Bruno Colmant

Nous devons imaginer une comptabilité environnementale

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

J’ai toujours été fasciné par la comptabilité, algèbre du droit et grammaire de la finance, que j’enseigne depuis plus de 20 ans. J’y ai consacré mon doctorat. J’ai dû avoir écrit une dizaine de livres de comptabilité. Mais que notre comptabilité est désuète !

Que notre comptabilité est désuète ! Elle s’articule toujours autour d’un cycle manufacturier et surtout reflète un ordre politique capitaliste dominant : les capitaux apportés par les actionnaires sont un élément bilantaire, tandis que la rémunération du travail n’est même pas un actif : c’est une dépense. Le capital est une ressource, le travail, un embarras.

Mais il y a aussi une question de temporalité. C’est ainsi que le capital actionnarial espère obtenir un rendement qui correspond, d’une part, au prix “pur” du temps, appelé le taux d’intérêt sans risque, et, d’autre part, un rendement espéré correspondant au risque pris par l’actionnaire, qu’on qualifie de prime de risque. Le rendement actionnarial s’exprime donc dans le futur.

Pour le travail, c’est autre chose. Certes, la qualification de ce dernier dépend du passé, car un travailleur doit être formé et acquérir de l’expérience, mais sa rémunération est essentiellement instantanée. On paie un travailleur par unité de temps accomplie. La temporalité de la rémunération du travail est d’ailleurs ultimement bornée par sa mortalité, ce qui n’est pas le cas du capital, qui survit au travail. Karl Marx définissait d’ailleurs le capital comme un “quantum” de travail, c’est-à-dire une partie de ce travail révolu.

On comprend donc pourquoi, dans une comptabilité en partie double, le capital actionnarial est une ressource inscrite conventionnellement au passif du bilan, tandis que le travail, rémunéré instantanément pour contribuer à la rentabilité future du capital, n’est pas un actif comptable, mais une charge inscrite dans le compte de résultat. Cette classification comptable confirme l’instantanéité de la rémunération du travail puisque le compte de résultat se vide après chaque clôture comptable. Il ne reste aucune trace du travail après chaque clôture comptable, puisqu’il est avalé par les résultants qui sont ou mis en réserve, ou payé sous forme de dividende. Au reste, la rémunération du travail vient en déduction de celle du capital qui l’aspire pour sa propre rentabilité.

Mais il y a plus : l’exploitation de la nature n’est pas comptabilisée. Certes, une entreprise peut comptabiliser des ressources naturelles acquises (une mine, des champs, des forets, et même des êtres vivants comme du bétail ou de la volaille) comme des actifs, et considérer que l’exploitation de ces ressources est un coût, mais il n’est nulle part question de la remédiation des externalités négatives, c’est-à-dire de la réparation et de la réjuvénation de la nature. C’est comme le PIB : les ressources naturelles n’y sont pas intégrées alors que le coût d’extraction et de transformation de ces dernières contribue à la croissance de ce même PIB.

Il y a aussi une question de temporalité. En effet, la nature, silencieuse, n’est pas rémunérée, ni pour le passé (c’est-à-dire le temps qu’il lui a fallu pour générer des matières premières) ni pour le futur (pollution, déchets, etc.). Certains coûts sont néanmoins reconnus comme une charge comptable (l’amortissement d’une mine), mais la remise en état, le réjuvénation, et la gestion des conséquences ne le sont pas. Inversement, les investissements, souvent colossaux, de certaines entreprises énergétiques en matière de recherche et de développement (R&D), sont insuffisamment comptabilisés pour leurs effets bénéfiques futurs.

Il faudra donc repenser la comptabilité de manière totalement différente, en indiquant la ressource de trois facteurs de production : travail, nature et capital, car, quand on y réfléchit, la séquence de rémunération des facteurs de production pourrait être, en termes de temporalité, la nature, ensuite le travail et enfin le capital qui utilise les deux premiers pour sa rémunération. En étendant l’idée de Karl Marx, on pourrait avancer que le capital est un “quantum” de travail et de ressources naturelles. Selon cette logique, les trois facteurs de production devraient être inscrits au passif comptable du bilan de l’entreprise. On pourrait imaginer que les investissements en R&D soient défalqués, en valeur actualisée, de la rémunération des ressources naturelles.

Le coût de ces trois ressources devra être comptabilisé afin que l’entreprise vende ses biens et services au juste prix de cette utilisation. L’intégration de ces coûts environnementaux va alors transformer le capitalisme, et forcer les entreprises à investir dans la remédiation environnementale pour rester “environnementalement” compétitives. Plus que jamais, je crois que nous devons imaginer une nouvelle comptabilité, très éloignée d’une réplique de celle qui découle de la révolution industrielle.

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