Paul Vacca

À l’ère du tout, tout de suite, l’attente comme nouvelle arme marketing

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

On connaissait la règle des “six poignées de main” qui veut que nous soyons à six poignées de main maximum de n’importe quel être humain sur la planète (Barack Obama, Georges Clooney ou Rihanna). On pourra bientôt ajouter une nouvelle règle. Celle des deux jours. Soit la durée maximale qui nous séparera tous sous peu de n’importe quel produit sur la planète.

Il faut y voir là bien sûr une résultante de ce que Christopher Sims du Wall Street Journal appelle le Prime effect, du nom du service d’Amazon qui propose à ses adhérents une livraison sous 48 h maximum. Le 2-day shipping est en passe de devenir le mètre-étalon de la livraison online. Avec ses 100 millions d’adhérents, Amazon contraint tous ses concurrents à s’aligner sous peine de disparaître (ou à défaut à utiliser ses propres services) : ses concurrents en ligne comme Target, mais aussi les géants brick and mortar comme Walmart qui ont construit des campus spécialement pour leurs livraisons en ligne ou des start-up qui cherchent aux Etats-Unis à ” vietnamiser ” Amazon sur le terrain logistique. Deliverr par exemple qui loue des hangars et cherche grâce aux données prédictives à se rapprocher du consommateur local.

C’est donc une gigantesque course à l’armement sous forme de sprint pour atteindre le premier le seuil du consommateur qui s’engage. Et l’on sait qu’Amazon veut conserver son avance en proposant bientôt le same-day shipping, voire le 2 hour-shipping… Et qui sait si du côté de Seattle, on ne planche pas sur un futur proche à la Minority Report où, par la grâce du big data prédictif et des drones, les marchandises seraient livrées chez les consommateurs avant même que leur désir ne se manifeste ?

A l’heure du clic, la phobie de l’attente est devenue la norme. L’immédiateté, le standard.

L’attente, c’est l’ennemi du commerce depuis toujours. Mais plus encore aujourd’hui où elle est traquée partout comme une phobie. Même l’attente après l’achat, comme en témoignent les Amazon Go qui suppriment l’attente aux caisses en éliminant ces dernières. A l’heure du clic, la phobie de l’attente est devenue la norme. L’immédiateté, le standard. Et le binge watching initié par Netflix participe aussi de ce mouvement d’ensemble. Pourquoi attendre la suite d’une série alors que l’on peut voir tout, tout de suite ?

Reste que cette course contre l’attente développe en soi un effet pervers. Contre les marques principalement. Car elles le savent : une part d’attente entre inévitablement dans l’équation subtile du désir pour leurs produits ou leurs services. Eradiquer toute forme d’attente, si elle permet de répondre à un besoin, revient à affaiblir le désir d’achat. C’est ce que semble avoir compris un certain nombre d’irréductibles. A l’heure du ” tout, tout de suite ” triomphant, ils osent le crime de lèse-majesté : faire attendre le chaland. Comme HBO, par exemple, qui n’hésite pas, à rebours de la surproduction à jets continus de Netflix, à prendre son temps pour livrer son ultime saison de Game of Thrones jouant avec les nerfs de ses fans ; ou la marque de streetwear Supreme qui, par un marketing de la rareté, entend créer, selon ses propres dires, une ” frustration positive ” ; ou la chaîne de restaurant Big Mamma à Paris lancée par deux jeunes start-uppers dans la mouvance de Xavier Niel qui réhabilitent la file d’attente devant leurs établissements en proscrivant les réservations.

A noter que cette stratégiede l’attente est également celle qui est mise en place par Hollywood avec ses blockbusters dont la sortie est annoncée plusieurs mois à l’avance. Ce n’est pas du 2-day shipping mais parfois du 2-year-shipping, livré deux ans après ! Et last but not least, c’est la stratégie adoptée par Apple depuis Steve Jobs et ses lancements de produits comme des blockbusters. Tous ces exemples montrent que l’attente, loin d’être une démarche suicidaire, peut constituer une force. Une façon de ré-aiguillonner le désir dans un marché saturé de nouveautés, qui est parfaitement efficace à l’ère des réseaux sociaux où l’attente crée un effet de bouillonnement.

L’attente, nouvelle arme marketing ? Oui mais attention, pas à la portée de n’importe qui. Ce n’est pas tant un problème d’attente que de savoir ce qu’il y a au bout de cette attente. Jouer la stratégie de l’attente nécessite comme au poker d’avoir un minimum de jeu. Avec un atout indispensable : être en mesure de proposer ” le ” produit pour lequel le consommateur sera prêt à patienter.

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