L’affaire du Libor éclate quelques semaines après que JP Morgan ait avoué une perte spéculative monstrueuse. En Espagne, les dirigeants de Bankia sont accusés d’avoir trompé des centaines de milliers d’épargnants. Aux Etats-Unis, c’est pour avoir spolié au moins un demi-million de ménages que cinq banques furent lourdement condamnées en février. L’année 2012 est déjà celle de tous les scandales !
Batman, Spider-Man, l’Age de Glace : Hollywood ne se lasse pas de répliquer les thèmes à succès, dans l’espoir de gagner plus d’argent encore. Même penchant, hélas, à Wall Street, dans la City et au sein des autres cénacles financiers : les manquements, abus et pratiques illicites se succèdent dans une espèce de course folle à la plus grosse bêtise de l’année. Après un premier acte déjà croquignolet en 2008-2009, qui oscillait entre l’opéra-bouffe et le drame shakespearien, cette année 2012 dévoile un acte 2 d’une autre trempe, plutôt estampillé Bal des voleurs. A défaut de valeurs…
Quelques accidents de parcours et égarements sont inévitables, dans le monde bancaire comme ailleurs. Les affaires se bousculent toutefois ces derniers mois, avec un ancrage récent ou plus ancien, donnant l’image d’une profession demeurée arrogante, inconsciente, voire irresponsable, alors qu’on attendait de sa part une fameuse courbe rentrante, en contrition de la crise économique engendrée par ses excès des années 2000. Au point que les commentaires peu amènes se bousculent, comme au plus fort de la crise financière de 2008, jusqu’au plus haut niveau politique. Comment s’en étonner, au vu des affaires les plus emblématiques décryptées ci-dessous ?
Libor : le scandale du siècle
On savait qu’une enquête était en cours, on supputait que le problème était d’envergure. Pourtant, quand la banque britannique Barclays se voit infliger une amende de 453 millions de dollars le 27 juin dernier, pour “tentative de manipulation du marché”, c’est un énorme scandale qui embrase soudainement Londres : l’affaire fera la “Une” du Financial Times sur cinq des sept éditions suivantes ! Dans un premier temps, Bob Diamond, le flamboyant CEO du groupe, croit pouvoir apaiser les esprits en annonçant que la direction renonce à ses bonus pour l’année 2012, pour prix de ses “erreurs”. Un peu court, visiblement… Le surlendemain, le président Marcus Agius démissionne. Ce fusible va-t-il permettre d’éviter le court-circuit ? Nullement. Bob Diamond lui-même suit aussitôt, en compagnie de son bras droit, Jerry del Missier. Parallèlement, le numéro 2 de la Banque d’Angleterre est mis en cause, rien de moins.
L’ampleur du scandale tient au fait que le Libor n’est pas seulement le taux auquel les banques se prêtent entre elles ( lire le cadre “Libor : essentiel… et dé-suet”). Il sert par ailleurs de référence à une foule de produits financiers aux quatre coins du monde : prêts aux entreprises, cartes de crédit, prêts hypothécaires à taux variable, etc., et tout ceci pour quelque 360.000 milliards de dollars, estime-t-on. Un Libor anormalement élevé, suite aux manipulations de banquiers indélicats, peut donc porter préjudice à des millions d’entreprises et particuliers à travers le monde. Et c’est ce qui s’est passé durant la première moitié des années 2000, semble-t-il. Un peu curieusement pourtant, du moins à première vue, c’est d’abord l’inverse qu’on reproche aux banques : avoir affiché un Libor trop bas, surtout en 2008, au plus fort de la crise financière. N’est-ce pas au bénéfice des débiteurs du monde entier ? Peut-être, mais parmi ces derniers figurent les banques elles-mêmes ! Qui ont dès lors pu se financer auprès d’investisseurs en ne les rémunérant pas correctement. Dans un article publié le 29 mai 2008 sur la probable manipulation du Libor, devenu une référence dans ce dossier, le Wall Street Journal cite Darrell Duffie, professeur à Stanford, qui estime à 45 milliards de dollars le profit réalisé par les banques en empruntant en dessous du taux normal.
Le principal grief lié à un taux trop bas se situe toutefois sur un tout autre plan : il s’agissait d’un mensonge pour masquer la réalité. Il faut savoir que le taux Libor annoncé par une banque n’est pas celui auquel elle prête aux autres mais, au contraire, celui auquel “elle a obtenu, ou aurait pu obtenir, du crédit de la part des autres institutions, pour un montant raisonnable”, suivant la formulation officielle. On comprend dès lors l’accusation : en affichant un taux artificiellement tiré vers le bas, la banque donne une image plus flatteuse de sa situation. De fait, si les autres institutions paient 2 % pour emprunter, mais qu’elle se voit demander 2,5 %, c’est parce que ses cons£urs imaginent que sa santé financière pose un problème. D’où la tentation de mentir en affichant 2 %. C’est à ce niveau qu’apparaît le nom de Paul Tucker, aujourd’hui vice-gouverneur de la Banque d’Angleterre. On sait qu’il a téléphoné à Bob Diamond le 29 octobre 2008 pour s’étonner du niveau affiché par Barclays, plus élevé que celui des autres banques, et en insistant sur le fait qu’on s’en inquiétait en haut lieu. A-t-il incité la banque britannique à “corriger” son taux, ou bien certains ont-ils abusivement interprété son message de la sorte ?
Pour une bouteille de champagne
On comprend que ce point fasse des vagues, vu qu’il implique la Banque d’Angleterre, mais il reste anecdotique en regard d’une autre accusation. Les enquêteurs ont découvert divers e-mails démontrant des pratiques totalement dévoyées. En diverses circonstances, des employés ont ainsi accepté d’afficher un taux Libor de pure complaisance, pour aider un ami à ne pas subir de pertes sur ses positions spéculatives. “Si le Libor reste inchangé, je suis mort”, écrit ainsi un trader à un copain chez Barclays. Lequel accepte d’abaisser son taux d’un cran et reçoit cette réponse : “Je te suis très reconnaissant. Passe un de ces jours à la maison, je déboucherai une bouteille de Bollinger”. Au-delà d’un tel petit service occasionnel apparaît même une pratique courante consistant à favoriser ses propres positions spéculatives en manipulant le marché. Le scandale prend ici une autre dimension. “L’équipe de Barclays truquait un taux d’intérêt servant de référence aux produits financiers vendus à la clientèle pour s’assurer de gagner de l’argent sur ses positions spéculatives. On imagine difficilement pire sabotage de la confiance dans la finance et même dans le système capitaliste”, observe le Financial Times.
L’affaire ne fait pourtant que commencer. Barclays n’est en effet pas seule dans le collimateur. Aux Etats-Unis, les régulateurs ont lancé des enquêtes à l’encontre de plusieurs autres banques participant au Libor, notamment Bank of America, Citigroup ou encore UBS, la banque suisse qui a, la première, officiellement évoqué la question. JP Morgan serait aussi sur la liste, et peut-être Deutsche Bank. Leur cons£ur Morgan Stanley estime que les amendes pourraient atteindre 22 milliards de dollars pour l’ensemble des coupables. Autre volet : les plaintes déposées par ceux qui estiment avoir été spoliés. Plusieurs ont déjà été déposées aux Etats-Unis, notamment par le broker Charles Schwab. Ce n’est pas gagné d’avance : comment quantifier le dommage ? Comment, déjà, prouver que le marché a bel et bien été manipulé ? La condamnation de Barclays retient en effet la “tentative de manipulation”, sans affirmer qu’elle a réussi. Vu les sommes potentiellement en jeu et l’âpreté de certains cabinets américains spécialisés, il serait surprenant que les autres victimes présumées se contentent de se morfondre dans leur coin.
Bankia : le ver était dans le fruit
Il fut directeur général du FMI et ministre des Finances du gouvernement Aznar. Il est considéré comme un des pères du miracle espagnol au tournant des années 1990 et 2000. Rodrigo Rato devra pourtant s’expliquer devant la justice pour escroquerie, détournement de fonds, manipulation de prix et falsification des comptes annuels ! Tels sont les délits avancés dans la plainte déposée contre lui et 32 de ses collègues par le parti UpyD et acceptée par la cour suprême de Madrid. Rodrigo Rato n’a pas puisé dans la caisse. Il a plus simplement accepté la présidence de Bankia, le groupe créé en décembre 2010 pour rassembler sept caisses d’épargne… très affaiblies par la crise. En oubliant que cette collection d’aveugles et de paralytiques ne pouvait engendrer le groupe sain qui fut abusivement vanté au public lors de son introduction en Bourse de juillet 2011. En avril dernier, la banque ajuste ses comptes 2011 : le bénéfice de 309 millions d’euros annoncé dans un premier temps se transforme en une perte de l’ordre de trois milliards ! L’institution est sauvée du naufrage par l’Etat, qui y injecte pas moins de 19 milliards d’euros, en plus des 4,5 milliards déjà apportés à sa structure faîtière. Un gouffre…
Treize actionnaires de Bankia avaient déjà porté plainte à la mi-juin, ce qui met en lumière l’aspect le plus douloureux de l’affaire : on estime à près de 350.000 les particuliers, souvent très modestes, qui ont acheté des titres, séduits par la vigoureuse campagne ayant soutenu l’appel au public et l’introduction en Bourse. Ils ont payé 3,75 euros une action qui ne vaut plus que 80 cents un an plus tard. L’affaire se corse quand certains affirment qu’on leur a forcé la main. Pour faciliter l’obtention d’un prêt hypothécaire, par exemple. Ou encore pour maintenir une ligne de crédit de 200.000 euros, dans le chef de ce petit entrepreneur qui aurait été quasiment obligé, pour ce faire, d’acquérir pour 50.000 euros d’actions Bankia. Un nom devenu synonyme de scandale.
Morgan Stanley : Facebook, pas pour les copains !
L’introduction en Bourse du réseau social Facebook restera dans les annales comme une des plus attendues… et des plus décevantes. Le cours du titre, dont le prix de vente était de 38 dollars, s’est très sévèrement replié dès son 2e jour de cotation. Il touchera même un plus bas de 25,87 dollars le 5 juin, avant de se stabiliser aux environs de 30-31 dollars. Il n’est pas étonnant que l’opération ait engendré des commentaires amers, des critiques sévères et même quelques dépôts de plainte de la part d’investisseurs déçus. Business as usual… Deux éléments ont toutefois choqué à juste titre. D’abord, la première fourchette de prix avancée pour l’opération portait sur 28 à 35 dollars, un niveau déjà jugé trop élevé par une majorité d’analystes. La remonter à 34-38 dollars au dernier moment, en retenir le sommet et, en plus, augmenter l’offre de titres d’un quart, tout cela ressemble fort à un citron (l’investisseur) que l’on veut presser jusqu’au bout. Surtout quand, au même moment, la société signale que les affaires tournent en-deçà de ce qui était prévu.
Suite à cet avertissement, les analystes ont corrigé leurs prévisions, y compris ceux de Morgan Stanley, le chef de file de l’introduction. Cette information a-t-elle été correctement portée à la connaissance des investisseurs ? La banque l’affirme, mais les autorités américaines en doutent : citation (subpoena) de Facebook pour le régulateur du Massachusetts, enquête de la commission bancaire du Sénat, enquête aussi pour la SEC, l’organe de contrôle des marchés américains. Le climat est clairement à la suspicion ! Surtout qu’à en croire certaines rumeurs, les promoteurs de l’opération auraient expressément déconseillé d’acheter Facebook à certains clients (privilégiés ?). Quelle que soit l’issue de l’affaire, Morgan Stanley en ressort avec l’image d’une maison qui s’est moquée des investisseurs.
JP Morgan : la baleine de Londres
Jamie Dimon est un libéral pur et dur, qui n’a pas hésité à qualifier d’anti-américaines les dispositions de Bâle 3 obligeant les banques à accroître leurs fonds propres. Tous les arguments sont bons ! Il s’est surtout fait remarquer en prenant la tête du mouvement de résistance des banquiers américains lors des discussions autour de la législation Dodd-Frank, mise en place après la crise financière. Avec d’autant plus de légitimité que sa banque est sortie quasiment indemne de cette crise. Sa cible privilégiée : la règle Volcker, édictée en octobre 2011, qui limite fortement les opérations spéculatives réalisées pour compte propre. Fortement ? Pas tant que cela, finalement. Le lobbying bancaire a convaincu plusieurs autorités, dont la banque centrale elle-même, de laisser la porte ouverte au portfolio hedging, c’est-à-dire à la couverture du risque présenté par un portefeuille pris dans son ensemble. Cette protection se réalise forcément en prenant des positions sur des produits dérivés et autres instruments spéculatifs. “Cette échappatoire autorise quasiment tout”, a regretté Carl Levine, le sénateur démocrate co-auteur de la Volcker Rule.
Aujourd’hui, Jamie Dimon le regrette peut-être lui aussi : la couverture – ou supposée telle – mise en place par la filiale londonienne de JP Morgan lui a fait perdre au moins 5,8 milliards de dollars, a précisé la banque vendredi dernier. En fait de “couverture”, c’est-à-dire de stratégie défensive, c’est particulièrement raté. La faute à pas de chance ? Trop facile. Le trader en charge de l’opération était qualifié de “baleine de Londres” par ses confrères, parce qu’il prenait des positions tellement monstrueuses qu’il déstabilisait le marché. Ne se contentant pas de protéger son portefeuille, la banque a donc bel et bien spéculé comme une malade ! Autre souci du moment pour JP Morgan : dans le cadre d’une opération “mains propres” sur le marché de l’énergie aux Etats-Unis, la Federal Energy Regulatory Commission soupçonne la banque d’avoir manipulé le marché de l’électricité en Californie et dans le Midwest. Dans le sillage de Barclays et Deutsche Bank, qui ont déjà été formellement accusées par la FERC.
Des procédures de “foreclosure” illégales
On ne peut faire l’impasse sur une autre affaire, peu médiatisée en Europe mais qui constitue le plus gros scandale de l’année et même de la décennie aux Etats-Unis, en tout cas sur la base des pénalités infligées. Non contentes d’avoir revendu leurs créances hypothécaires pourries sous des étiquettes trompeuses, c’est en ne respectant pas la loi que les grandes banques américaines ont repris possession des habitations dont les occupants n’arrivaient plus à payer leur crédit. Les documents relatifs à cette procédure de foreclosure furent en effet fabriqués à la chaîne, sans tenir compte de la situation sur le terrain et sans respecter la procédure. Fait remarquable : les 50 Etats américains (l’Oklahoma s’abstiendra finalement de signer) ont mené l’action de concert, surfant sur la vague du ressentiment de l’opinion publique à l’égard des banques. L’accord fut annoncé le 9 février 2012. Cinq banques, dont les quatre plus grandes, vont au total consacrer 25 milliards de dollars à financer les ménages en difficulté avec leur emprunt hypothécaire. Bank of America est le plus gros contributeur, avec 11,82 milliards. Cet accord n’exclut nullement des poursuites ultérieures, de sorte que l’ardoise pourrait grimper sérieusement.
Outre ces scandales emblématiques, d’autres affaires fort graves font aujourd’hui l’actualité. Le groupe britannique HSBC est sur la sellette aux Etats-Unis, pour manquements dans la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. L’amende pourrait atteindre un milliard de dollars, avance un avocat. En France, la banque UBS a subi des perquisitions dans ses bureaux à Lyon, Strasbourg et Bordeaux. En cause : blanchiment et démarchage illicite. En théorie, certains banquiers risquent 10 ans de prison. A quand la fin de ces scandales à répétition ? A quand le tour de vis réglementaire déjà promis en 2008 et 2009 ? A moins que le mal soit ailleurs. Charles Ferguson, l’auteur de Predator Nation, un ouvrage sorti en mai, dénonce l’absence de sanctions à l’égard d’un système financier qui s’est criminalisé. “C’est le feu vert donné à la violation des règles qui a conduit à la crise”. Il faudrait sans doute commencer sur ce terrain-là. Y est-on enfin arrivé ?
Guy Legrand