Comment revoir sa stratégie en trois jours
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Le “design sprint” est une méthode très efficace pour prendre des décisions stratégiques, même quand on n’a pas le temps, explique Joffroy Moreau, le patron d’Ekkofin. Des PME belges l’ont déjà fait avec succès.
Voici une dizaine d’années, Google Ventures (aujourd’hui GV), un fonds d’investissement dans l’orbite d’Alphabet et finançant de nombreuses start-up technologiques, lançait une nouvelle méthode de réflexion afin d’améliorer son fonctionnement. Le problème auquel GV devait faire face était de définir rapidement les bons projets, le meilleur accompagnement pour les sociétés dans lesquelles il allait investir et voir quelle stratégie de développement mettre en oeuvre, quels produits inventer, quels problèmes résoudre. Or, les brainstormings classiques étaient loin d’apporter une solution parfaite: ils prenaient du temps, débouchaient parfois sur des résultats très pauvres, favorisaient ceux qui avaient la prise de parole facile et qui étaient au plus haut dans la hiérarchie, et inhibaient les autres qui avaient pourtant aussi de bonnes idées.
Ekkofin a adapté la méthode de Google et mis en place un programme sur trois grosses demi-journées.
Un jour à Stockholm…
Jake Knapp, designer chez Google Venture, mit donc au point en 2010 une méthode plus collaborative avec deux autres collègues, John Zeratsky et Braden Kowitz, alors qu’ils étaient à Stockholm pendant une semaine. Pendant ces cinq jours, ils inventèrent ce qui sera Google Hangouts (aujourd’hui Google Meets). Ils peaufinèrent la méthode, l’appliquèrent à des centaines de réunions chez Google et d’autres sociétés de la Silicon Valley. Puis, ils publièrent un manuel décrivant cette nouvelle manière de procéder qu’ils appelèrent le design sprint, une recette pour pousser la réflexion individuelle, la critique objective et aboutir à un processus de décision clair qui va emporter l’adhésion de tous.
Le sprint repose sur quelques grands principes. Un seul objectif est poursuivi tout au long du processus. Le travail est collaboratif. Il repose sur l’intelligence collective. Le processus est très structuré. Il se passe sur un maximum de cinq jours. Et au final, on teste l’ébauche d’un “prototype” auprès d’un petit groupe d’utilisateurs ou de clients finaux. Tout le processus s’effectue avec une petite équipe, idéalement de sept à huit personnes. Le lundi, on choisit l’objectif ; le mardi, on esquisse diverses solutions qui seront mises en concurrence ; le mercredi, on choisit la meilleure (qui peut être un mélange de plusieurs propositions) ; le jeudi, on réalise un prototype qui n’est généralement qu’une ébauche devant permettre de faire comprendre la nouvelle idée. Et le vendredi, on teste ce prototype auprès de cinq utilisateurs ou clients finaux.
“Contrairement aux brainstorms traditionnels, les design sprints sont un moteur d’innovation. Ils constituent la principale méthode de lancement de projets, petits et grands, chez Google. Ce processus limité dans le temps aide les équipes à relever des défis commerciaux cruciaux en concevant, en réalisant des prototypes et en testant des idées auprès de clients humains réels. Le processus d’un design sprint a évolué de nombreuses façons au fil des ans mais l’élément fondamental consistant à prévoir du temps et de l’espace pour que les gens se réunissent reste central”, souligne Stephanie Peels, communication manager chez Google.
Pour les PME belges
On pourrait penser que cette approche est dédiée aux seules start-up californiennes. En réalité, le design sprint a été adopté dans de nombreux secteurs par de nombreuses sociétés dans de nombreux pays. Et notamment chez nous par Ekkofin, une société wallonne de consultance pour les PME. “Le design sprint comme l’envisage Google est assez lourd, reconnaît Joffroy Moreau, fondateur et CEO d’Ekkofin. Il mobilise une grande partie de l’équipe, il vise plutôt le développement d’applications digitales et demander à une PME de mobiliser son CEO, son management et l’un ou l’autre expert pendant une semaine relève de l’impossible.” Toutefois, le consultant wallon était convaincu que ce mode d’approche mobilisant l’intelligence collective en peu de temps sur un problème précis était très efficace. Ekkofin a donc adapté la méthode et mis en place un programme sur trois grosses demi-journées qui a été lancé voici plus de deux ans.
“La première étape consiste à poser le problème. Souvent l’entreprise arrive en se demandant comment soutenir sa croissance, comment asseoir une stratégie de développement produit, comment pérenniser son développement dans le contexte d’une transition familiale, comment changer de modèle pour devenir une scale-up, comment définir une stratégie de différenciation afin de croître dans un marché très mûr, comment se développer à l’international… En résumé, il y a souvent deux thématiques: pérenniser et croître”, explique le patron d’Ekkofin.
Nous avons mis en place une nouvelle structure et un an plus tard, le chiffre d’affaires de notre société a augmenté d’une trentaine de pour cent.
Joffroy Moreau (Ekkofin)
Ensuite, il faut définir les moyens d’y parvenir. “On demandera à chacun des participants (il peut y avoir de deux à huit participants de l’entreprise et deux participants d’Ekkofin, Ndlr) d’écrire cinq idées sur cinq post-it pour atteindre cet objectif. Nous aurons donc 25 post-it que le facilitateur (une personne d’Ekkofin, Ndlr) mettra au tableau. Il les regroupera en nuages thématiques: certaines propositions concerneront davantage de chiffre d’affaires, d’autres la communication… Et ensuite, chacun des participants votera. Chacun dispose de 10 votes, qu’il peut mettre où il veut et il peut en mettre plusieurs, voir tous, sur une seule proposition. On va voir alors apparaître des concentrations d’intérêt, des priorités. On choisira les deux principales et ces propositions seront affinées.” En général, la première cession sert à identifier les nuages de points, la deuxième à se pencher sur la première priorité, la troisième à se pencher sur la seconde. Et un plan stratégique apparaît alors assez clairement. “Cela débouche parfois sur des conclusions assez étonnantes: diminuer le prix de son produit de 40%, arrêter tel canal de distribution, envoyer le CEO quelques semaines en vacances, déménager un entrepôt, etc.” Et, cerise sur le gâteau, ces design sprints fonctionnent bien mieux en visioconférence que les brainstormings, car la manière dont ils sont structurés fait que l’on ne se coupe pas incessamment la parole.
Des résultats étonnants
Ekkofin a ainsi réalisé l’exercice avec les équipes d’une entreprise industrielle dont le CEO était quelqu’un d’excessivement discret. “Cette entreprise était venue nous trouver afin de pérenniser son développement dans le contexte d’une transmission familiale. Et la priorité numéro 1 relevée par ses équipes a été de développer la communication, le faire savoir du savoir-faire. Pourtant, note Joffroy Moreau, lorsque l’on a préparé l’exercice avec le CEO, cette thématique n’arrivait même pas dans ses 10 priorités, lesquelles se focalisaient plutôt sur l’opportunité de réaliser des acquisitions et la croissance à l’international. Les équipes de la société sont donc arrivées en disant: nous devons mieux communiquer notre savoir-faire. Et le patron a joué le jeu: l’entreprise a nommé un manager responsable pour la communication, engagé une agence de com’, été plus active sur les réseaux sociaux, refait son site web… Cela a pris du temps mais cela a porté ses fruits.”.
Insurgate, start-up spécialisée dans la digitalisation des services aux courtiers d’assurance, a également eu recours à la méthode. “Nous sommes une jeune société et nous avions déjà procédé à deux ‘pivots'”, c’est-à-dire deux réorientations de notre modèle d’affaires, explique Antoine De Beys, cofondateur d’Insurgate. Nous l’avons trouvé désormais et nous voulions effectuer un sprint pour avoir l’occasion d’une réflexion stratégique structurée, afin d’intégrer les divers paramètres: l’organisationnel, les ambitions financières, voir s’il faut une levée de fonds, comment se positionner commercialement.” Le travail a été réalisé avec Ekkofin et il a notamment permis, explique Antoine De Beys, que les questions posées soient plus percutantes. “Il y a un travail de déconstruction préalable qui va permettre de définir l’objectif financier et stratégique de la société mais aussi des personnes qui y collaborent pour être certain que le plan vers lequel nous tendons soit la bonne chose pour l’entreprise mais aussi avec les bonnes personnes, observe-t-il. La réflexion a finalement débouché sur un plan stratégique sur trois ans, un pitch commercial et un accompagnement pour structurer la présentation auprès de nos administrateurs.”
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Le changement stratégique opéré au terme de trois séances peut être radical, comme en témoigne la société de courtage immobilier We Invest. “Lorsque nous avons commencé avec elle, elle était en train de créer des bureaux propres à Liège, Namur … Nous avons cassé ce développement et nous avons réorienté la société vers un modèle de franchise que nous avons mis un an à préparer”, explique Joffroy Moreau.
Walmat, une entreprise de négoce en matériaux de construction, est aussi passé par le design sprint. “Nous sommes arrivés à la conclusion que la société ne devait pas faire comme les autres, observe encore Joffroy Moreau. Elle ne devait pas viser les grandes villes, les grands chantiers mais être dans les villes moyennes de Wallonie dans des zones agricoles, là où il y a un tissu économique avec davantage de petits artisans, de petits clients.” Et ce modèle a permis d’offrir une belle résilience à la crise. Car quand de grands chantiers se sont arrêtés en raison du covid, des entreprises concurrentes ont soudain perdu une grande partie de leur chiffre d’affaires.
Ekkofin a d’ailleurs aussi passé l’examen pour elle-même. “Nous avons observé que tout passait par le CEO – moi en l’occurrence – et que cela constituait un goulet d’étranglement, précise Joffroy Moreau. Nous avons donc mis en place une nouvelle structure et un an plus tard, le chiffre d’affaires de la société a augmenté d’une trentaine de pour cent. Le sprint a permis d’avoir un effet de déblocage intéressant.” Comme quoi, les cordonniers peuvent parfois être bien chaussés.
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