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Big data: à quand la fin de la colonisation en Europe ?

Microsoft, IBM, Netflix, Uber, Google, Apple, Facebook, Amazon, Airbnb, Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi… Les deux points communs entre ces entreprises ? Elles sont capables de générer du Big data, et aucune n’est européenne !

Pour les quelques-uns qui vivent dans une grotte, le Big data désigne un ensemble de données tellement volumineux qu’il dépasse l’entendement et les capacités d’analyse humaine. Pourtant, ce Big data n’est pas dénué d’intérêt. Son application la plus connue est évidemment la publicité ciblée sur internet. Mais ceci n’est que la partie immergée de l’iceberg. Comme l’explique très justement le Dr Laurent Alexandre, le Big data a la propriété de pouvoir éduquer l’Intelligence artificielle. Comprenez qu’il est en fait la condition sine qua non. Ainsi, pour qu’un enfant comprenne ce qu’est un feu rouge, il suffit de lui montrer quelques-uns de ces items. Par contre, pour que l’IA puisse reconnaître des feux rouges, elle doit en avoir vu des millions. Et qui possède aujourd’hui des millions d’images de feux rouges ? Et des panneaux de circulation ? Des trottoirs et des ronds-points ? Google Maps évidemment ! Ce n’est d’ailleurs pas un accident si c’est cette entreprise numérique – et non pas Peugeot ou Audi – qui développe la voiture autonome. Google possède LA ressource nécessaire pour apprendre à ces voitures intelligentes comment conduire toute seule : du Big data.

Malheureusement, l’intérêt du Big data est totalement sous-évalué chez nous alors que ces données sont une précieuse ressource. Elle est en réalité aussi indispensable à l’économie moderne que ne l’a été le pétrole au siècle passé. Ainsi l’Europe, si elle veut éviter de n’être que la colonie numérique des USA, doit absolument et rapidement se doter de sa propre fabrique à Big data. Pour cela, un statut juridique de société européenne existe déjà, mais n’a jamais été qu’utilisé pour “européaniser” le statut d’entreprises déjà en place. Pourquoi ne pas créer une société transnationale qui nous permettrait – à nous aussi – de générer ce Big data ? Ceci est une proposition forte, mais risquons-nous à en dessiner les idées clés.

Une entreprise du numérique doit d’abord grandir avant d’être profitable, et cela est tout à fait normal. Cette notion n’est pas toujours évidente pour ceux qui sont habitués aux entreprises fordistes. En effet, il paraît étrange de construire une seconde usine, puis une troisième et une quatrième alors que la première n’est pas encore rentable. Nicolas Colin et Laetitia Vitaud ont une excellente formule pour illustrer cela : plus une entreprise traditionnelle grossit, plus elle s’essouffle pour finir par s’arrêter et consolider sa marge. De ce fait, elle abandonne le reste du marché à ses concurrents. Dans une société numérique, c’est le phénomène inverse que l’on observe : plus une entreprise numérique court, plus elle court vite. Peut-être finira-t-elle par devenir tellement énorme qu’elle plafonnera, mais elle aura le potentiel d’atteindre 100 % de part de marché. Cela n’est pas vrai pour une entreprise traditionnelle.

Pour comprendre de manière simple ce phénomène, il faut prendre en compte que les entreprises fordistes ont des contraintes “physiques” à respecter. Ces contraintes se traduisent bien dans la notion du coût marginal – c’est-à-dire le coût supplémentaire qu’entraîne la production d’une unité de plus. Prenons avec Walt Disney un exemple qui parlera à chacun. En effet, qui n’a pas profité dans son enfance des fameuses VHS / K7 d’Aladin, du Roi lion ou de Pocahontas ? Pour diffuser ses films jusque dans nos foyers, l’entreprise devait tout d’abord réaliser le dessin animé lui-même. Puis à ce coût initial s’ajoutait le coût de production du support (la VHS) et de sa distribution. À un moment, les coûts de fabrication et de distribution des VHS supplémentaires finissaient par dépasser le bénéfice qu’elles généraient. Walt Disney n’avait donc plus d’intérêt rationnel à gagner des parts de marché et du se concentrer sur des manières de dégager de la marge (c’est-à-dire optimiser). C’est pour cette raison que la concurrence – par exemple Warner Bros – a pu elle aussi obtenir des parts de marché et nous proposer ce chef-d’oeuvre qu’est “Le Lutin magique ou un Troll à Central Park”.

Dans le cas d’une entreprise “digital native” comme Netflix par contre, il n’y a presque pas de différence de coût entre une production de 1 ou de 1 000 000 unités. Netflix devra évidemment supporter la réalisation d’une série ou d’un film et la gestion de sa plateforme. Mais une fois ce coût assumé, la part marginale entre une faible ou une forte diffusion d’un film numérique est pratiquement nulle. En effet, tout se résume à “copier/coller” des fichiers sur une plateforme. C’est exactement pour cette raison que Netflix est capable de proposer un mois d’abonnement à un prix moins élevé qu’une seule VHS de Disney. Soit dit en passant, c’est aussi cette propriété qui rend le piratage aussi simple : chaque individu peut reproduire et transférer gratuitement n’importe quelle oeuvre.

Cependant, cette non-limite a pour effet pervers de produire une hyperconcentration des marchés numériques. C’est ce que l’on appelle “l’effet superstar” et c’est lui qui donne naissance aux géants du web. En réalité cela devient la finalité même des Licornes – ces start-up valorisées à plus d’un milliard de dollars. Leur but est de devenir tellement énormes qu’elles finissent par se confondre avec leur propre marché. Si vous en doutez, voyez que la Silicon Valley représente à elle seule 40% de tout le financement US en capital-risque. Les investisseurs connaissent bien cette propriété des entreprises numériques à dévorer le capital. Pourtant ils ne rechignent pas à mettre la main au portefeuille malgré les pertes engrangées. Après tout, personne n’a oublié que Google s’est financé grâce à la bulle internet de fin des années 1990. Pouvons-nous leur donner tort quand on connaît la suite de l’histoire ? C’est en tout cas exactement de cette manière, en brûlant du cash, que les entreprises précitées sont devenues tellement colossales qu’elles peuvent générer le précieux Big data.

Dire qu’ils sont les uniques acteurs sur leur marché, ce n’est pas tout à fait vrai. En fait, Alibaba fait la même chose qu’Amazon et Baidu est le Google chinois. Ce pays est le seul qui arrive à rivaliser avec les USA sur le plan du Big data. Comment ? 20% de la population mondiale et la maîtrise de leur marché interne. Inspirons-nous donc d’eux en développant une politique protectionniste en la matière. Que l’UE investisse en masse pour créer une entreprise numérique, par exemple notre propre Netflix. Car regardons les choses en face: RTL Belgique licencie 105 personnes parce qu’ils avaient totalement sous-évalué l’impact de la transition numérique. Avec leur stratégie de tout miser sur des produits américains, ils ne pouvaient que se faire distancer par le streaming. Et pendant ce temps, la RTBF était obligée par son contrat de gestion de proposer du contenu original et/ou local. Résultat ? L’entreprise publique se porte très bien, car son offre n’est pas concurrente au streaming, mais complémentaire. Voilà une vraie bonne idée: créer une plateforme de vidéos européenne qui proposerait du contenu international – type Netflix – et sous-titré dans les 24 langues officielles de l’Union. Ensuite, déclinons pour chaque pays un contenu propre et local en partenariat avec les acteurs publics. En mettant au service du projet l’appareil législatif et un premier apport de capitaux, l’UE attirerait facilement des investisseurs.

Ceci n’est qu’une proposition, mais ce n’est qu’avec ce genre de mesures fortes et une profonde compréhension du modèle de l’économie numérique que nous entrerons dans l’âge du Big data et de l’IA. Et si pour y parvenir, il nous faut mener une concurrence déloyale à des entreprises américaines, voir en dégager l’une ou l’autre, n’hésitons pas ! Devrions-nous laisser filer aux USA la plus importante ressource économique de notre époque – et les dividendes qui vont avec – alors que dans le même temps Donald Trump poursuit une realpolitik débridée ? Profitons plutôt de son obscurantisme pour justifier de faire passer nos intérêts au premier plan. Il en va de notre survie économique. Et de toute façon, ne soyons pas hypocrites: ceux qui voudront tout de même voir les séries américaines de Netflix sauront où les trouver sur le web.

Si j’avais une petite quinzaine de milliards d’euros à risquer, je sais ce que j’en ferais. Et vous ?

Laurent Wartel, PhD Candidate (UCL)

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