Au coeur du monde du football, “la plus grande entreprise du monde”

Vncent Kompany. Le capitaine des Diables rouges défie ouvertement les séparatistes. © BELGAIMAGE

De la résistance au nazisme à l’économie globalisée et pas vraiment régulée, l’histoire du foot se confond souvent avec l’Histoire. ” Un incroyable baromètre du temps “, estime le journaliste Olivier Mouton, qui raconte tout cela en 22 matchs.

Le ballon roule-t-il plus vite que l’Histoire ? Il la précède ou l’accentue bien souvent en tout cas : l’Union européenne de football (UEFA) est née avant la Communauté européenne, la Turquie y a adhéré en 1962… Parfois, il lui administre de jolis pieds de nez comme le Danemark qui remporte l’Euro 1992, quelques semaines après avoir rejeté le Traité de Maastricht par référendum ; ou comme la Grèce qui gagne, en 2004, le dernier Championnat d’Europe d’avant la crise grâce à… un entraîneur allemand ; ou encore l’Angleterre piteusement éliminée de l’Euro de foot 2016, quelques jours après le référendum qui a déclenché le processus du Brexit.

Dans le livre Hors-Jeu, le journaliste Olivier Mouton (Le Vif/L’Express) raconte avec passion 22 de ces matchs qui ont fait l’Histoire. Enfin, plutôt 22 dates. La plupart correspondent à des matchs historiques (par exemple la victoire de l’Allemagne de l’Est contre l’Allemagne de l’Ouest lors de la Coupe du Monde 1974) mais il y a aussi le jour du rachat du Paris Saint-Germain par le Qatar ou ce jour où la Cour européenne de justice a affirmé que le principe de libre circulation des travailleurs devait s’appliquer aussi aux joueurs de football (arrêt Bosman du 15 décembre 1995).

Le journaliste Olivier Mouton (
Le journaliste Olivier Mouton (“Le Vif/L’Express”), auteur de “Hors-jeu”, éditions Armand Colin.© PG

” C’est une libéralisation sans garde-fou, avec très peu de règles, alors que le football devient la plus grande entreprise du monde “, analyse Olivier Mouton. Fini la limitation du nombre de joueurs étrangers alignés, fini le blocage des joueurs en fin de contrat par les clubs, voilà l’ère des transferts tous azimuts pour des prix de plus en plus délirants. ” Il y a un parallèle avec la financiarisation de l’économie, poursuit l’auteur. Quand un joueur comme Paul Pogba est acheté par Manchester United pour plus de 100 millions d’euros, c’est un peu comme le découplage que nous voyons entre l’économie réelle et sa valeur capitalistique. Nous avons aujourd’hui un système hyperspéculatif, qui fait les affaires des grands clubs. ” Et couvre de millions les joueurs les plus populaires. Pour le journaliste, il s’agit d’une ” bulle ” et il se demande ” jusqu’où elle ira “.

Arme de propagande

L’inscription du football dans l’histoire ne se limite évidemment pas aux similitudes entre les évolutions du sport professionnel et de l’économie. On connaît l’utilisation du football pour la propagande de régimes dictatoriaux (Olivier Mouton nous le raconte avec Benito Mussolini dans l’Italie des années 1930 et Victor Orban dans la Hongrie d’aujourd’hui, comme il aurait pu aussi évoquer la dictature argentine et la Coupe du Monde de 1978).

Si la Belgique n’a pas vraiment utilisé le football comme levier politique, elle s’inscrit néanmoins comme l’un des lieux où le foot-business s’est construit.

On connaît peut-être moins le football comme arme de résistance. C’est l’histoire de l’Ajax Amsterdam qui contribua à sauver de nombreux juifs de la Shoah. Ou celle de Matthias Sindelar, génial joueur autrichien des années 1930, qui refusa de porter le maillot national après l’Anschluss et subit en retour les foudres du régime nazi. Matthias Sindelar et sa compagne furent retrouvés morts dans leur maison en 1939. Une double mort jamais vraiment élucidée et qui resta dans l’oubli jusqu’au début des années… 2000. Plus qu’une métaphore de la manière dont l’Autriche peine à vivre avec son passé.

La géopolitique du football, c’est aussi la guerre froide et ses histoires de joueurs empêchés de jouer de l’autre côté du rideau de fer, d’équipes qui demandent l’asile politique à l’occasion d’un match en Occident. Olivier Mouton nous raconte le destin de Ferenc Puskas, l’un des meilleurs joueurs de l’histoire, qui a fui la Hongrie pour rejoindre le Real Madrid.

Le ciment de la Belgique ?

Et la Belgique dans tout cela ? Le football y est souvent décrit comme l’un des derniers ciments nationaux du pays, grâce aux Diables rouges. ” Je ne pense pas que, parce que les Diables gagnent, les citoyens vont aller voter en se disant qu’il faut sauver la Belgique, analyse Olivier Mouton. Mais en même temps, c’est une vraie question. Quand vous interrogez la N-VA sur les Diables rouges, ils vous renvoient systématiquement à Bart De Wever. C’est bien le signe qu’ils ne considèrent pas le sujet comme périphérique. ” Et d’ajouter que de grands joueurs n’hésitent pas à mettre leur popularité dans la balance pour défendre des opinions. C’est le cas de Vincent Kompany, capitaine des Diables rouges, qui défie ouvertement les séparatistes, ou du héros français Zinédine Zidane, qui a appelé à voter contre le Front national.

Si la Belgique n’a pas vraiment utilisé le football comme levier politique, elle s’inscrit néanmoins – à son corps défendant – comme l’un des lieux où le football-business actuel s’est construit. ” Avec le drame du Heysel et Jean-Marc Bosman, notre pays est au coeur de deux virages majeurs de l’évolution du football “, conclut en effet Olivier Mouton.

1974 : Cruyff et Beckenbauer, des joueurs qui deviennent des marques

© BELGAIMAGE

Johan Cruyff et Frank Beckenbauer, deux des plus beaux footballeurs de l’histoire. Mais aussi deux personnalités qui ont compris que leur sport passait à l’ère du business. “Les coulisses de l’ascension de Cruyff sont formidables, raconte Olivier Mouton. Il faut noter le rôle essentiel de son beau-père, l’homme d’affaires Cor Coster, qui devint son agent, l’un des premiers agents de joueur. Pour négocier, il en est arrivé à monter quasiment des mouvements syndicaux.” Le duo multiplie les contrats, dont l’un avec l’équipementier Puma. Problème : Adidas est le sponsor officiel de l’équipe des Pays-Bas. “Qu’importe, le joueur finit par imposer une solution qui préserve tous ses gains : lors de la finale de la Coupe du Monde 1974, le maillot orange de la star est le seul à ne compter que deux bandes au lieu des trois bandes d’Adidas. Un étonnant compromis.” Beckenbauer a, lui aussi, multiplié les contrats publicitaires, notamment pour une marque de cosmétiques. “Tous deux sont devenus des produits marchands, de leur plein gré”, résume Olivier Mouton, qui raconte comment David Beckham, Eric Cantona et Cristiano Ronaldo ont suivi cette voie très lucrative de la transformation du nom d’un footballeur en une marque commerciale.

1985 : le drame du Heysel conduit aux “business seats”

En donnant l’assaut de la tribune Z du stade du Heysel, le 29 mai 1985, les supporters de Liverpool ont paradoxalement donné un formidable coup d’accélérateur au sport business au détriment du sport populaire. Pour éradiquer le phénomène, les clubs anglais ont investi dans la modernisation de leurs stades, supprimant les places debout, les moins chères. En 20 ans, le prix des tickets à Anfield Road (le mythique terrain du FC Liverpool) a flambé de 1.000 %. “Il en résulte une ‘gentrification’ des stades, occupés désormais par des gens nantis et bien plus âgés, écrit Olivier Mouton. Entre 1968 et 2008, la moyenne d’âge à Old Trafford, stade de Manchester United, est passée de 17 à 40 ans.” Quelques années après le drame du Heysel, le championnat d’Angleterre se mue en une Premier League, taillée pour attirer des millions et des millions. Les clubs anglais deviennent des clubs mondiaux, comme Barcelone et le Real Madrid, qui vendent des maillots à la planète entière et s’offrent de très rentables tournées en Asie ou en Amérique. Olivier Mouton pointe encore la rapidité de la sanction sportive par rapport aux sanctions judiciaires. Les clubs anglais ont été immédiatement privés de compétitions européennes pendant cinq ans, quand les hooligans n’ont écopé que de peines symboliques plusieurs années plus tard. Rappelons que l’attaque de la tribune Z avait provoqué 39 morts et 600 blessés.

1993 : l’OM de Tapie contre le Milan de Berlusconi

Au coeur du monde du football,
© BELGAIMAGE

Quand on rédige une sorte d’histoire économique du football, cette finale entre l’Olympique de Marseille et l’AC Milan, c’est presque trop beau pour être vrai. “Quelle métaphore !”, s’exclame Olivier Mouton. Les deux clubs sont présidés par deux industriels aussi riches que peu scrupuleux (Bernard Tapie et Silvio Berlusconi), deux personnages attirés en outre par une carrière politique. Et ils s’affrontent le 26 mai 1993 pour la toute première finale de la Champions League. Une compétition remaniée par rapport à son ancêtre, la Coupe d’Europe des clubs champions, afin de décupler les recettes tout en protégeant les grands clubs (les investisseurs) des risques d’élimination précoce. Une société de marketing basée à Lucerne et proche du groupe Adidas organise le tout afin de maximiser et de répartir ce “jackpot sportif”. “Le contexte européen de l’époque est en phase avec cette évolution majeure, écrit Olivier Mouton. A son arrivée à la tête de la Commission en 1985, le Français Jacques Delors fixe l’horizon 1992 pour réenchanter l’Europe. Avec un objectif clair : la création du grand marché. La libre circulation est à la mode, elle se concrétise pour les personnes avec la naissance de l’espace Schengen, mais aussi et surtout pour les marchandises et les capitaux. La dérégulation n’est pas loin.”

2012 : le PSG à la sauce qatari

Au coeur du monde du football,
© AFP

Il y a ces clubs qui appartiennent à des magnats russes, à des entreprises (le livre raconte avec force détails l’avènement du Red Bull Leipzig) ; il y avait ceux qui, à l’époque du bloc de l’Est, représentaient l’armée ou d’autres institutions publiques. “Le rachat du PSG, c’est encore autre chose, estime Olivier Mouton. Ici, c’est un Etat, le Qatar, qui prend le contrôle d’un club européen.” Cet investissement s’inscrit, selon lui, dans une stratégie post-pétrole : “l’émirat veut convertir son pouvoir économique actuel en une influence d’un autre type, durable, à travers l’instrument de diplomatie soft le plus performant du moment.” D’où les centaines de millions injectés dans le sport, avec comme point d’orgue l’organisation de la Coupe du Monde en 2022.

Le PSG, c’était le club populaire de Paris, le berceau du hooliganisme à la française avec les “ultras de la tribune Boulogne”. Le phénomène fut éradiqué au profit d’une ambiance plus lisse et plus respectueuse. “Je ne regarde plus le PSG avec le coeur et l’âme d’un supporter qui se dit qu’il est le douzième homme, confie le comédien Lorànt Deutsch, fan du PSG, cité dans le livre. Le douzième homme à Paris, c’est le carnet de chèques. Il n’y a plus besoin de supporters…” Voilà l’analyse intellectuelle mais, dans les faits, la popularité du PSG n’a sans doute jamais été aussi forte. Ses stars attirent du monde à chaque rencontre du championnat de France. “Etre supporter, c’est l’un des attachements les plus forts qui soit, c’est un extraordinaire vecteur d’identité, estime Olivier Mouton. Il y a une telle forme de fascination qu’on ferme alors les yeux sur beaucoup de choses.”

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content