Jamais le monde n’a été aussi endetté qu’aujourd’hui. Comment expliquer cette ardoise monstre ? Quels risques sont liés à cette montagne de dettes ? Va-t-on vers une nouvelle catastrophe financière ? Réponse avec Koen De Leus, économiste en chef de la banque BNP Paribas Fortis.
Le chiffre est rond. Il donne le vertige. Si on additionne le montant global des emprunts contractés par tous les agents économiques de la planète (ménages, entreprises, gouvernements et banques), la dette globale dépasse désormais… 250.000 milliards de dollars, soit plus de 30.000 dollars par être humain ! D’après les calculs de l’Institute of International Finance (IFF), association installée à Washington, qui représente les institutions financières, c’est deux fois la richesse produite chaque année par le club des sept pays les plus riches (Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni) et 320 % du PIB mondial.
Si on regarde dans le rétroviseur, ” la dette est aujourd’hui plus élevée qu’au lendemain des deux guerres mondiales, elle a atteint son plus haut niveau depuis plus d’un siècle “, plante Koen De Leus, économiste en chef chez BNP Paribas Fortis ( voir infographie ” La dette mondiale enfle “).
Chiffres à l’appui, l’expert de la première banque du pays nous explique comment nous en sommes arrivés là et pointe les différents risques qui pèsent sur la stabilité du système économique et financier.
1. Un rythme qui peut devenir dangereux
Si les économistes sont partagés sur les risques liés à cet endettement élevé alors que les taux sont très bas, Koen De Leus souligne pour sa part la vitesse à laquelle le niveau global de la dette augmente depuis la crise financière. Au total, en 10 ans, elle s’est accrue de 70.000 milliards de dollars. Entre début janvier et fin juin 2019, l’endettement dans le monde a grimpé de 7.500 milliards, soit 40 milliards par jour ! En clair, ” le monde a continué à s’endetter après la crise, certainement dans les économies avancées “, observe Koen De Leus. ” Le désendettement prévu n’a pas eu lieu. Dix années de taux d’intérêt extrêmement bas ont permis à l’économie mondiale de retrouver des couleurs mais ont aussi produit une montagne de dettes. Certes, il n’y a pas de chiffre magique en matière de ratio d’endettement soutenable, d’autant que la baisse des taux a réduit la facture des Etats. Mais l’histoire montre que le rythme auquel s’accumulent les dettes peut être dangereux “, prévient l’expert de BNP Paribas Fortis, pointant à ce propos des pays comme la Chine, l’Italie, Hong Kong, le Canada, la Suisse, Singapour, la Suède, la France ainsi que la Belgique.
A l’inverse, la dette des ménages s’est stabilisée au cours de la décennie, quand elle n’a pas diminué.
2. Des Etats qui empruntent comme jamais
Si les quatre grands acteurs (ménages, entreprises, pouvoirs publics et banques) ont tous vu leur endettement enfler depuis la faillite de Lehman Brothers, la hausse a surtout été spectaculaire pour les pouvoirs publics dont la dette a quasiment été doublée, passant de 38.000 milliards à 68.000 milliards. Et pour cause : dans un monde de plus en plus instable, les investisseurs sont plus que jamais à la recherche de refuges, allant jusqu’à payer certains Etats comme l’Allemagne ou la Suisse pour qu’ils empruntent. Merci les taux négatifs ! A ceci près que la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva s’est publiquement émue de ce niveau d’endettement colossal, ” pas sans risque “, a-t-elle dit, s’appuyant sur une récente étude de l’institution qu’elle dirige et selon laquelle des dettes publiques élevées annoncent souvent des crises.
A l’inverse, la dette des ménages s’est quant à elle stabilisée au cours de la décennie, quand elle n’a pas diminué (sauf dans une poignée de pays dont la Belgique, hors secteur financier). C’est une bonne nouvelle, car, comme le rappelle Koen De Leus, ” les crises financières viennent en général de la dette privée “.
La situation des ménages américains, à l’origine de la crise des subprimes de 2008, s’est ainsi fortement améliorée. En pourcentage du PIB américain, leur ardoise est tombée de 91,6 % à 75 %. La même tendance s’observe dans la zone euro. Sauf en Belgique donc, où l’endettement des ménages n’a pas cessé de progresser depuis la crise pour dépasser désormais les 230 milliards d’euros, soit 61% du PIB, contre 52,7% en 2010.

3. Boom non bancaire
” Si les banques se sont montrées assez prudentes, notamment par rapport à leur comportement du début des années 2000, les marchés de capitaux ont par contre, eux, prêté énormément, poursuit Koen De Leus. Tout cela a rendu les Etats plus endettés que jamais, même si les entreprises ont emprunté presque autant que les gouvernements. Au niveau mondial, la dette des entreprises non financières – 74.000 milliards de dollars – reste d’ailleurs plus importante que la dette souveraine. Deux tiers environ de cette croissance proviennent des pays en développement comme la Chine, la Turquie, le Chili ou le Vietnam. ”
McKinsey estime d’ailleurs que le marché mondial des obligations de sociétés vaut désormais près de 12.000 milliards de dollars, dont 60 % sont aujourd’hui low rate, c’est-à-dire de faible qualité voire risquées. ” Cette poussée des prêts sur les marchés des capitaux au cours de la dernière décennie a par ailleurs conduit à ce qu’une grande partie de cette dette soit aujourd’hui libellée en dollar américain, ajoute Koen De Leus. Environ un tiers de toute la dette des pays émergents qui vient à échéance d’ici 2021 l’est en dollar, ce qui rend ces pays émergents vulnérables à une hausse du billet vert. Avoir une dette qui n’est pas financée dans sa propre monnaie peut en effet devenir très problématique si elle se déprécie face aux devises étrangères. Et cela, dans la mesure où rembourser devient beaucoup plus cher. ”
4. Le risque chinois
Si la dette fédérale américaine vient de crever le plafond des 23.000 milliards de dollars (soit un accroissement de plus de 1.200 milliards en un an), c’est néanmoins la Chine qui reste le gros point d’attention pour la plupart des observateurs. En 10 ans, depuis 2008, la dette chinoise, publique et privée (non financière), a doublé pour peser aujourd’hui 200 % du PIB, soit deux fois la taille de l’économie chinoise. Poussée par le secteur immobilier et par le shadow banking (l’octroi de crédits par des organismes non bancaires et donc moins régulés), le pays a ajouté environ 30.000 milliards de dollars à la dette mondiale ( voir infographie ” La dette mondiale enfle “). Traduction : ” La Chine représente la moitié de l’augmentation de la dette mondiale depuis la crise, situe Koen De Leus. Les entreprises chinoises ont à elles seules ajouté 15.000 milliards de dollars de dettes au cours des 10 dernières années. Cela signifie que le pays a maintenant l’une des dettes d’entreprises les plus élevées dans le monde “.
Les niveaux record d’endettement risquent d’augmenter encore.
” Il est clair, poursuit Koen De Leus, que cette frénésie pour le crédit présente un risque pour l’économie globale. Néanmoins, la frontière entre l’Etat et le secteur privé est floue en Chine. Une grande partie de cette activité a impliqué des banques publiques qui ont prêté à des entreprises publiques. Le système financier chinois reste essentiellement fermé sur lui-même. Cela a des implications importantes pour la stabilité financière, car – contrairement à ce qui s’est produit pendant la crise des subprimes américain – il est peu probable que Pékin se mette en défaut sur lui-même. ” Autrement dit, le Chinois moyen ne sera pas responsable de la prochaine crise.
5. Des chocs plus fréquents
Reste bien évidemment ” la ” grande question : va-t-on vers une nouvelle crise à court terme et celle-ci sera-t-elle plus violente encore qu’en 2008 ? Pour Koen De Leus, la réponse est non. ” Mais les chocs seront plus fréquents, dit-il. En effet, on ne voit pas très bien comment les ratios dette/PIB pourraient diminuer à l’avenir sans des rendements faibles couplés à la fois à une inflation et à une croissance plus élevées, ce qui est une combinaison difficile à créer. Dans le système de monnaie fiduciaire dans lequel nous vivons depuis les années 1970 ( abandon du système de Bretton Woods et de la convertibilité du dollar avec l’or, Ndlr), il semble très difficile de revenir à l’équilibre budgétaire et d’effacer une partie des dettes dans un avenir prévisible. En utilisant continuellement des mesures de relance pour faire face aux crises, vous augmentez en effet la probabilité d’une crise ultérieure en transmettant le problème à d’autres parties du système financier mondial, et généralement de plus grande taille. Par ailleurs, vu les taux d’intérêt qui sont déjà très bas voire négatifs, les gouvernements prendront probablement le relais des banques centrales lors du prochain choc via des mesures de relance budgétaire et donc en creusant leurs déficits. Ce sera un énorme changement par rapport aux dernières décennies où la politique monétaire et la planche à billets ont été l’outil privilégié pour relancer la machine. Les niveaux record d’endettement risquent donc d’augmenter encore. Les investisseurs vont devoir s’habituer à vivre dans un monde désormais coincé dans un équilibre dette/taux bas. Sans compter que les dépenses budgétaires des Etats injecteront directement de l’argent dans l’économie, ce qui poussera naturellement l’inflation à la hausse à moyen et long terme. Bref, tout cela rendra plus difficile la maîtrise du prix des actifs et des cycles économiques. Nous allons vers encore plus de dettes et des chocs plus fréquents. ”
L’emballement de la dette mondiale depuis 2008 provient de trois sources principales : la Chine, les entreprises et les marchés de capitaux. ” Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas une autre crise, dit Koen De Leus, mais les conséquences systémiques devraient être moins sévères que celles liées à la crise de 2008. Les risques ne sont pas logés dans les banques mais ailleurs, notamment dans certains pays (Canada, Suède, Etats-Unis) et dans certains secteurs (la bulle du crédit aux entreprises). En outre, les banques sont aujourd’hui beaucoup mieux capitalisées et plus liquides qu’en 2008. ” Selon les derniers chiffres publiés par l’Autorité bancaire européenne (EBA), les banques belges figurent d’ailleurs parmi les plus solides d’Europe, avec des fonds propres représentant en moyenne plus de 18 % de leurs engagements. Bref, ” la prochaine crise ne viendra pas des banques “, affirme l’économiste de BNP Paribas Fortis.