300 nouveaux Delhaize, vraiment ? L’annonce doit être prise avec des pincettes!

L'an dernier, le groupe avait ouvert 28 nouveaux magasins, dont le Fresh Atelier de la galerie Ravenstein, à Bruxelles. Mais dans le même temps, 15 autres avaient tiré leur rideau. © BelgaImage
Jérémie Lempereur Journaliste Trends-Tendances - retail, distribution, luxe

Le groupe Ahold Delhaize a marqué les esprits en ce début d’année. Il compte ouvrir 300 nouveaux magasins Delhaize et jusqu’à 50 Albert Heijn dans les trois à quatre ans chez nous. Effet d’annonce ou plan bien pensé ? Ce nombre d’ouvertures doit en tout cas être, si pas modéré, recontextualisé.

Voilà qui résonne comme un rugissement dans le secteur de la distribution. Après avoir revu sa stratégie et redressé ses résultats, l’enseigne au lion est passée en mode offensif. Le groupe néerlando-belge Ahold Delhaize annonçait en début d’année sa volonté d’ouvrir 300 nouveaux magasins Delhaize en Belgique dans les trois à quatre ans, en même temps qu’il mettait fin au suspense concernant l’avenir de sa chaîne Albert Heijn chez nous : non seulement le retailer veut rester présent au plat pays avec sa marque bleue mais, en plus, il souhaite la renforcer. Trente à 50 nouveaux points de vente Albert Heijn devraient en effet ouvrir leurs portes en Flandre.

Non seulement il reste des régions dans lesquelles nous ne sommes pas ou peu représentés, mais il y a également des endroits qui n’étaient pas intéressants par le passé et qui le sont aujourd’hui.” – Roel Dekelver (Delhaize)

Si les observateurs du secteur s’attendaient à une annonce de la part de Delhaize, tous sont unanimes pour juger ” énorme ” le nombre d’ouvertures annoncé. C’est que l’on ne cesse de répéter que le marché de la distribution, en Belgique, est aujourd’hui complètement saturé. C’est bien simple : on trouve des supermarchés à tous les coins de rue. Fin 2018, l’enseigne au lion comptait à elle seule, chez nous, 727 magasins (128 supermarchés, 223 AD, 228 Proxy, 136 Shop&Go et 2 Fresh Atelier). On prend dès lors beaucoup mieux la mesure de l’annonce.

Quelle crédibilité lui accorder ? Le groupe dépassera-t-il réellement les 1.000 points de vente d’ici quatre ans ou s’agit-il avant tout d’une stratégie destinée à bomber le torse face aux concurrents ? ” Il faut voir cette annonce comme un statement, estime Christophe Sancy, rédacteur en chef de la revue professionnelle Gondola. C’est une prise d’autorité de la part d’Ahold Delhaize, qui dit en substance au marché : ‘fini de de rire, nous sommes un groupe international, nous n’allons pas rester les bras croisés. Et nous n’avons pas vocation à nous contenter indéfiniment, en tant que groupe, de la deuxième place du secteur en Belgique’. Avec cette annonce, Ahold Delhaize affirme ne pas être simplement dans une logique de gestion du périmètre pour une question de rentabilité, mais bien dans une logique de croissance. ” Reste que le nombre d’ouvertures annoncé pose question. Et doit être, si pas modéré, recontextualisé.

Des franchisés

Premier bémol de taille : les magasins que compte ouvrir l’enseigne sont des points de vente qui ne seront pas gérés ” en propre “. Ce ne seront pas des magasins intégrés, comme l’on dit dans le jargon, mais bien des franchisés, gérés par des indépendants. Sur les 300 magasins annoncés, on compte 100 AD Delhaize et Proxy, et 200 Fresh Atelier et Shop&Go. Ce sont donc aussi principalement des points de vente de proximité. ” Si l’opportunité se présente d’ouvrir un supermarché intégré, nous le ferons, affirme Roel Dekelver, porte-parole de la chaîne. Mais encore faut-il trouver des espaces de vente de 2.000 m2, sans compter la réserve. Il s’agira plutôt en effet de magasins de proximité, franchisés. ”

Le fait qu’il s’agisse de magasins franchisés n’est pas du tout anodin. Ce sont les indépendants qui investissent, pas Delhaize. Une tendance de fond dans la distribution. ” La réalité, c’est que le parc de supermarchés intégrés de Delhaize n’a jamais cessé de se rétrécir au profit des franchisés “, explique Christophe Sancy. En 2008, Delhaize comptait 156 supermarchés intégrés. Ils n’étaient plus que 128 fin de l’année dernière. Sur la même période, le nombre de magasins franchisés est, lui, passé de 435 à 598. ” Le groupe investit donc comme distributeur de marque mais pas comme employeur de commerce “, souligne Myriam Delmée, vice-présidente du SETca, en charge du secteur du commerce. La responsable syndicale rappelle par ailleurs que les conditions de travail sont moins intéressantes dans les magasins franchisés. ” Par rapport à la commission paritaire 202 – celle des magasins intégrés -, les commissions paritaires 201 et 202.01 des franchisés sont caractérisées par des temps de travail plus longs (entre 37 et 38 heures), des salaires plus faibles (20% en moyenne), des ouvertures le dimanche et pas mal de statuts d’étudiant, de flexi-jobs, etc. ”

Se pose également la question de savoir si Delhaize parviendra à trouver ces indépendants prêts à investir. ” Quand on voit le mal que le groupe a éprouvé afin de trouver des repreneurs pour les magasins qu’il a dû céder à la demande de l’Autorité de la concurrence, on peut clairement se demander s’il va réussir à trouver des indépendants pour tous les nouveaux magasins qu’il souhaite ouvrir “, insiste notre interlocutrice. Ces derniers pourraient en effet être rebutés à plus d’un titre. Non seulement Ahold, aux Pays-Bas, applique un modèle de hard franchising qui laisse peu de marge de manoeuvre à ses franchisés contrairement à Delhaize (jusqu’à présent), mais le degré de saturation du marché est aussi de nature à refroidir les investisseurs potentiels.

Christophe Sancy (Gondola)
Christophe Sancy (Gondola)© PG

Un risque de cannibalisation

C’est le deuxième bémol à apporter à l’annonce faite par Ahold Delhaize. Le marché étant saturé, le fait d’ouvrir 350 points de vente pourrait engendrer un phénomène de cannibalisation. Entre Delhaize et Albert Heijn, d’une part, mais également entre les Delhaize eux-mêmes. Du côté de l’enseigne, on assure avoir effectué ses petits calculs. ” Nous n’allons pas annoncer 350 magasins supplémentaires si nous ne sommes pas convaincus qu’il y a un tel potentiel, affirme Roel Dekelver. Non seulement il reste des régions dans lesquelles nous ne sommes pas ou peu représentés, mais il y a également des endroits qui n’étaient pas intéressants par le passé et qui le sont aujourd’hui. Je pense notamment au centre commercial Rive Gauche à Charleroi, à Dok Noord à Gand, ou encore au quartier Eilandje à Anvers. Nous n’allons pas ouvrir un magasin et entamer une procédure avec un affilié si nous ne sommes pas convaincus que tel format de magasin, à tel endroit, pourra être rentable. ”

Marché saturé

Le groupe met en avant le fait que chaque format (supermarché, AD, Proxy, Shop&Go, Fresh Atelier) attire une clientèle spécifique et répond à des besoins différents. Il balaie également le risque de cannibalisation entre Delhaize et Albert Heijn, arguant que les deux marques sont positionnées différemment. Un argument que valide Christophe Sancy. ” Delhaize est plutôt positionné sur la qualité perçue, la fraîcheur, la santé ; tandis qu’Albert Heijn est orienté sur une politique de prix bas permanents, dit-il. La cannibalisation entre les deux marques est assez limitée. Par ailleurs, pour ce qui est de la cannibalisation entre les Delhaize, celle-ci s’exercerait si des magasins de même format, à la proposition identique en termes d’assortiment et de service, se situaient à proximité les uns des autres. Mais si vous rapprochez un AD, un Proxy et un Shop&Go, cela fonctionne. ”

Le problème n’est pas qu’on ouvre trop de magasins, mais qu’on en ferme trop peu.” – Christophe Sancy (Gondola)

Du côté des franchisés, pourtant, l’annonce de Delhaize fait grincer des dents. Gérant de deux AD et d’un Proxy en région namuroise, Luc Bormans est tombé de sa chaise en apprenant la nouvelle. L’homme précise d’emblée ne pas être contre le souci d’expansion de la chaîne. ” Je trouve cela tout à fait normal que Delhaize veuille augmenter sa part de marché, ce qui lui permettra d’améliorer ses conditions d’achat, dit-il. Mais cela ne doit pas se faire au détriment de ses premiers clients que sont les affiliés. Depuis 2010, notre magasin AD de Salzinnes, dans lequel nous avons pourtant effectué de gros travaux, n’a enregistré une hausse de chiffre d’affaires que de 10%, soit environ 1% par an. Cela depuis qu’un Proxy a ouvert dans le centre de Namur et un Shop&Go à Malonne. Si Delhaize veut ouvrir 300 nouveaux magasins, le groupe va être confronté à une certaine contestation. Le marché est saturé. Le secteur alimentaire connaît en outre une déflation, les gens achetant moins. Alors soit c’est la concurrence qui encaissera, soit ce seront les autres Delhaize. Mais à force d’ouvrir, vous mettez à mal votre réseau, c’est inéluctable. Ceci étant, je pense que la nouvelle marque Fresh Atelier va prendre sa place sans causer de cannibalisation car il s’agit d’un concept très différent. Mais si Delhaize ouvre autant de Proxy et de Shop&Go qu’il en a l’intention, je ne crois pas que cela puisse se passer sans fermetures. ”

Combien de fermetures ?

C’est là le troisième bémol à apporter à l’annonce faite par Delhaize. Si le groupe parvient à ouvrir 300 magasins, combien, parallèlement, fermeront leurs portes ? ” Le problème n’est pas qu’on ouvre trop de magasins, mais qu’on en ferme trop peu, lance un peu cyniquement Christophe Sancy. Il n’y a pas de secret : dans la distribution, la règle c’est ‘localisation, localisation, localisation’. Si vous n’êtes pas au bon endroit, cela ne fonctionne pas. Or, pas mal de magasins qui ont ouvert dans le passé, et qui étaient alors au bon endroit, ne le sont plus car le quartier a changé. Une partie de la saturation que l’on annonce n’est donc pas due à l’ouverture de nouveaux magasins, mais bien au maintien d’anciens points de vente qui n’ont pas été rénovés et qui ne sont plus situés correctement. ”

Ce sont précisément ces magasins qui pourraient trinquer les premiers, qu’ils soient intégrés et donc plus ” coûteux “, ou bien franchisés et dans lesquels les propriétaires n’ont pas suffisamment investi. ” Il y aura nécessairement des fermetures, abonde Myriam Delmée. Des Delhaize ou des concurrents. Mais lorsqu’il s’agit de franchisés, on n’en entend jamais parler car ces magasins ne comptent pas de représentation syndicale et on n’y parle pas de licenciement collectif. ”

Chez Delhaize, on répète toutefois être dans une pure logique d’ouverture. ” Nous allons toujours vérifier certains paramètres pour nous assurer qu’il n’y a pas de cannibalisation, martèle Roel Dekelver. Bien sûr, je ne peux pas non plus vous assurer qu’il n’y aura pas de fermetures. Un indépendant peut très bien prendre sa pension, il peut y avoir des faillites, etc. Je n’ai pas de boule de cristal. ”

Seule solution pour connaître la vérité : attendre quatre ans, calculer le ratio réel ouvertures/fermetures et tirer les conclusions. L’an dernier, Delhaize avait déjà annoncé l’ouverture de 40 nouveaux magasins. La chaîne n’en avait en réalité inauguré ” que ” 28, alors que 15 tiraient leur rideau. Solde net positif : seulement 13 magasins. En 2017, c’était pire. L’enseigne au lion annonçait 29 nouveaux espaces, mais avait terminé l’année avec un magasin… en moins, par le même jeu des ouvertures et fermetures. W ait and see, donc.

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