“Tout est devenu une bulle !”

© JASPER JACOBS/BELGAIMAGE

Le niveau anormalement bas des taux d’intérêt fausse complètement la valorisation des actifs, ce qui est fort dangereux, juge le fondateur d’Econopolis, Geert Noels. Il s’inquiète par ailleurs de la confiscation qui commence à frapper le capital, mais dont souffrent plus encore les jeunes générations.

La Banque centrale européenne (BCE) va, dès le mois prochain, réduire de moitié ses achats de titres sur le marché, revenant de 60 à 30 milliards par mois. Une politique moins accommodante ? Voire, car la BCE promet dans le même temps de persévérer au moins jusqu’à l’automne et laisse entendre qu’elle pourrait poursuivre au-delà. C’est le premier thème abordé avec Geert Noels, célèbre pour ses propos anti-langue de bois et qui fut économiste en chef de Petercam et chroniqueur chez Trends-Tendances.

TRENDS-TENDANCES. Il était plus que temps que la BCE modifie sa politique… ou bien est-il déjà trop tard ?

GEERT NOELS. Il est un peu paradoxal que certains effets de la politique menée par la BCE commencent à avoir des répercussions sur lesquelles les banques nationales doivent agir ! Je prends tout naturellement l’exemple du marché immobilier en Belgique. Notre Banque nationale veut implémenter des mesures pour combattre le risque de surévaluation des maisons et, par conséquent, de gonflement de la dette hypothécaire. Or, il s’agit évidemment là des effets de la politique menée par la Banque centrale européenne. Nous allons assister à un nombre croissant de répercussions de cette politique excessive. Pas seulement dans le domaine immobilier, mais à une échelle bien plus large allant du bitcoin aux marchés boursiers, en passant par le private equity. Tout ceci forme un ensemble explosif et, plus on retarde les mesures correctrices, plus facilement la situation peut dérailler.

Le problème, c’est qu’il est facile de lancer une telle politique de taux zéro, mais très difficile de l’arrêter. De plus, quand on a fait usage d’un pareil médicament – certains utiliseront plus volontiers le mot drogue – il devient très tentant de l’utiliser pour le moindre bobo survenant à l’avenir. On risque de vouloir combattre un banal petit rhume avec une potion radicale. Même si l’on ne sait pas, en réalité, dans quelle mesure l’amélioration de la situation économique en Europe est due à la politique monétaire de la BCE ou à des facteurs conjoncturels.

– Profil –

Né le 5 septembre 1967 à Anvers. Marié, deux enfants.

Licencié en économie de l’université d’Anvers et titulaire d’un MBA de la KU Leuven.

1990 : auditeur chez Coopers & Lybrand

1992 : conseiller du VEV

1994 : économiste (en chef en 1997) de la société de Bourse Petercam

2001 : administrateur, puis associé (2003) de Petercam

2009 : fonde la société de gestion et de conseil Econopolis

Auteur du livre Econochoc (2009) et chroniqueur dans divers médias, en particulier Trends-Tendances dans les années 2000.

De toute manière, la BCE a clairement annoncé qu’elle n’allait pas freiner brutalement…

Si elle continue à réinvestir sur les marchés le produit des obligations arrivant à échéance, cela représentera plusieurs dizaines de milliards d’euros par mois… même avec un programme d’achats nouveaux remis à zéro. Or, qu’est-ce que cela signifie sur le plan économique ? Que le taux d’intérêt à long terme continuera, pendant de nombreuses années, à refléter les achats de la BCE et non la réalité des marchés. C’est fort gênant, car ce taux constitue à la fois un important baromètre économique et le point d’ancrage de plusieurs autres taux : hypothécaire, de crédit aux entreprises, etc. C’est également la base de calcul de la prime de risque offerte par les actions. Si ce baromètre ne reflète pas les offres et demandes naturelles sur le marché, on ne peut plus vraiment se fier aux indications que nous donne ce marché. On a dès lors affaire à un fake market, un marché trompeur, suivant une expression de plus en plus souvent utilisée.

D’autant plus trompeur que la BCE n’a pas seule à acheter : les investisseurs institutionnels y sont obligés !

Déjà, ces institutionnels travaillent beaucoup avec des indices de référence qui comportent une large proportion d’obligations d’Etat. Mais en plus, c’est vrai, ils y sont carrément forcés au niveau réglementaire. Sur le terrain de l’épargne au sens large, les acteurs professionnels sont en effet obligés de détenir une proportion assez élevée d’obligations d’Etat. Raison invoquée : la sûreté qu’elles offrent. Même si le rendement ne reflète absolument pas le risque. C’est peut-être la première fois, sur les marchés financiers, que everything is a bubble ! En effet, étant donné que les obligations d’Etat constituent une bulle, tout le reste l’est aussi, puisque valorisé sur la base du rendement beaucoup trop bas de ces obligations. Et ça, c’est un très grand risque.

On aide les jeunes à acquérir leur logement… au prix fort, c’est-à-dire au bénéfice des anciennes générations.

Il est arrivé dans le passé que certaines banques centrales prennent des risques, pour l’une ou l’autre raison. Aujourd’hui, toutes les institutions importantes sont dans ce cas, parce qu’elles ont imité leurs consoeurs américaine et japonaise. Même la banque centrale suisse, censée être super-défensive, a gonflé son bilan en achetant des titres comme Apple, Facebook et autres Google ! Plus aucun marché ne reflète une prime de risque naturelle. C’est pour cette raison que tout changement de politique sera douloureux et fera des dégâts.

Les banques centrales seront alors obligées de prendre des mesures pour combattre ces effets. Peut-être reprocheront-elles même aux épargnants d’avoir pris trop de risques. Il est vrai que, n’acceptant pas des taux aussi bas, a fortiori négatifs, les épargnants exigent de leur banque, assureur ou fonds de pension de réaliser des returns positifs. Cela signifie grimper de quelques crans sur l’échelle des risques. Au point que certains sont tentés de tester les limites de ce qui est permis par les normes réglementaires en ce domaine.

Faudra-t-il dès lors investir autrement à l’avenir ?

L’investisseur doit changer de modèle. Le temps n’est plus au buy and hold, l’achat d’un bon actif pour le long terme. Cette stratégie a plutôt bien marché au cours des 40 dernières années, mais elle ne sera plus valable à l’avenir : il faut passer au hit and run (littéralement : délit de fuite ; stratégie qui consiste à sauter sur les occasions à très court terme, Ndlr). A l’avenir, les rendements seront très décevants et pour les améliorer, la seule possibilité sera de conserver des liquidités et profiter des moments de stress pour acheter. Je comparerais cela à la navigation à la voile : quand le vent est debout, on doit louvoyer, tantôt à gauche, tantôt à droite, et parfois en s’écartant assez loin. Parce qu’aller contre le vent, ce n’est pas possible.

© JASPER JACOBS (BELGAIMAGE)

Dans l’immédiat, comment voyez-vous l’année 2018 sur les marchés ?

Elle sera l’anticipation de… la suivante (sourire). Je m’explique : les marchés anticiperont la succession de Mario Draghi à la tête de la BCE, son mandat se terminant à fin octobre 2019. En Allemagne, il en a déjà été beaucoup question au printemps dernier ! Quel sera le style de son successeur ? Doit-on attendre une poursuite de l’inspiration ” du sud “, ou verra-t-on un basculement vers un style ” du nord “, de type allemand ? Parce que si la chancelière Angela Merkel a récemment perdu du terrain, c’est, selon certains, en raison de la lassitude de nombreux épargnants allemands à l’égard de la politique de la BCE. Entendez : l’érosion de leur épargne. L’industrie allemande, elle, y a plutôt trouvé son compte, mais à court terme seulement. Car quand les vents sont trop favorables (taux d’intérêt bas et euro pas trop fort, Ndlr), on a moins d’incitants à rester à la pointe du progrès et de la productivité.

L’investisseur n’a pas été fort choyé par le gouvernement Michel. Votre bilan ?

Il est négatif pour l’investisseur puisque, pour la première fois, on a mis en place des mesures de confiscation. La taxation ne touche plus seulement les revenus, mais le capital lui-même. C’est très décevant car on sait bien que l’imposition globale se situe, en Belgique, quasiment au sommet sur l’échelle de l’OCDE. La pression populiste pour imposer aussi les capitaux se fonde sur la perception qu’ils ne contribuent pas à l’effort commun. A tort. Je souligne au passage que les riches ne sont pas nécessairement ceux qu’on pense. Dans la classe moyenne, ce sont ainsi les fonctionnaires, car les engagements de pension de l’Etat à leur égard représentent en moyenne un million d’euros environ par individu.

La confiscation se limite toutefois à la taxe de 0,15 %.

On a installé un robinet qui n’est encore qu’ouvert qu’un tout petit peu… mais qui pourrait l’être davantage à la moindre déception budgétaire. Et puis, on ne peut pas oublier l’augmentation du précompte mobilier et de plusieurs autres taxes, sur les transactions en particulier, ainsi que sur les plus-values (via les sicav, Ndlr). On a violemment protesté contre la taxe sur la spéculation, que je continue au demeurant à défendre personnellement, mais au final on a obtenu bien pire !

On a protesté contre la taxe sur la spéculation et on a obtenu bien pire !

La confiscation la plus grave reste engendrée par le niveau des taux d’intérêt, très inférieur à l’inflation…

On sous-estime à quel point ceux qui ont épargné pour améliorer leur pension sont pénalisés par rapport à ceux qui se contentent de celle de l’Etat. Il me semble qu’on décourage vraiment l’épargne en affirmant qu’on aidera toujours ceux qui sont endettés… et surtout en montrant que cette épargne peut être taxée. Toute une génération – voire plusieurs – a appris à se constituer une épargne pour faire face aux coups durs. Cette époque serait-elle révolue ? Honnêtement, je crois que l’année 2017 a été marquée par le constat fait au niveau du gouvernement qu’on ne peut pas payer les pensions avec le système de répartition qui est le nôtre et qu’il faudra pour cela opérer des confiscations sur l’épargne. Doucement pour l’instant, mais inévitablement.

Il n’y a d’ailleurs pas que l’épargne à subir cette confiscation : la jeune génération en est également victime. Les jeunes ont des emplois plus flexibles et moins bien payés, et des perspectives de pension moindres. En fait, leurs gains de productivité sont confisqués pour financer les promesses faites aux générations antérieures. On n’ose pas expliquer que certaines promesses ne sont pas tenables et on considère que la jeune génération est moins bien informée sur ces matières. Franchement, je trouve cela triste. Et dangereux si cette situation perdure trop longtemps.

Ceci n’est-il pas un peu compensé par le fait que les parents – ou grands-parents – aident davantage les enfants que naguère, tout spécialement dans l’achat de leur logement ? Plus de la moitié bénéficient d’une telle aide, d’après plusieurs enquêtes.

C’est vrai mais, outre qu’il y a les autres, une vue globale donne de la situation une image beaucoup moins rose. Il existe plusieurs mesures fiscales qui, à première vue, aident les jeunes à acquérir leur logement mais qui, en réalité, ont pour conséquence des prix trop élevés. Ainsi aidés, ils s’endettent pour acquérir la maison au prix fort, au bénéfice des anciens propriétaires. C’est un transfert d’argent des jeunes générations vers les anciennes ! Il faut absolument supprimer ces aides pour faire baisser les prix immobiliers. Du reste, il serait alors plus valorisant pour ces jeunes de pouvoir acheter leur logement.

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