Comment les dégoûtés de la politique secouent aussi le monde économique

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Le système politique laisse de plus en plus de citoyens indifférents, voire carrément dégoûtés. Ces PRAF (plus rien à faire) représentent déjà un petit tiers de la population et secouent le paysage politique. Mais ils sont aussi à la naissance de nouveaux comportements de consommation et de travail. Cette révolution silencieuse est en train de changer nos vies.

“Qui n’a pas soupiré, de lassitude ou d’ennui, en écoutant l’invité politique d’une grande émission ? Eprouvé ce sentiment de déjà-vu, d’usure, de jeux maintes fois répétés et dont les ficelles sont si vite repérées ? Qui ne s’est pas dit, au moins une fois dans sa vie et de plus en plus souvent ces dernières années : ‘Plus rien à faire de tout cela’ ? ” Ce sont là les premiers symptômes du PRAF, un acronyme mis en exergue par le directeur général de l’institut de sondage Ipsos, Brice Teinturier, pour décrire ces gens, de plus en plus nombreux, que la politique indiffère voire dégoûte. Ces PRAF – pour ” Plus rien à faire ” ou, dans la version radicalisée, ” Plus rien à foutre ” – représenteraient 29 % de la population française et sans doute à peu près autant dans les autres démocraties occidentales.

Pour compléter le tableau de la déglingue de nos systèmes politiques, on peut encore ajouter les 40 % de déçus et les 13 % en colère. Ce n’est pas exactement la même chose, précise toutefois Brice Teinturier, car dans la déception et la colère, il y a encore une relation. ” Dans le détachement, c’est la relation même qui se décompose et s’éteint, écrit-il. Le divorce est consommé. Et la rupture définitive. ” Des constats du même ordre avaient été pointés, en début d’année, par l’enquête Noir, Jaune, Blues commandée par la fondation Ceci n’est pas une crise et publiée par Le Soir et la RTBF. Les deux tiers des Belges estimaient alors que le système politique était ” un échec ” et que leurs idées n’étaient pas ou mal représentées. ” Tout se passe comme si des acides avaient dissous la structure de notre société “, constatait le sociologue Benoît Scheuer, responsable de l’étude.

Le constat n’est pas totalement neuf. Si l’humoriste Coluche a pu un temps envisager de se présenter à l’élection présidentielle française et espérer y décrocher plus de 10 % des voix, c’est qu’il existait déjà à l’époque un réservoir de ” Plus rien à foutre “. Chez nous, en dépit du vote obligatoire, on enregistre bon an mal an de 15 à 20 % d’abstentions et votes non valables. ” La nouveauté, c’est que cette population s’est enrichie de gens qui ont une véritable colonne vertébrale politique, analyse Eric Biérin, expert en communication politique et ancien porte-parole d’Ecolo. Ces gens ne s’en foutent pas, ils ont un avis. Mais ils ne perçoivent plus l’offre politique comme répondant à leurs préoccupations. ”

Déçus par l’impuissance du politique

Ces gens ne s’en foutent pas, ils ont un avis. Mais ils ne perçoivent plus l’offre politique comme répondant à leurs préoccupations.” Eric Biérin, expert en communication politique

Comment en sommes-nous arrivés là ? Les commentateurs avancent un faisceau d’explications, qui se renforcent les unes les autres. La racine la plus profonde, c’est une société de plus en plus individualiste. Cette évolution rétrécit de facto la marge de manoeuvre pour dégager l’intérêt collectif… qui est précisément la mission du politique. Les dirigeants sont en outre pénalisés par une forme de ” crise du résultat ” : chômage, pensions, climat, équilibre budgétaire, etc. Les mêmes défis reviennent en boucle, sans que de réelles et durables perspectives d’amélioration ne se dégagent. ” Les citoyens ressentent une forme d’impuissance du politique, quand ce n’est pas de la résignation face à la financiarisation de l’économie “, estime Jean-Pascal Labille, président de Ceci n’est pas une crise (mais aussi de la mutuelle Solidaris et de la SRIW).

Cette impuissance du politique est d’autant plus mal vécue, enchaîne Corentin de Salle, le directeur scientifique du Centre Jean Gol, qu’elle se conjugue à une ” omniprésence du politique “. ” Il y a une forme de saturation, dit-il. La politique est trop présente dans notre vie, parfois de manière diffuse, tant il existe de structures. Cette omniprésence rend les dérives, les échecs, l’impuissance plus visibles et insupportables. ” Comme si le citoyen finissait par se sentir englué dans un système inefficace. D’où cette tentation, de plus en plus irrésistible pour nombre d’électeurs, à opter pour le ” coup de pied dans la fourmilière ” en osant le vote populiste. Cela a donné l’élection de Donald Trump, le succès de l’extrême droite en Autriche, aux Pays-Bas, en France ou, de l’autre côté de l’échiquier politique, la flambée du PTB chez nous. Cela peut compliquer la formation de majorités au point de conduire à des situations de blocage des institutions. Ou favoriser l’émergence de pouvoirs forts. ” La génération actuelle est celle qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, croit le moins en la démocratie “, affirme Min Reuchamps, politologue à l’UCL.

Le retour des idéologies

La solution à ce rejet du politique serait paradoxalement de ramener… plus de politique. Plus précisément, plus de débats politiques ou, osons-le mot, idéologiques. ” La séquence temporelle d’un gouvernement va d’un contrôle budgétaire à un autre, analyse Jean-Pascal Labille. Il faut redonner un cap, un espoir. Prendre le temps de rencontrer les citoyens pour expliquer les décisions. ” ” Rééquilibrer le budget n’est pas une fin en soi, renchérit Corentin de Salle. Il faut sortir du court-terme quand on aborde les enjeux de l’énergie, de l’énergie collaborative ou du transhumanisme (les aspects éthiques et potentiellement inégalitaires des progrès médicaux, Ndlr). Les débats politiques actuels ressemblent trop à des batailles de chiffonniers. Il faut remettre l’idéologie à l’honneur. Nous devons affirmer plus haut nos solutions et montrer en quoi elles diffèrent du modèle socialiste. ”

Brice Teinturier s’attarde sur la ” vacuité du contenu ” dans le débat politique, sur cette propension à jouer sur l’indignation plutôt que sur la proposition de solutions. Il y ajoute quelques pages sur cette étrange notion de courage ou plutôt de manque de courage des ministres, si souvent dénoncée par les partis d’opposition. ” Rarement un tel concept aura été aussi pernicieux et ravageur pour la politique, écrit-il. Il sous-entend que les gouvernants savent ce qu’il faudrait faire dans l’intérêt général mais ne le font pas pour de basses raisons électoralistes. ” Cela sous-entend aussi que les mesures les plus utiles seraient fatalement impopulaires, ” ce qui suppose que le peuple décidément aveugle et imbécile, manque totalement de discernement “. Une conception ” très méprisante des Français “, note le politologue. Comment voulez-vous, après, que le politique soit aimé en retour ? Prendre et faire accepter des réformes profondes ne nécessite pas spécialement du courage, plutôt un corpus idéologique solide, afin de les expliquer en les intégrant dans une vision plus large de la société. ” Une idéologie n’a en soi rien de scandaleux, au contraire, poursuit Brice Teinturier. Il s’agit d’une tentative de donner du sens au monde et à ce qui nous arrive ici et maintenant. ” Transposé au cas de la Belgique francophone, cette situation peut expliquer pourquoi le PTB a le vent en poupe, alors que le PS se rétame ou que le cdH frôle le passage sous la ligne de flottaison.

Si l'humoriste Coluche a pu un temps envisager de se présenter à l'élection présidentielle française et espérer y décrocher plus de 10 % des voix, c'est qu'il existait déjà à l'époque un réservoir de
Si l’humoriste Coluche a pu un temps envisager de se présenter à l’élection présidentielle française et espérer y décrocher plus de 10 % des voix, c’est qu’il existait déjà à l’époque un réservoir de ” Plus rien à foutre “.© BELGAIMAGE

Ramener plus de politique dans le débat, cela concerne aussi le processus politique en lui-même. Le tirage au sort d’une fraction des mandataires est souvent avancé comme l’une des pistes en vue d’aérer le système, de l’extirper de son actuel vase-clos (du moins, est-il perçu de la sorte). Le Parlement wallon va expérimenter en avril l’idée d’un panel de citoyens, chargé de travailler avec des experts afin de formuler une série de recommandations pour répondre efficacement aux défis du vieillissement. Min Reuchamps, qui fut l’un des initiateurs du G1000, plaide pour une démocratie plus réellement délibérative. ” Des endroits où l’on peut donner son avis, il y en a beaucoup en Belgique, poursuit-il. Mais ce sont rarement des espaces de dialogue. Regardez le fonctionnement d’une commission parlementaire : chacun donne son avis ou pose sa question en file indienne et au final, il n’y a quasiment pas d’interactions. ” Il préconise la multiplication de petites arènes délibératives, avec des compositions hybrides de mandataires, d’experts, de fonctionnaires et de citoyens. ” Cela change complètement le rapport à la décision politique, explique-t-il. Quand les gens comprennent les rouages et les enjeux, ils acceptent mieux les décisions et accordent ensuite une plus grande confiance aux élus. Il y a un vrai et très intéressant effet de processus. ”

Les “Renaissants” prennent leur destin en mains

Il y a une forme de saturation. La politique est trop présente dans notre vie, parfois de manière diffuse, tant il existe de structures.” Corentin de Salle, directeur scientifique du Centre Jean Gol

Le vote populiste n’est heureusement pas la seule voie d’expression du PRAF. Il se matérialise aussi par l’investissement dans des associations locales ou sociales, plutôt que dans un parti politique. Songeons par exemple au succès des initiatives en faveur des circuits courts dans l’alimentation. ” Tous ces gens se sentent plus utiles dans ces actions concrètes de terrain qu’en assistant, impuissants, à la disqualification des décisions prises au niveau politique, analyse Eric Bierin. Cela montre que quand les partis s’avèrent incapables de répondre aux aspirations de justice des citoyens, ceux-ci vont chercher cette justice ailleurs et s’organisent pour proposer des modèles alternatifs. ” Tous ces gens qui ne croient plus que le changement viendra d’en haut et décident de contribuer à leur échelle au destin de la société, l’enquête Noir, jaune, blues les avait baptisés ” Les Renaissants “. ” Ils développent des micro-initiatives, que nous devons essayer de populariser, de dupliquer, de mettre en réseau “, commente Jean-Pascal Labille. Le défi est de taille : soit ces mouvements spontanés s’agrègent en une force alternative, soit ils renforcent le PRAF. Pour Brice Teinturier, en effet, ” le malaise démocratique vient du fait que l’essor d’Internet a accentué le divorce entre une sphère dirigeante taxée d’impuissance et une société qui développe ses propres capacités d’initiative et de responsabilité “. On sait beaucoup mieux qu’hier qu’il y a moyen de faire autrement…

Brice Teinturier, directeur général de l'institut de sondage Ipsos, à qui l'on doit la fameux acronyme PRAF, qui désigne ces gens que la politique indiffère voire dégoûte.
Brice Teinturier, directeur général de l’institut de sondage Ipsos, à qui l’on doit la fameux acronyme PRAF, qui désigne ces gens que la politique indiffère voire dégoûte.© BELGAIMAGE

Les habitants de Saillans, petite commune de la Drôme, le savent mieux que quiconque. Ils s’étaient mobilisés contre l’implantation d’un supermarché en périphérie, qui risquait de donner le coup de grâce au commerce local. Cette association spontanée a gagné son combat et a décidé de le prolonger en présentant une liste citoyenne aux élections municipales de 2014. Résultat : majorité absolue au premier tour, face au maire sortant (un élu du Modem de François Bayrou) ! Depuis, ces novices de la politique tentent d’initier un mode de gestion plus participatif. Cela rend la prise de décision parfois un peu plus lente (mais peut-être plus réfléchie) mais deux ans et demi plus tard, l’équipe maintient toujours le cap. Elle a gagné en crédibilité au fil des mois. Des élus de communes voisines – qui avaient au départ accueilli fraîchement l’expérience – se renseignent sur la manière de rapprocher élus et citoyens. Des journalistes et des politologues de toute l’Europe scrutent l’évolution du petit village.” On reçoit pratiquement une sollicitation par jour, confiait récemment le conseiller municipal Fernand Karagiannis au quotidien Libération. Si ce qu’on fait à Saillans a un tel écho, c’est peut-être qu’il y a quelque chose qui ne va pas ailleurs. ”

A la recherche du sens perdu

Cette révolution dépasse cependant largement le cadre de la politique et touche aussi le monde économique. Et d’abord, les modes de consommation.

” Les ‘plus rien à faire’ constituent une catégorie que l’on connaît depuis très longtemps, observe Bernard Cools, directeur adjoint de l’agence média Space. C’est l’attitude des consommateurs face à des produits que l’on appelle à faible implication : Qui rêve de sa poudre à lessiver, de son eau minérale ? Ces comportements s’observent là où il y a des produits substituables. La nouveauté mise en avant par Brice Teinturier est que cette attitude touche désormais aussi le politique. ” Bernard Cools rappelle les thèses développées voici déjà 40 ans par Jean-Noël Kapferer (grand spécialiste des marques, professeur à HEC en France), qui distinguait chez le consommateur des profils d’implication différente selon les produits. Le politique était alors un ” produit à forte implication ” : ” Il était très difficile de faire changer les gens d’opinion ou de perception. Ce n’est plus le cas aujourd’hui “, constate Bernard Cools.

Les grandes marques et les distributeurs connaissent donc depuis longtemps la PRAF-attitude, et ils ont mis en oeuvre des stratégies pour la contrer. ” Il faut créer des histoires, susciter des aspirations, de l’attachement émotionnel autour d’un produit “, souligne Bernard Cools. Les grandes marques ont alors recours, pour continuer à toucher le client, à de nouveaux modes de production qui permettent justement, en individualisant des produits de masse, de continuer à susciter ces adhésions. ” Individualiser un produit de masse, c’est exactement ce que fait Coca-Cola en en permettant d’inscrire le nom de son fils ou de sa petite amie sur une bouteille, souligne le consultant et enseignant à Sciences Po (Paris) Erwan Le Noan (lire son interview par ailleurs). De même, grâce aux informations qui sont recueillies sur les clients via Internet ou leurs cartes de fidélité, la publicité devient elle aussi un produit individualisé de masse.

Cependant, une autre manière de toucher ces ” prafistes ” est de réinsuffler de la signification dans l’acte d’achat. D’où la popularité grandissante des circuits courts, qui éliminent les intermédiaires et cherchent à mettre en relation les producteurs et les consommateurs. ” Oui, il s’agit de remettre du sens dans ce que les gens achètent, de retrouver des produits alimentaires qui ont du goût, qui sont produits à proximité et durables “, souligne Frank Mestdagh qui a créé la marque D’ici, les premiers supermarchés belges de produits locaux. Dans ces magasins (il y en a aujourd’hui un à Naninne et un à Hannut), les producteurs (ils sont environ 200) sont sélectionnés selon divers critères : ” Leurs produits doivent avoir bon goût, être le moins dénaturés possible (contenir le moins possible d’exhausteurs de goûts, de conservateurs, etc.) et ils doivent venir régulièrement au contact des clients afin de décrire l’origine de leurs produits, comment ils sont fabriqués, voire répondre à certaines critiques “, explique Frank Mestdagh.

Plus rien à faire des banques ?

Le domaine financier, lui non plus, n’est pas immunisé contre la ” PRAF-attitude “. Les acteurs des fintechs (sociétés actives dans les nouveaux services financiers), du crowdlending ou du crowdfunding affichent les mêmes caractéristiques – mobilité, horizontalité, sens de la proximité, contournement des vieilles institutions, et recherche de sens, etc. – que celles qui sont décrites par Brice Teinturier.

Les ‘plus rien à faire’ constituent une catégorie de consommateurs que l’on connaît depuis très longtemps. La nouveauté est que cette attitude touche désormais aussi le politique.” Bernard Cools, directeur adjoint de l’agence média Space

Bruno Colmant, responsable de la recherche chez Degroof Petercam et professeur (Vlerick School, Solvay Brussels School et UCL), voit dans cette nouvelle vision du monde le résultat de l’extension à notre vieux monde catholique de la culture protestante américaine, ” où l’Etat est moins centralisé, la mobilité plus prononcée “. ” Cette décentralisation est multidirectionnelle, elle touche tous les domaines, explique-t-il. Oui, le crowdfunding, les applications de paiements, le crowdlending, etc. ne nécessitent plus la présence d’une banque classique comme intermédiaire et ce sont des tendances de fond. ”

” Les PME étaient souvent confrontées à deux difficultés lors de leurs demandes de prêt bancaire : la banque exige systématiquement des garanties et les formalités prennent un ou deux mois avant que la société reçoive l’argent. Il y avait un vide dans le marché “, explique Frédéric Levy-Morelle, CEO de la plateforme de crowdlending Look&Fin qui met directement en relation des investisseurs particuliers et des PME belges et françaises à la recherche de financement. Lancée voici quatre ans, elle a déjà levé 15 millions d’euros sous forme de prêts, portée par la rapidité du processus : avec Look&fin, le spécialiste belge du saumon, Sodial, a levé le 16 mars dernier 200.000 euros en… 40 secondes. ” Il faut en général 15 jours entre l’acceptation du dossier par Look&Fin et le moment où l’argent arrive sur le compte de l’entreprise “, précise Frédéric Levy-Morelle qui estime que ce type de financement est complémentaire et non concurrent des banques traditionnelles.

Mais certains, dont le Financial Times par exemple (qui a voici quelques mois publié une série sur toutes ces initiatives qui by-passent les banques), voient dans l’émergence de ces fintechs et des technologies telles le blockchain une réelle menace pour l’institution bancaire.

Des travailleurs, mobiles, flexibles, changeants

Comment les dégoûtés de la politique secouent aussi le monde économique
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Enfin, la PRAF-attitude se répand aussi sur le marché du travail. C’est peut-être aussi une question de génération. ” Il y a une différence entre ma génération, celle des 55 ans, davantage attachée aux valeurs traditionnelles, et celle des milléniums (les jeunes nés au tournant du millénaire, Ndlr) qui sont davantage influencés par les médias sociaux, et qui sont sans doute moins attachés à l’entreprise dans laquelle ils entrent “, estime Luc Wouters, managing partner auprès du chasseur de têtes Odger Berndtson.

” Je le vois chez mes étudiants, note Bruno Colmant. Beaucoup rêvent désormais de créer leur start-up. Et ils sont résilients à l’échec : ils n’envisagent d’intégrer un grand groupe que si l’échec devient permanent. ” ” Les jeunes ne rejoignent plus une société comme on entre en religion, abonde Pascale Simon, partenaire chez Heidrick & Struggle. Ils recherchent souvent une expérience de deux ou trois ans, en se demandant ce que cette société peut leur apprendre, quelles expériences ils peuvent en retirer. Ils sont plus mobiles, plus flexibles. Pour eux, tout est dans l’instantanéité et cela se traduit aussi sur le plan professionnel. ” Ces jeunes diplômés qui arrivent sur le marché du travail sont réactifs, capables de changer de point de vue rapidement.

Certes, de nombreux jeunes restent attirés par des grands groupes, ” mais ils ne sont plus nécessairement attachés à une fonction “, précise Luc Wouters. ” Ils sont demandeurs de davantage de flexibilité, constate-t-il. Et ils sont prêts à changer après trois ou quatre ans. ” Auparavant, avoir connu cinq, six ou sept employeurs différents était un signe d’instabilité . Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

” Le défi pour les grandes entreprises plus rigides est de savoir comment intégrer ces profils agiles, flexibles, mobiles, dont elles ont un criant besoin pour répondre à un monde où on ne sait plus qui sera son concurrent demain “, souligne Pascale Simon.

“Incapable de s’adapter, l’État Providence s’est éffondré”

Cette désaffection du politique, des institutions et de l’Etat est également décrite par Erwan Le Noan dans un récent ouvrage, La France des opportunités. Avocat, consultant, enseignant à Sciences Po Paris, Erwan Le Noan observe que le vide laissé par l’effondrement de l’Etat providence crée certes davantage d’incertitudes, mais permet aussi l’émergence de nouvelles opportunités.

Erwan Le Noan,
Erwan Le Noan, “La France des opportunités”, Manitoba/ Les Belles Lettres, 214 pages, 21 euros.© PG

TRENDS-TENDANCES. Comment expliquer cet effondrement de l’Etat ?

ERWAN LE NOAN. Pendant les Trente glorieuses, nous avons eu de la croissance, de la stabilité sociale et un certain sentiment de la grandeur du pays. Puis l’Etat s’est effondré principalement en raison de son incapacité à s’adapter aux mutations économiques. Dans la ville dans laquelle j’habite, on comprend que l’Etat a décidé probablement à terme de fermer le collège et l’hôpital. Mais il ne le dit pas. Il se contente de fermer les vannes, les unes après les autres. Nous sommes donc confrontés au vide sans que l’on nous propose la moindre perspective. Cela suscite une colère et une angoisse légitimes.

Cette angoisse est aussi alimentée par une certaine vision de l’économie.

Souvent, les gens considèrent l’économie comme un jeu à somme nulle : lorsque les immigrés arrivent, lorsque les riches deviennent plus riches, ils pensent qu’ils prennent nécessairement une part de richesse qui leur était destinée… C’est une erreur. La croissance est comme un gâteau. Soit nous décidons de l’agrandir. Nous pouvons alors mieux répartir les parts et accueillir davantage de convives. Soit comme dans beaucoup de pays occidentaux, nous renonçons à le faire grandir. Ce renoncement s’exprime de deux manières. Ceux de gauche font des parts plus petites, ceux de droite limitent le nombre des convives : on s’attaque à l’immigration, on repousse l’entrée des jeunes dans le monde du travail.

Est-ce la gestion de l’Etat qui pose problème ?

Oui, mais également le fait que l’Etat est intervenu massivement dans tellement de domaines, depuis si longtemps, qu’il n’y a plus de vision du service public. Mes convictions sont libérales. Je ne suis pas en faveur d’une intervention de l’Etat dans l’ensemble des domaines de la société ou de l’économie. Mais là où il intervient, il doit le faire de manière cohérente et avec une vision. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.

Il y a aussi de nombreuses prises d’initiatives individuelles. Cela vous rend-il optimiste ?

La mondialisation et l’apport d’Internet permettent de “fluidifier” une société qui est encore trop rigide. Il y a en effet comme un bouillonnement. Des gens estiment par exemple que l’enseignement classique ne fonctionne plus, et qu’ils ne peuvent pas baisser les bras. On voit apparaître d’autres types d’écoles. Aujourd’hui, nous pouvons également avoir accès au meilleur enseignement mondial grâce aux MOOCs (massive open online course, cours gratuits en ligne) et à l’enseignement en ligne. Un enfant qui ne pourrait pas se payer un cours particulier peut, grâce à un site comme la Khan Academy, comprendre des équations que l’enseignement classique ne prend pas le temps de lui expliquer. Le numérique n’est pas LA solution. C’est cependant un moyen pour introduire de la facilité, de la fluidité et égaliser les accès.

C’est un monde qui est à la fois plus individualiste et présente une autre cohésion sociale ?

Exactement. Nous avons eu pendant les Trente glorieuses une cohésion sociale verticale, du citoyen vers l’Etat. Aujourd’hui la société s’est “horizontalisée”. Grâce notamment à Internet. Des gens créent de nouvelles solidarités, mais de manière volontaire. Cela se voit dans les villages, les quartiers, ou dans la vitalité des associations. Certains se plaignent : nous ne devrions pas nous réjouir du succès des Restos du Coeur. Mais je me réjouis que la société ait inventé une solution face à un problème réel ! De même, je me réjouis de l’investissement des entreprises privées dans la culture : l’exemple de la Fondation Vuitton est extraordinaire. Dans l’entrepreneuriat, grâce au numérique, on observe une incroyable évolution des start-up. Il existe une énergie très forte dans une multitude de domaines.

Et même dans le domaine politique ?

Oui. Les citoyens deviennent parfois co-législateurs. La ville de Paris permet par exemple aux Parisiens d’élire des projets auxquels la Ville va attribuer une partie (5%) de son budget. New York vient d’adopter un système similaire. L’initiative est encore marginale, mais elle révèle une tendance du citoyen qui demande à être acteur, à participer directement au choix collectif. Dans mon livre, je propose un impôt volontaire. Nous pourrions décider d’affecter par exemple 10 % de nos impôts à des politiques publiques qui nous plaisent… Cela permettrait de montrer aux citoyens qu’il est possible de se réapproprier la gestion des dépenses publiques.

Un dernier signe de l’extension de la PRAF-attitude et de la méfiance à l’égard des vieilles institutions ? On le trouve dans l’augmentation constante du nombre de personnes adoptant le statut d’indépendant, une évolution qui ne s’explique pas seulement en raison de la crise. Ils sont 53.457 à avoir adopté ce statut en 2016, selon les données de Roularta Business Information. C’est 11.000 de plus qu’il y a 10 ans.

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