chroniques.” Le défi pour l’entreprise namuroise est à présent d’affiner ses technologies de protection afin de permettre aux souches de probiotiques d’acquérir la même stabilité qu’un médicament, c’est-à-dire de rester intactes quelles que soient les conditions environnementales dans lesquelles elles se trouvent. “Ce n’est pas encore le cas, mais nous sommes sur le point de réaliser une nouvelle découverte majeure qui permettra à la bactérie d’être totalement stable. Il sera même possible de faire du pain, des biscuits, des spaghettis, etc., avec des probiotiques.”

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