Brown-out, la lame de fond qu’on regarde venir
A côté des burn- et bore-out, troubles psycho-sociaux liés – pour faire court – à la quantité de travail (trop pour l’un, pas assez pour l’autre), le brown-out s’apparente à une crise professionnelle existentielle. Perte de sens dans les missions confiées et/ou non-alignement entre valeurs du travailleur et de l’entreprise, il est le symptôme d’un malaise bien plus général dont les professionnels du bien-être au travail s’emparent.
La discussion est lancée en 2013 par l’anthropologue américain David Gaeber. Dans un article publié par la revue militante Strike ! , il dénonce le phénomène des bullshit jobs (en bon français : jobs de merde), ces emplois vidés de sens et de valeurs qui conduisent tout droit vers la case dépression. Début 2018, les chercheurs-professeurs André Spicer (Grande-Bretagne) et Mats lvesson (Suède) étoffent le propos dans leur ouvrage The Stupidity of Paradox.
Un signal d’alarme
Ces pavés dans la mare nous font chausser d’autres lunettes et réaliser que tout autour de nous, les travailleurs en souffrance sont légion : employés du service public pétris de belles valeurs dont l’engagement est mis à mal par la fordisation de leur secteur, créatifs à qui l’on demande d’effectuer des tâches administratives, jeunes diplômés de hautes écoles qui réalisent que leurs compétences et leurs idéaux ne servent que des objectifs financiers vidés de sens, cadres à qui l’on demande de s’asseoir sur leurs désirs de management constructif pour atteindre des objectifs toujours plus élevés, etc. Cette crise existentielle traverse tous les secteurs, concerne toute la hiérarchie et nécessite une prise en charge spécifique.
Le brown-out est une source d’absentéisme, de baisse de motivation et donc, de résultats, certes. Mais ce nouveau syndrome de souffrance au travail peut être vu comme un signal d’alarme pour l’entreprise et devenir l’occasion de se questionner sur son organisation et ses processes (les tâches confiées aux travailleurs ont-elles du sens ?) ou sur ses valeurs (suis-je fidèle aux valeurs que j’annonce ?). Un défi de taille, complexe, qui ira croissant puisqu’il concerne plus spécifiquement les générations X et Y, désireuses de trouver dans leur activité professionnelle un vecteur d’épanouissement personnel et un alignement de convictions.
La réponse des instances officielles
Alain Piette, ergonome attaché au SPF Emploi, analyse ces nouvelles pathologies de façon globale. Burn-, bore- et brown-out font partie de la même famille de troubles psychosociaux qui attirent toute l’attention du ministère et relèvent de la responsabilité légale de l’employeur.
Depuis 2014, un arrêté royal relatif à la prévention de ces pathologies, unique en Europe, engage les entreprises à mesurer leurs risques et dispense des outils concrets à l’attention des directeurs des ressources humaines et des médecins du travail. Mais il a aussi un pouvoir contraignant : des inspecteurs vérifient in situ, via des ” contrôles du bien-être “, si la loi est respectée.
Alain Piette reconnaît cependant que les cas de brown-out, comme pour les burn- et bore-out, sont compliqués à chiffrer, les enquêtes internes faites en entreprise suscitant la méfiance des répondants, qui ne délivrent dès lors pas toute l’information utile. Les grandes enquêtes nationales efficaces, telles que celles menées en France par l’INRS et observées de près par la Belgique, sont très onéreuses et longues à mettre en oeuvre car basées sur des visites domiciliaires et de vastes échantillons.
Enseigner les ” soft skills ” aux futurs managers
Des équipes d’inspecteurs et de chercheurs belges travaillent cependant actuellement sur la rédaction d’un nouveau rapport de grande ampleur, à paraître encore cette année. En attendant, Alain Piette insiste donc sur la prévention ( brochure à commander sur www.emploi.belgique.be, onglet ” Publications ” puis ” Guide pour la prévention des risques psychosociaux au travail “) qui concerne les managers, les chefs d’entreprise, les DRH mais également les médecins du travail et médecins généralistes ou encore les hautes écoles, où l’enseignement des soft skills (compétences personnelles et sociales, orientées vers les interactions humaines) auprès des futurs managers gagnerait, selon lui, à se généraliser.
Un chantier de grande ampleur pour lequel l’information doit encore largement circuler, en ce compris auprès des organisations spécialisées sensées montrer la voie et apporter des solutions… car au secrétariat social et bureau de ressources humaines Securex, par exemple, la cellule dédiée aux troubles psychosociaux n’a tout simplement jamais entendu parler de brown-out !
Les symptômes du brown-out
Très proches de ceux du burn-out et donc difficiles à diagnostiquer, ils se divisent en trois grandes catégories.
1. Troubles physiques : problèmes de sommeil, de digestion, baisse d’énergie, douleurs inexpliquées, migraines, troubles musculo-squelettiques (nuque, épaules, dos), fatigue profonde et permanente, affections dermatologiques, tension artérielle irrégulière, palpitations cardiaques. Tous les symptômes typiquement liés au stress.
2. Troubles cognitifs : difficultés de concentration, trous de mémoire, problèmes affectifs (agressivité, baisse motivation, frustration, irritabilité, anxiété, crises d’angoisse, baisse de l’estime de soi). Ils entraînent des comportements cyniques ou de détachement : on se ” débranche ” pour se protéger.
3. Troubles comportementaux : baisse du sentiment de compétence et de contrôle. Changement d’attitude envers autrui (cynisme, agressivité), tendance à s’isoler, baisse de la performance, symptômes dépressifs, tendance à éliminer les plaisirs de la vie. Absentéisme régulier sur de courtes périodes, ce qui est rarement le cas pour un burn-out.
Par Anne Boulord.
Amélioration de la société, authenticité, aide à autrui, autonomie, compassion, fidélité, engagement, honnêteté, intégrité, justice, liberté, reconnaissance, santé, sens du service, stabilité, tolérance, utilité, écologie et éthique.
– En Belgique, deux tiers des cas d’absentéisme sont liés à des troubles psychosociaux et ergonomiques (Source : SPE, 2013).
– En 2013, 40 % des dirigeants américains souffraient de brown-out, selon une étude menée par Corporate Balance Concepts auprès de 1.000 personnes.
– 54 % des travailleurs français ( 37 % au niveau mondial) sont démotivés ou désengagés au travail (Source : Ipsos, 2015).
– Un Belge sur trois se dit en souffrance mentale significative et deux travailleurs sur trois dorment mal la nuit du dimanche au lundi. En Belgique, 72 % des employés disent ressentir du stress, 86 % des cadres se disent de plus en plus stressés et 37 % des fonctionnaires se disent actuellement victimes de harcèlement moral (Source : clinique du stress, CHU Brugmann, 2011).
– L’Union européenne estime le coût du stress dans les pays membres à plus de 20 milliards d’euros.
Dominique Lelubre, ex-DRH, conseillère en prévention, psychologue et praticienne en EMDR (stimulation sensorielle qui se pratique via des mouvements oculaires), hypnose, cohérence cardiaque et thérapies brèves. D’ici la fin de l’année, elle inaugurera un nouveau centre de prise en charge des pathologies liées au travail à Woluwe-Saint-Lambert.
TRENDS-TENDANCES. Burn-out, brown-out… c’est facile de les confondre, non ?
DOMINIQUE LELUBRE. A l’aune de l’apparition de cette nouvelle pathologie, il apparaît clairement que nombre de burn-out diagnostiqués il y a peu pourraient parfaitement être requalifiés en brown-out. C’est en creusant le ‘pourquoi’ qu’on s’en aperçoit. Et cela va assez vite, en réalité, car les valeurs et moteurs de sens sont des thèmes abordés en premier lieu au cabinet.
On distingue deux sources au brown-out : la plus importante est l’accomplissement de tâches inutiles, parfois même littéralement détricotées par un collègue quelques bureaux plus loin. Dans certaines entreprises, souvent multinationales, les organisations alambiquées calquées telles quelles d’une autre culture chez nous, génèrent du non-sens et un sentiment d’inutilité très difficiles à vivre. Pour un perfectionniste, le profil le plus à risques, il est très compliqué d’accepter de ne pas aller jusqu’au bout d’un process. Et bien souvent, ces personnes ne sont pas entendues quand elles s’en plaignent.
Par ailleurs, la non-adhésion aux valeurs de l’entreprise, deuxième source de risque, peut générer des conflits de loyauté énormes. Je reçois actuellement une chercheuse chimiste à qui on a demandé de mettre au point une formule de désherbant très toxique, type Roundup. Elle est complètement tiraillée entre ses valeurs personnelles et la stabilité financière que lui offre son poste. Comment choisir entre ses valeurs et l’entretien de ses enfants, le paiement de sa maison… ?
Comment traiter le brown-out ?
Pour accompagner un brown-out, j’utilise plusieurs techniques de gestion du stress, que mes patients peuvent très facilement mettre en pratique de façon autonome :
– La cohérence cardiaque, technique de respiration qui permet de contrôler son rythme et de faire baisser physiologiquement le taux de cortisol (hormone du stress) dans le sang. L’effet est très rapide.
– Des méthodes de gestion du stress inspirées de la méditation. Lorsqu’on sent que l’émotion est en train de nous envahir, mieux vaut l’accepter et la laisser nous ” traverser “, car il s’agit d’un phénomène chimique qui s’écoule tout seul si on le laisse passer. En revanche, si on lutte contre, on le nourrit, il grandit et s’installe.
– Remettre des plaisirs dans sa vie. De petites choses comme une balade, prendre un long bain, lire un roman, etc. Redonner de la place aux ” donneurs d’énergie ” et parallèlement, éliminer les ” mangeurs d’énergie “. Cela permet de faire remonter le niveau d’énergie assez vite, ce qui est vital pour des personnes qui tirent sur la corde et s’épuisent depuis des mois.
– Aller voir son N +1 avec un discours factuel (faits, chiffres), des solutions pour améliorer le processus de travail (et donc la productivité générale). Il est important de respecter la ligne hiérarchique, sauf en cas de conflit, et de ne pas remonter tout de suite au manager ou à la personne responsable des ressources humaines.
Julie Delize, consultante en ressources humaines, accompagne les DRH et managers dans la définition de leur stratégie, intervient sur des cas plus précis et donne des séminaires adressés aux PME et TPE. Le brown-out est pour elle un signal d’alarme que les entreprises doivent prendre en charge avec sérieux, même si ça n’est pas confortable car cela les questionne sur leurs valeurs. C’est en réalité une opportunité de progresser dans son rôle de chef d’entreprise ou d’équipe.
TRENDS-TENDANCES. Comment détecter un cas de brown-out ?
Julie Delize. La problématique qui arrive très vite sur la table, c’est la question de l’absentéisme et du désinvestissement. Quand un travailleur motivé et engagé ne s’investit plus, s’absente sans réel motif un jour par ci par là, ne réagit plus aux propositions du groupe, alors que par ailleurs, il demeure fonctionnel, ce sont des signes qui doivent alerter immédiatement.
On observe également un changement de registre dans la communication. L’employé va demander si on ” aime ” son travail et se décaler dans l’émotionnel. Il cherche en réalité – inconsciemment bien sûr – à alimenter son réservoir avec autre chose que des valeurs qu’il a perdues de vue.
Que faire alors ?
Il ne faut absolument pas le suivre sur ce terrain, au risque de verser dans la partialité, la camaraderie, de semer les inégalités dans l’équipe et de troubler sa propre image de manager auprès de sa hiérarchie. Il convient alors de replacer la conversation dans le cadre professionnel, en utilisant le vocabulaire dédié.
Dans 99 % des cas, la personne n’est pas consciente de ce qui lui arrive. Le manager est là pour l’aider à clarifier les choses en posant des questions ouvertes et en redessinant le projet global de l’entreprise : ” Quel sens trouves-tu à ton travail ? “, ” Voici les objectifs de la société, ceux de notre département et les tiens “. Remettre le rôle de chacun en perspective, peu importe le niveau hiérarchique, et s’assurer de l’adhésion aux valeurs communes. Un suivi hebdomadaire est indispensable, au moins pendant le premier mois.
Il faut aussi préciser systématiquement le sens de telle tâche ou telle mission que l’on demande d’exécuter, peu importe le niveau hiérarchique de la personne.
Cela peut aussi remettre en cause les méthodes de management de l’entreprise…
Il doit y avoir un questionnement sur les valeurs de l’entreprise. Si vous affichez fièrement ” Bienveillance ” dans vos mantras et qu’un de vos managers hurle sur son équipe tous les jours, à vous de regarder les choses en face… Dès le recrutement, il s’agit d’être honnête et sincère par rapport aux valeurs annoncées.
Evitez d’engager une personne surqualifiée – même si cela vous flatte – au prétexte que l’entreprise est en évolution et qu’on lui taillera une place à sa mesure plus tard. Cela ne fonctionne jamais et abîme l’estime de soi de la personne, souvent à long terme.
Et après ?
L’entretien annuel est le moment idéal pour repréciser à chacun son rôle dans l’entreprise, et lui redonner du sens.
Gardez la métaphore du tourbillon en tête : inutile de forcer quelqu’un à participer au mouvement général et à nager dans la même direction que les autres. Comme dans un tourbillon, s’il nage à contre-courant il sera éjecté par le groupe. A contrario, s’il s’agrippe, il se fera mal. Et si après avoir mis en place les procédures ad hoc, la situation ne s’améliore pas, il faut envisager de rompre le contrat. Sans tarder.
Faire appel à un coach extérieur peut aussi être salvateur en cas de conflits dans l’équipe, d’absence de DRH ou de manque de temps à allouer au people management.
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