Paul Vacca

Chewing-gum: histoire d’une bulle

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Si mâcher du chewing-gum constituait pour les boomers un défi à l’autorité, il a perdu aujourd’hui tout son goût de rebellitude.

Le bubble-gum a peut-être finalement rencontré son destin spinozien: celui de devenir une bulle qui éclate. L’art de mâcher appartient pourtant à une tradition ancestrale. Les Grecs anciens mâchaient déjà de l’écorce. Les Mayas et les Atzèques découvrirent le chiclé, cette résine à mâcher provenant du sapotillier, un arbre d’Amérique centrale qui fut exporté au 19e siècle à New York. Dans les années 1950, les fabricants américains remplacèrent le chiclé par le caoutchouc ou du plastique synthétique – moins cher et plus pratique – en y ajoutant différents arômes et le conditionnant en tablettes ou en dragées avec ou sans sucre.

Si mâcher du chewing-gum constituait pour les boomers un défi à l’autorité, il a perdu aujourd’hui tout son goût de rebellitude.

Mais le tour de force ne fut pas tant industriel que symbolique. Les fabricants parvinrent à transformer cette pâte informe – et parfaitement inutile – en un emblème social puissant: l’incarnation d’un mode de vie cool et rebelle à la fois. Le chewing-gum matérialisa à merveille l’esprit de rebellion, d’indépendance et d’insolence conférant au mâchouilleur une aura d’audace et de sex-appeal. Dans le film The Breakfast Club, les lycéens rebelles mastiquent avec un air de défi jeté au monde adulte et dans Grease, c’est la cool attitude qui explose dans de grosses bulles bien roses (100.000 chewing-gums auraient d’ailleurs été consommés sur le tournage).

Mais – patatras! – les mois derniers, avec nos visages enfouis sous nos masques, nos sorties remises ou annulées, ont fatalement pesé sur le déclin de ce gadget de la vie sociale qu’est la gomme à mastiquer. En 2020, ses ventes dans le monde ont chuté de 14%. Mais le ver était déjà dans le fruit – ou dans l’arôme de fruit – avant la pandémie. Celle-ci, comme l’on a pu constater dans d’autres secteurs, n’a fait qu’accélérer et amplifier un phénomène déjà en germe. Le déclin a été amorcé il y a une bonne dizaine d’années.

D’abord comme victime de l’ “économie de l’attention” naissante. Les ventes de chewing-gums s’effectuant pour une grande part aux caisses de supermarchés, avec notre smartphone en main, nous avons désormais la tête occupée ailleurs pour céder à l’achat d’impulsion. L’essor de l’achat en ligne aussi nous a éloignés de ce type d’achats coup de tête. Sans compter l’offensive musclée de concurrents plus puissants que lui, comme les bonbons à la menthe… Autant de raisons structurelles pouvant expliquer que la bulle du chewing-gum se dégonfle.

Mais si la bulle éclate aujourd’hui, c’est plus une affaire de conjoncture: le vent a tourné. Comme on le sait, le passage des générations s’accompagne souvent de changements de polarité. Ce qui constitue le chic d’une génération devient l’objet de rejet de la suivante. Un jeu dialectique bien connu. Si mâcher du chewing-gum constituait pour les boomers un défi à l’autorité, il a perdu aujourd’hui tout son goût de rebellitude. Pire, il est devenu une absurdité du monde d’avant. A mesure que les défis prennent d’autres formes, comme le développement durable ou une alimentation plus responsable, le chewing-gum, lui, s’enfonce toujours plus dans l’anachronisme. Les chiqueurs rebelles deviennent terriblement vintage.

Pour autant, attention de ne pas l’enterrer trop vite. Car déjà de nouvelles marques apparaissent (Simply Gum, True Gum ou Nudd Gum) qui reviennent à la racine de la mastication en adoptant le chiclé naturel: une façon syncrétique, typique de l’époque, d’ajuster l’attitude de défi aux défis pour la planète. La bulle n’a donc peut-être pas complètement éclaté. Car n’oublions pas que le chewing-gum possède aussi un autre destin inscrit en lui: celui de faire de la résistance, notamment lorsqu’il s’accroche à nos semelles.

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