“Beaucoup de Belges ont le sentiment de payer trop cher leurs services télécoms”

Stéphane Richard, PDG d'Orange. © Reuters

Stéphane Richard, le PDG d’Orange, fustige les hausses de prix permanentes sur le marché belge des télécoms. Avec sa filiale belge, Stéphane Richard espère raviver la concurrence. Entretien exclusif avec le patron d’un des plus grands opérateurs européens.

C’est un des poids lourds du secteur des télécoms. A la tête d’Orange depuis 2010, Stéphane Richard (55 ans) pilote un acteur international qui génère 40 milliards d’euros de chiffre d’affaires. De passage à Bruxelles à l’occasion des voeux de début d’année adressés au personnel d’Orange Belgique, le charismatique patron français en a profité pour vanter la ” bonne dynamique commerciale ” sur laquelle l’antenne belge de son groupe est lancée.

En débarquant avec une nouvelle offre fixe (Orange TV), l’ex-Mobistar tente de se frayer une place sur le marché belge des télécoms caractérisé par une concurrence atone et des prix élevés, en constante augmentation. ” Une situation quasi unique en Europe “, dénonce Stéphane Richard. Incisif, le capitaine d’entreprise veut montrer qu’il n’est pas en Belgique pour faire de la figuration. Pour asseoir la position de son groupe, il envisage de participer aux investissements dans la fibre optique, qui constituera les réseaux télécoms de demain. Stéphane Richard a eu l’occasion de s’en ouvrir auprès du Premier ministre, qu’il a rencontré quelques heures avant son entretien avec Trends-Tendances.

STÉPHANE RICHARD. Je l’ai remercié pour la mise en place de l’ouverture du câble à la concurrence. La Belgique est le premier et le seul pays européen à proposer ce type de régulation. Grâce à cette réglementation, nous avons lancé Orange TV, dont le déploiement commercial commence bien. Le deuxième étage de la fusée sera le lancement d’offres convergentes fixe-mobile en 2017. Nous avons évoqué avec le Premier ministre la possibilité de coopérer avec Proximus au programme de développement de la fibre optique en Belgique. Il faut savoir qu’Orange est le premier opérateur européen de FTTH (fiber to the home) : nous déployons de la fibre en France, en Espagne, en Pologne, en Slovaquie. Nous serions prêts à le faire aussi en Belgique.

Comment cela pourrait-il se concrétiser ? Orange n’ayant pas de réseau fixe en Belgique, vous démarrez de zéro.

En France et en Espagne, les deux pays où nous déployons massivement, nous faisons du co-investissement. Nous nous mettons d’accord avec d’autres opérateurs sur des programmes de déploiement, soit via des joint-ventures, soit en répartissant les tâches entre les entreprises. En regroupant nos efforts, nous pouvons aller beaucoup plus vite. En Espagne, nous avons un accord avec Vodafone, en France avec tous nos concurrents. En fait, c’est assez simple, c’est juste une question de volonté.

Justement, Proximus a annoncé de son côté un plan décennal d’investissement dans la fibre optique. Vous n’y participez pas.

Ce plan, c’est très bien. Mais nous offrons une manière de procéder qui permet de faire plus et plus vite. Le plan de Proximus, c’est 3 milliards d’euros d’investissement sur 10 ans. On ne peut pas dire que ce soit un objectif très ambitieux pour la Belgique. En France, nous investissons plus de 20 milliards d’euros sur cinq ans. Ce n’est pas du tout le même rythme. En tout cas, notre idée a eu l’air d’intéresser le Premier ministre. On verra si cela intéresse la CEO de Proximus.

PROFIL

Né en 1961.

Diplômé de HEC et de l’ENA (inspecteur des Finances).

1991. Conseiller en charge des nouvelles technologies au cabinet du ministre de l’Industrie Dominique Strauss-Khan.

1992. Adjoint du directeur financier de la Compagnie Générale des Eaux (futur Vivendi).

1995. Dirige la Compagnie immobilière Phénix (futur Nexity), filiale de la Compagnie Générale des Eaux dirigée par Jean-Marie Messier à partir de 1996.

2003. Directeur général adjoint de Veolia Environnement, puis directeur général de Veolia Transport.

2007. Directeur de cabinet du ministre de l’Economie Jean-Louis Borloo, remplacé ensuite par Christine Lagarde. Jean-Louis Borloo sera plus tard mis en examen dans le cadre de l’affaire Tapie (instruction en cours), pour laquelle la patronne du FMI vient d’être reconnue coupable de “négligence” mais dispensée de peine.

2009. Rejoint Orange en tant que directeur général adjoint chargé des Opérations France, devient directeur général délégué, puis directeur général.

2010. PDG d’Orange (reconduit en 2014 pour un deuxième mandat).

Il faudra lui en parler.

Bien sûr… On lui a déjà écrit.

Vous seriez prêt à mettre combien sur la table pour ce type d’investissement ?

Je ne vais pas lancer un chiffre en l’air, mais sincèrement 3 milliards sur 10 ans, ce n’est pas un montant énorme pour un réseau comme celui-là. En termes de taux de couverture, c’est d’ailleurs assez faible (Proximus annonce un taux de couverture de 18 % dans cinq ans et de 40 % dans 10 ans, Ndlr).

Selon Proximus, connecter un logement à la fibre coûte 1.000 euros.

C’est un vrai problème, effectivement. En Espagne, le coût est d’environ 250 euros par logement : c’est assez bon marché, notamment parce qu’il y a beaucoup d’habitats collectifs et parce que les règles de déploiement sont plus souples, avec la possibilité de raccorder en façade. En France, le coût approche les 600 euros. En Belgique, c’est encore un cran au-dessus en raison de l’habitat, de la réglementation et du coût du travail.

En Belgique, le prix d’un pack ” triple play ” (TV, Internet et téléphone fixe) est environ deux fois plus élevé qu’en France. Comment expliquez-vous cette situation ?

C’est facile. Il n’y a pas assez de concurrence sur le fixe en Belgique. Il y a des positions dominantes de certains opérateurs sur certaines zones géographiques, qui leur permettent de continuer d’augmenter leurs prix. C’est justement pour doper la concurrence que nous avons lancé notre offre sur le câble. C’est pour cela aussi que nous n’augmentons pas nos prix alors que d’autres le font (Telenet et Proximus, Ndlr). En France, le paysage concurrentiel est beaucoup plus dur, avec des opérateurs alternatifs très agressifs. Nous avons Free, qui est sur le marché depuis 20 ans et qui, au départ, a été très agressif sur les prix du fixe puis du mobile. L’intensité concurrentielle est en lien direct avec le niveau des prix.

La Belgique ne fait-elle pas un peu rêver un opérateur historique comme Orange, qui fait face à une forte concurrence dans son propre pays ?

Non, ça ne me fait pas rêver, parce que je pense que ça ne fait pas rêver le consommateur belge. Je ne crois pas qu’une entreprise puisse durablement s’épanouir sur l’insatisfaction de ses clients. Beaucoup de Belges ont le sentiment de payer beaucoup trop pour le service qu’ils ont. Rêver à court terme, parce que cela représente des bénéfices élevés et de gros dividendes, peut-être. Mais une entreprise, ce n’est pas que ça. En principe, son objectif est d’apporter de la satisfaction à ses clients, et le sentiment de payer le juste prix pour un service en fait partie.

Ici, vous plaidez pour plus de concurrence. En France, pour une concurrence moins forte. C’est contradictoire.

La France et la Belgique sont des exemples presque opposés. La France a poussé la logique de l’hyper-concurrence très loin en soutenant certains acteurs, dont un en particulier (Free, Ndlr) qui a complètement déstabilisé l’industrie. La France, qui était un pays où les prix des télécoms étaient dans la moyenne, est devenue un des pays les moins chers d’Europe. Ce bouleversement s’est passé au moment où il fallait investir dans les réseaux, notamment dans la fibre optique. Faire ce type d’investissement quand un opérateur tire les prix vers le bas et réduit vos marges, cela pose un léger problème.

Je lui laisse l’élégance du propos.

Vous disiez que la concurrence exacerbée vous portait préjudice dans votre capacité d’investissement. Les réseaux français ne sont-ils pas par conséquent de moins bonne qualité ?

Non, on ne peut pas dire cela. Des experts, notamment votre régulateur, mesurent la qualité des réseaux. En France, nous investissons plus de 3 milliards d’euros par an. Je ne sais pas combien Telenet investit ici…

Donc le consommateur belge paye plus pour un service équivalent ?

Regardez la marge Ebitda de Telenet : elle est de 55-56 %. Celle d’Orange est deux fois moins élevée. C’est simple : Telenet fait beaucoup d’argent sur le dos des consommateurs. Ce n’est pas que leur produit est meilleur ou qu’ils investissent plus. Leur marge est deux fois plus grande, c’est tout.

L’augmentation des prix chez Telenet, bizarrement, n’est pas forcément une bonne nouvelle pour vous, puisque vous devrez payer Telenet plus cher pour l’utilisation de leur infrastructure câblée.

Je trouve surtout cela triste pour le client belge, qui voit une nouvelle fois sa facture s’alourdir. Mais si cela nous permet d’être plus attractifs, c’est plutôt bon pour nous. La logique serait que, par rapport à ces augmentations continuelles et quasi annuelles de prix, récemment encore chez Telenet mais aussi chez Proximus, les autorités interviennent, par le biais de la régulation ou de toute autre mesure qui favorise la concurrence. Parce qu’à ce point-là, c’est une situation assez unique en Europe.

Orange reste un opérateur essentiellement mobile. Le fait de ne pas avoir de réseau fixe n’est-il pas un très gros handicap pour proposer une réelle offre convergente ?

Nous aimerions avoir un réseau fixe, ou avoir la possibilité de mettre la main sur un réseau fixe. Or, le paysage dans ce pays est compliqué. Une opération de rachat paraît difficile. Proximus n’est pas à vendre, que je sache. Telenet non plus… Et ce serait en plus assez cher. Quant à Voo, c’est très compliqué… Nous n’avons donc pas d’alternative que d’utiliser l’accès au câble régulé, ce qui est déjà formidable, puisqu’il s’agit du seul pays européen où cela existe.

Vous avez déjà dit à plusieurs reprises qu’Orange serait un acteur de la consolidation en Europe. Mais ça n’a pas l’air de se concrétiser. Pourquoi ?

Je ne crois pas qu’une entreprise puisse s’épanouir durablement sur l’insatisfaction de ses clients.”

C’est vrai. Mais quand on dit consolidation, on parle de deux choses. Nous avons participé à une consolidation à l’intérieur d’un pays, l’Espagne. Pour ce qui est de la consolidation paneuropéenne, cela supposerait que des acteurs présents dans plusieurs pays européens se rapprochent. Cela n’est pas à l’ordre du jour parce qu’il n’y a pas aujourd’hui de création de valeur évidente à attendre d’un mariage de ce type. Les télécoms, c’est une industrie qui reste fondamentalement multi-locale. On peut faire des économies d’échelle sur la marque, les achats, la technologie et l’innovation, mais c’est à peu près tout. De plus, les groupes européens ont des cultures très fortes et souvent l’Etat est présent dans leur capital. Tous ces facteurs font qu’il est très compliqué de réaliser un mariage européen. Tant que l’Europe est morcelée et qu’elle n’a pas de cadre de régulation et de concurrence unique, nous ne pouvons pas en tirer de véritable bénéfice.

A l’avenir, tous les groupes télécoms vont-ils intégrer des éléments de contenu, sur le modèle de la fusion entre l’opérateur américain AT&T et le groupe média Time Warner ?

C’est ce qui est en train de se dessiner. Pourquoi ce mouvement ? Tout d’abord parce que les opérateurs télécoms deviennent des distributeurs de contenus – notamment payants – très puissants, à travers les terminaux mobiles et les réseaux de très haut débit fixes. D’autre part, l’industrie du contenu payant est en proie à des changements fondamentaux. Les acteurs de l’Internet entrent massivement sur le marché. Et les coûts des droits de retransmission, pour les séries ou pour les événements sportifs notamment, sont en inflation. Les acteurs de la télévision payante sont coincés entre ces deux phénomènes, et sont donc intéressés par ces rapprochements. Pour autant, cela va-t-il se généraliser ? Je ne crois pas.

Vous avez récemment déclaré être prêt à racheter Canal+.

Je me suis contenté de dire que, si Canal+ était à vendre un jour, je regarderais le dossier. L’empreinte de Canal+ a une grande concordance avec nous. Ils sont forts en France, forts en Pologne, où nous sommes opérateur historique, forts en Afrique aussi où nous sommes très présents. Et nous sommes un distributeur important de Canal+, notamment en France. Donc on s’y intéresserait si une vente se profilait, mais je n’ai pas dit qu’on rachèterait. Après, tout dépend des conditions et de la situation de Canal+. Or d’après ce que l’on voit sur le marché français, ce n’est pas très rassurant.

Vous avez changé d’avis sur ces synergies entre les télécoms et les médias : jusqu’il y a peu vous étiez sceptique.

Je revendique le droit de changer d’approche, parce que le monde change. Dans nos métiers, il faut éviter d’avoir des certitudes établies pour 20 ans, sinon vous ratez toutes les évolutions qui arrivent. Il faut rester humble et pragmatique. Quand je suis arrivé chez Orange en 2010, des investissements avaient été faits dans deux chaînes. Notre chaîne foot perdait 200 millions d’euros par an : je n’ai pas eu d’autre choix que de l’arrêter. Notre autre chaîne, Orange Cinéma Séries (OCS), est un très grand succès avec 2,5 millions d’abonnés.

Les acteurs de l’Internet n’ont-ils pas ringardisé les opérateurs télécoms ?

Ce discours-là, je l’entends depuis que je suis entré dans l’industrie il y a sept ans. Je constate que nous sommes toujours là. Nous avons 250 millions de clients, un chiffre qui augmente chaque année. Nous sommes en croissance. Nous investissons. Ce n’est pas Google ou Facebook qui vont déployer de la fibre optique en Belgique, je vous le garantis. Par ailleurs, nous amenons quelque chose de très important : le contact humain. Essayez de trouver un vendeur chez Google ou Facebook… Nous sommes 153.000 dans le groupe Orange, nous avons 6.000 points de vente dans le monde. Je ne crois pas à la société numérique 100 % virtuelle. Tout ne se passera pas par Internet. Nous recevons des dizaines de millions de gens dans nos boutiques qui ont besoin de parler à nos vendeurs, d’avoir des conseils, de toucher les produits. Notre proposition dans l’économie numérique est certes celle de la connectivité – qui n’est pas encore devenue une commodité, ne serait-ce que parce qu’elle demande d’importants investissements – mais nous avons aussi une carte importante à jouer dans le développement d’une nouvelle offre de services.

Vous lancez notamment Orange Bank. Pourquoi ?

Nous cherchons un relais de croissance et une nouvelle façon de capter ou de fidéliser de nouveaux clients. Nous lançons une banque mobile, avec une expérience utilisateur innovante, et avec la sécurité d’être accompagné par un grand groupe comme Orange, qui possède un énorme capital confiance auprès du consommateur. Nous allons proposer une offre qui intègre complètement le digital dans les démarches financières des clients au quotidien, jusqu’au paiement. Nous voulons le faire dans des conditions d’ergonomie, de transparence, de prix et d’interactivité qui soient vraiment différenciantes. Nous lançons Orange Bank en France en 2017. Nous attendons de voir comment cela se passe et pour le lancement en Belgique, nous prendrons une décision d’ici la fin de l’année.

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