Boutiques, spéculation, réseaux sociaux: la folie des plantes vertes
Depuis quelques années, et surtout depuis les confinements, les citadins sont de plus en plus nombreux à succomber à l’attrait des plantes d’intérieur, transformant parfois leur espace de vie en véritable jungle urbaine. Phénomène de mode ou révolution verte? Des spécialistes de la main verte témoignent.
Si vous êtes un habitué des réseaux sociaux, cela ne vous aura pas échappé: depuis deux à trois ans, sur votre fil, défilent désormais régulièrement caladium, cactus, ficus, monsteras, pachiras, palmiers et autres orchidées. Tapez “Plantlover” sur Instagram et vous obtiendrez plus de 6 millions de publications, et plus de 13,6 pour “Plantsofinstagram”. En Belgique comme ailleurs, les mordus des plantes ont bel et bien envahi la Toile… Quant aux plantes elles-mêmes, elles se sont glissées dans nos intérieurs, en particulier en ville, où de plus en plus de citadins s’amourachent de dizaines, voire de centaines de variétés! Parmi eux, l’influenceuse Aline Dessine. Cette illustratrice belge compte près d’un demi-million d’abonnés, qui la suivent pour ses oeuvres et ses trois passions: la musculation, son chat… et ses plantes d’intérieur. La jeune femme en possède près de 200, autour desquelles elle réalise photos et vidéos, délivrant souvent avec humour ses avis et autres conseils pratiques. “La dernière fois que j’ai compté mes plantes, j’en avais 185, explique l’influenceuse. Mais entre-temps, leur nombre a augmenté car je fais pas mal de boutures ; c’est exponentiel. J’ai commencé à m’intéresser aux plantes il y a quatre ans. J’étais tombée sur une vidéo d’une jeune fille qui parlait de celles qu’elle venait de recevoir. Elle expliquait comment elle les plantait et s’en occupait. Cela me paraissait tellement apaisant que j’ai passé une commande sur le même site qu’elle… Je ne me suis jamais arrêtée depuis!”
Les plantes à la mode sont clairement celles qui ont été les plus vues sur Instagram.” QUENTIN THIBAUT (JUNGLELAB)
Prendre soin de son intérieur
Une passion que comprend Kevin Roy, fondateur des boutiques Sous la Canopée (deux adresses à Bruxelles et Ixelles). “Je possède moi-même quelque 200 plantes, explique-t-il. Je me suis découvert une réelle passion pour elles vers l’âge de 22 ans. A l’époque, je devais posséder à peine un cactus et une orchidée… Puis un jour, j’ai acheté une plante, et ensuite une autre, etc. Après six mois, j’en avais 200. En parallèle, j’ai suivi des formations et des ateliers sur les terrariums, les kokedama ( petites plantes que l’on fait pousser sur une boule de mousse, Ndlr)… Quand j’ai compris l’énergie que me procuraient les plantes, j’ai eu envie de partager ça. J’ai donc ouvert un premier commerce dédié avec un partenaire en 2019, avant d’inaugurer le mien en juillet 2020, puis un second…”
Cette même passion est aussi à l’origine des boutiques vertes de Kirsten Crick et de Quentin Thibaut. La première, qui possède également près de 200 plantes, a géré une ferme bio durant plusieurs années avant d’ouvrir Wondergreen, à Schaerbeek, en janvier 2020. Le second, architecte paysagiste, amoureux de la nature, a lancé JungleLab, à Ixelles, à la même époque: “Je suis fils d’agriculteurs, j’ai toujours aimé les plantes et la nature. Je nourrissais ce projet de mêler vente de plantes et étude en aménagement paysager, clinique de plantes, atelier de recherche en design végétal… J’ai ouvert deux semaines avant le premier confinement”.
Les phases d’engouement pour les plantes d’intérieur ont souvent coïncidé avec des périodes de bouleversement social. Exemple avec la révolution industrielle, quand les classes moyennes se sont ruées en masse sur les plantes d’intérieur, afin de mieux supporter l’exode rural auxquelles elles étaient contraintes. De là à supposer que le covid a, à son tour, boosté l’engouement pour les plantes d’intérieur, il n’y a qu’un bourgeon… “J’entends régulièrement cette explication, réagit Quentin Thibaut. J’ai du mal à évaluer sa pertinence car ma boutique n’a pas encore vécu de période sans crise… Et vu l’actualité, ce n’est pas près d’arriver! Ici, avec les confinements, je ne m’en suis finalement pas trop mal sorti même si les rentrées ont été en-deça de ce que j’avais espéré. Mais ironie du sort, lorsque j’ai rédigé mon business plan, j’avais identifié les situations de crise parmi les risques…”
Pour Kevin Roy, il est toutefois clair que “les gens ont passé plus du temps chez eux et cela leur a donné l’occasion de s’occuper de leur intérieur. Pour le rendre plus agréable, les plantes ont été une bonne option, peu coûteuse”. Mais de préciser: “l’engouement pour les plantes était déjà bien présent avant!”
La force des réseaux sociaux
Si ce n’est donc pas la pandémie qui a éveillé l’intérêt du public pour les plantes au cours de ces dernières années, comment l’expliquer? “Par la force des réseaux sociaux”, répliquent nos experts. “Ils ont réellement eu un impact sur ma passion, qui a débuté avant la pandémie, assure Kevin Roy. C’est en commençant à suivre des comptes de plantlovers que mon intérêt pour les plantes a grandi. Plus tu suis de comptes, plus tu vois de plantes, plus tu en veux! C’est addictif, dans le sens positif.”
“Certains comptes de plantgrammers sont comparables à ceux d’influenceurs de la mode: on voit défiler des tas de photos de plantes d’exception, chères, rares, poursuit Kirsten Crick. Ce sont souvent des jeunes gens d’une vingtaine d’années qui dépensent une fortune pour posséder certaines plantes. Je suis cependant dubitative quant à leur réelle motivation: aiment-ils la nature ou veulent-ils se démarquer en étalant une collection qui se mesure en plusieurs milliers de dollars ou d’euros, comme d’autres le font avec leurs baskets?”
Mais Quentin Thibaut est formel: oui, les réseaux influencent le marché. “Les plantes à la mode sont clairement celles qui ont été les plus vues sur Instagram, témoigne-t-il. Ce sont souvent des espèces avec un côté très architecturé, des taches de couleur, des zébrures… des plantes ‘instagrammables’! Là, par exemple, on voit pas mal d’alocasia zebrina. Mais comme beaucoup de produits valorisés par ce biais, ça passe très vite. Une fois qu’une plante devient à la mode, tout le monde la veut et il y a vite une rupture de stock. Elle va donc être produite en grande quantité pour répondre à la demande. Sauf que quand elle sera disponible pour le plus grand nombre, elle sera jugée dépassée…”
Des bienfaits réels
Aimer les plantes ne serait-il donc qu’un éphémère phénomène de mode pour adeptes des réseaux sociaux? Non: selon nos experts, dès que l’on s’y intéresse vraiment, avec ou sans les réseaux, on devient accro… “Les plantes ont un effet apaisant incomparable, témoigne Aline Dessine. S’en occuper peut se révéler très satisfaisant, surtout si on commence à faire des essais, à bouturer… Là, on touche à la vie! Et puis en ce qui me concerne, c’est aussi un choix de déco. J’aime l’accumulation. Avoir des plantes à foison, ça colle bien avec mes goûts!”
Cet engouement prononcé a évidemment également tout à voir avec les grandes thématiques environnementales actuelles. “Depuis 15, 20 ans, on assiste au retour du potager en ville, souligne Kirsten Crick. C’est une façon de se reconnecter avec la nature et le vivant.” Les plantes d’intérieur s’inscrivent dans cette mouvance. Avec l’avantage que l’on peut en posséder même si on n’a ni jardin ni terrasse.
Résumons: les accros aux plantes utilisent les réseaux sociaux, aiment partager et valoriser leur expertise et sont sensibles aux questions environnementales. Un vrai profil de milléniaux, non? “Le phénomène touche tout le monde, nuance Kevin Roy. Dans mes boutiques, je vois certes entrer une majorité de clients entre 25 et 40 ans, mais aussi des personnes âgées, voire très âgées. Et aussi de jeunes et même très jeunes, enfants.” Kirsten complète, avouant recevoir “85% de femmes, mais de tous âges et de toutes origines sociales”.
“Tout le monde a la main verte, atteste Kevin Roy. Ce qu’il faut par contre, ce sont les bons conseils et les bonnes infos pour débuter.” Reste ensuite l’eau… et le temps. “Si je devais m’occuper de toutes mes plantes en une fois, cela me prendrait une bonne heure, reconnaît Aline Dessine. J’étale donc cette activité au fil des jours. Chez moi, les plantes sont disposées par zones, en fonction de la luminosité dont elles ont besoin. Une fois qu’une plante est bien placée, il suffit de l’arroser régulièrement, d’enlever les feuilles mortes de temps en temps, parfois de la rempoter.”
Plaisir modeste
Enfin, autre raison du succès des plantes d’intérieur: leur prix. Dans les boutiques, le ticket d’achat moyen oscille entre 20 et 30 euros, avec des petits formats démarrant à 2 ou 3 euros. Somme à laquelle il faut ajouter le prix du pot (préférez-le en terre, évitez le plastique! ), un arrosoir d’intérieur, un peu d’engrais et du terreau pour les rempotages éventuels.
Parfois, bien sûr, les prix s’envolent. Chez nos commerçants experts, on a ainsi découvert des plantes à quatre chiffres, parce que particulièrement rares. “Mais cette rareté est souvent organisée, explique Kirsten Crick. Il faut savoir qu’il existe des tas de plantes que l’on peut reproduire en toute liberté et d’autres qui sont brevetées. Les espèces libres de droit sont rapidement reproduites à très grande échelle et leur prix d’abord très élevé peut rapidement s’effondrer. Mais pour les plantes protégées par brevets, cette rareté ‘organisée’ n’est jamais qu’une stratégie marketing permettant de maintenir des prix élevés. On peut comparer ce phénomène avec certains vêtements, qui n’ont rien d’exceptionnel, mais dont la valeur augmente car ils sont produits en nombre limité. Certaines plantes plutôt communes peuvent ainsi atteindre des prix astronomiques, alors qu’à côté, des espèces d’orchidées et de bégonias réellement rarissimes s’échangent parfois gratuitement entre collectionneurs passionnés. Mais celles-là ne sont pas sur les réseaux sociaux!”
Comme l’explique Kirsten Crick, ces plantes si chères “servent un peu d’appât, afin de placer la boutique sur un certain niveau de qualité. Mais il faut veiller à répondre à tous les budgets et à toutes les envies. On observe plusieurs catégories de clients. Ceux qui cherchent les pièces rares, qui sont effectivement prêts à mettre plusieurs milliers d’euros pour constituer leur collection. Ceux qui spéculent, qui achètent des plantes à 300, 400 euros en vue de faire des boutures, puis de les revendre… ce qui est souvent un mauvais calcul! Enfin, et ils restent nombreux, il y a ceux pour qui les plantes sont un plaisir modeste ; ils sont friands d’espèces courantes dont ils vont prendre soin durant des années. Pour eux, une plante achetée 10 ou 15 euros, qui devient un jour gigantesque, qui ‘fait des petits’, c’est un vrai trésor!”
www.souslacanopee.be, wonder.green, www.junglab.eu
Un business rentable?
Au vu de l’attrait du public pour les plantes d’intérieur, on pourrait en déduire que leur commerce est florissant. Nos témoins tempèrent. “Si on assiste depuis quelques années à un engouement dingue pour les plantes, cela reste un produit de décoration, pas de première nécessité, rappelle Quentin Thibaut (JungleLab). Ensuite, c’est un produit durable. A priori, on ne remplace pas une plante tous les six mois! Au contraire, on la garde des années, voire toute sa vie. On peut même la léguer à ses enfants… Et puis cela demande de l’espace et n’arrête pas de pousser! A titre de comparaison: un bijoutier peut, sur 10 cm2, proposer une pièce qui va lui rapporter plusieurs milliers d’euros. Nous, on va parfois gagner 30 euros sur une plante qui occupe 1 m2 à elle seule. Et en ville, le m2 est cher!”
Pour s’en sortir, les commerçants doivent donc se démarquer ou offrir d’autres services. Kevin Roy, patron des boutiques Sous la Canopée, se spécialise ainsi dans les pièces rares. Quentin, pour sa part, cumule plusieurs activités: réalisation de tableaux et murs végétaux, de terrariums, aménagement paysager, vente de déco… Quant à Kirsten Crick (Wondergreen), elle propose des ateliers, du coaching, et fait même un peu de plant-sitting (10 euros par semaine), un service nécessaire quand on possède plusieurs dizaines de plantes et que l’on veut partir en vacances…
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