Action, Trafic… Comment fonctionnent les nouvelles bêtes noires des supermarchés

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Jérémie Lempereur Journaliste Trends-Tendances - retail, distribution, luxe

On les appelle des ‘low-end retailers’. Proposant de grandes marques à prix cassés, ces discounters non alimentaires connaissent une croissance fulgurante. Un succès bien embarrassant pour les supermarchés traditionnels, qui voient une part de leur chiffre d’affaires accaparée par ces ‘bazars’. Quel est leur business model ? Leurs articles sont-ils de qualité ?

Ne parlez pas d’Action à Jef Colruyt, l’enseigne doit lui gâcher ses nuits. Imaginez : le leader du marché, champion des prix bas, qui se fait attaquer par une machine de guerre venue des Pays-Bas, capable de proposer des produits de marque jusqu’à 50 % moins chers ! Il n’en fallait pas plus pour faire réagir le big boss du détaillant de Hal. Et comme la meilleure défense, c’est l’attaque, Jef Colruyt s’est lancé ni plus ni moins dans une mise en garde des consommateurs. ” Les gens ne doivent pas se laisser tromper, déclarait-il l’année dernière dans les colonnes du Tijd. Ces produits bon marché n’offrent pas la qualité promise. ”

Bousculé, Colruyt ? Il est vrai que la croissance d’Action a de quoi faire frémir plus d’un retailer. En 2015, le chiffre d’affaires du discounter néerlandais s’élevait chez nous à 409 millions d’euros, en hausse de 40 % par rapport à 2014. C’est que le groupe ouvre des magasins à tour de bras. Il est passé ces trois dernières années de 68 à 116 points de vente. Et il n’est pas le seul à venir titiller les grandes chaînes traditionnelles. En plein boom également, Big Bazar, Trafic, Extra ou encore Flying Tiger fonctionnent selon le même modèle. Chez nous, ces enseignes représentent déjà 1 % des ventes de produits de grande consommation. Et si on se limite aux produits d’entretien de la maison et d’hygiène personnelle, ce pourcentage dépasse les 2 %. Leur chiffre d’affaires cumulé a connu en 2015 une croissance de près de 22 %, soit un total de quelque 750 millions d’euros.

Dans le jargon, on les appelle des low-end retailers. Une qualification que les principaux concernés apprécient moyennement, estimant qu’elle sous-entend un moindre niveau de qualité. Eux préfèrent se décrire comme des discounters principalement non alimentaires proposant un assortiment toujours renouvelé. Un assortiment composé de marques propres, mais aussi de nombreux articles de grandes marques relevant surtout de l’entretien, de l’hygiène, du soin, de la déco. Des produits de grande consommation (FMCG, comme l’on dit) qui concurrencent directement nos supermarchés. Et certains de ces discounters empiètent encore davantage sur les plates-bandes de la grande distribution puisqu’ils ont élargi leur offre à des articles alimentaires comme des sodas, des snacks, des bonbons… Tous issus de grandes marques bien connues, et qu’ils proposent à prix bradés.

1. Quel est leur ” business model ” ?

Ces enseignes réduisent leurs coûts partout où cela est possible. A commencer par leurs achats, qu’elles effectuent ” en parallèle “. Comprenez sur des marchés étrangers où des lots sont disponibles en surstock. Les produits qui se trouvent dans leurs rayons sont ainsi issus pour la plupart de fins de stocks, d’actions promotionnelles terminées, etc. Voilà pourquoi il est possible d’y acheter des grandes marques dont le packaging est quelque peu différent. ” Lors de notre enquête, nous avons constaté que certains CEO belges de grandes marques ne savaient même pas que leurs produits étaient vendus dans des low-end retailers “, affirme François Jaucot, partner chez PwC et auteur d’une étude sur le business de ces enseignes menée en collaboration avec The Retail Academy (1).

Mais vu le nombre toujours plus grand de magasins que comptent ces enseignes, impossible d’imaginer que tous les articles qui y sont vendus le soient en déstockage. ” Contrairement à l’image que beaucoup de Belges se font encore de nous, le déstockage ne concerne qu’un petit pourcentage de notre gamme, expliquait récemment Sander van der Laan, CEO d’Action, dans un entretien accordé au magazine professionnel Gondola. Nous travaillons avec environ 500 fournisseurs réguliers que l’on peut répartir en trois groupes : les importateurs, les fabricants de marques A et les fournisseurs asiatiques. ” Le low-end retail négocie donc directement avec de grandes marques, ces dernières trouvant là un bon moyen de résoudre des problèmes de surcapacité. ” Certaines filiales étrangères de fabricants de grandes marques vendent même des produits sur mesure à nos acteurs low-end, assure Pierre-Alexandre Billiet, directeur de Gondola et professeur de retail management à Solvay (ULB). Ces produits sont moins qualitatifs, non pas sur les normes évidemment, mais parce que leur composition est adaptée. Les fabricants les vendent moins cher, mais comme le low-end retail représente un vrai volume d’achat aujourd’hui, ils s’y retrouvent dans la masse. ”

Après avoir ” bien acheté “, ces discounters sont passés maîtres dans l’art de ” bien vendre “, c’est-à-dire vendre simplement et surtout… massivement. La plupart des low-end retailers disposent d’énormes centres de distribution où ils peuvent stocker les produits pendant de longues périodes. C’est que leur pouvoir de négociation dépend des quantités qu’ils sont capables d’acheter. En ce qui concerne leur marge brute, celle-ci est réduite, parfois sous les 10 %. Le service en magasin, lui, est limité, voire inexistant. Leur offre, enfin, dépend surtout des possibilités qui se présentent d’acheter à bas prix, plutôt que des besoins des clients. ” Les low-end retailers ne proposent pas les mêmes produits en permanence, explique François Jaucot. Ils peuvent très bien avoir pendant un temps un stock de bouteilles de Fanta achetées en Turquie, puis lorsque ce stock est épuisé, c’est tout simplement fini. ”

2. Peuvent-ils garantir la qualité à des prix si bas ?

Jef Colruyt a-t-il raison de mettre en garde les consommateurs quant à la qualité des produits vendus dans ces discounters ? Les observateurs que nous avons contactés jugent cette sortie quelque peu malheureuse. ” Il a raison de dire qu’un même produit sera différent chez un low-end, explique Pierre-Alexandre Billiet. Mais son argument de la moindre qualité n’est pas pertinent. Ces produits sont simplement différents parce qu’ils sont achetés dans d’autres pays et qu’un même produit diffère selon le pays. Parfois, la composition est un peu différente. Il y a par exemple moins de tel ingrédient. Mais ça respecte toujours les normes belges. ”

Cet expert pense en revanche qu’il y a bien d’autres questions à se poser à l’égard de ces acteurs qui bousculent le marché. ” Jef Colruyt aurait pu avancer l’argument de la traçabilité des produits, estime-t-il. Si un article doit être retiré de leurs rayons pour telle ou telle raison, ces enseignes sont incapables d’identifier la source du problème. ” Pierre-Alexandre Billiet estime par ailleurs que les marques qui vendent dans ces ” bazars ” sont perdantes en termes d’image. ” Les produits sont différents mais perçus comme identiques par le consommateur, qui a donc l’impression qu’il peut acheter le même article moins cher. Voilà qui casse complètement la brand equity. Il est vrai qu’écouler leurs produits dans les low-end retailers représente un gain pour les marques, mais c’est un gain à court terme. Car à long terme, la confiance des consommateurs dans ces marques risque de baisser. ” Enfin, les pratiques des low-end retailers engendreraient, toujours d’après le directeur de Gondola, ” un appauvrissement de notre pays “. ” En raison du flou juridique sur lequel ces acteurs surfent pour acheter à l’international, notre petite Belgique est pénétrée par les marchés étrangers, explique-t-il. Les filiales belges des grands groupes voient leurs ventes diminuer dans nos supermarchés parce qu’une partie toujours plus grande de leurs produits est vendue depuis l’étranger dans les low-end retailers. ”

3. Comment les distributeurs traditionnels et les fabricants doivent-il réagir ?

L’étude menée par PwC et The Retail Academy fournit toute une série de pistes pour résister à ces nouveaux acteurs. Du côté des retailers, d’abord, il s’agit de soutenir les innovations des marques, surtout si elles correspondent à leur public cible. Les enseignes traditionnelles doivent ensuite plus que jamais adapter leur assortiment en fonction de leur localisation et du profil de leurs clients. Les produits disponibles dans leurs rayons doivent l’être en suffisance et basés sur les attentes des clients. Contrairement aux low-end retailers qui sont plutôt centrés produits, les acteurs traditionnels, pour résister, doivent se soucier avant tout du client. En ce qui concerne les promotions, l’étude conseille aux distributeurs de les limiter et de se focaliser sur les promos les plus pertinentes. On l’aura compris : il s’agit de créer de la valeur ! ” Les enseignes doivent améliorer l’expérience client, fournir plus de service et personnaliser ce service, explique François Jaucot. Il faut jouer sur d’autres aspects que le prix. ” On comprend mieux l’inquiétude qui traverse la maison Colruyt…

Aux fabricants, ensuite, l’étude conseille de réserver leurs innovations aux enseignes traditionnelles. Ils peuvent par ailleurs créer un assortiment spécifique pour chaque retailer, en fonction de sa localisation et du profil de ses clients. Enfin, l’étude leur propose de n’écouler dans le low-end retail que des emballages de plus petite taille, et de prévoir des packagings différents pour ce canal de vente. Objectif : éviter de créer la confusion dans l’esprit du client.

(1) ” The success of low-end retail in Belgium. Why are low-end retailers successful and how can consumer packaged goods brands and retailers fight back ? “, étude PwC/The Retail Academy, octobre 2016.

LES INGRÉDIENTS DU “LOW-END RETAIL”

Des prix bas

En raison d’une politique d’achat “en parallèle”, via des grossistes ou des traders, sur des marchés étrangers où il existe des lots disponibles en surstock.

Des produits qui tournent

Relevant de l’entretien, du soin, de l’hygiène, de la déco, des boissons, des snacks, etc., ils sont vendus en très grandes quantités et l’assortiment change très rapidement au gré des opportunités d’achat favorables. Il faut aussi surprendre le client à chaque visite. Le nombre de catégories est limité, tout comme l’offre proposée dans chaque catégorie. Les produits locaux sont exclus des rayons.

Des emplacements secondaires

Les low-end retailers s’implantent dans des zones B ou C moins coûteuses (en dehors des centres-villes et shopping centers). Les magasins sont souvent exploités “en propre”.

Des promotions limitées

Ces magasins font surtout usage du folder.

Une stratégie monocanal

Rares sont les low-end retailers qui se lancent dans l’e-commerce. C’est qu’il faut maximiser les achats d’impulsion, et puis l’amortissement des frais d’expédition serait difficile vu le prix des articles. La croissance de ces enseignes passe par l’ouverture très rapide de magasins.

Une logistique bien huilée

Plus elle est just-in-time, plus elle permet d’attribuer l’espace disponible en magasin à l’assortiment et à la vente, et d’assurer des rotations favorables.

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