Quand deux Prix Nobel révèlent les astuces sournoises des traders malhonnêtes et des vendeurs véreux

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Robert Shiller et George Akerlof n’ont pas seulement été lauréats du Nobel d’Economie, ils sont apparemment aussi de vrais visionnaires. Juste au moment où le scandale VW éclate, ils sortent un livre sur la tromperie et la manipulation. Leur conclusion n’est pas tendre: la tromperie se trouve au coeur du fonctionnement du capitalisme. Robert Shiller (69), professeur à l’université de Yale, nous explique.

Le duo d’économistes influents a écrit un livre spirituel et facile à lire, mais le message est plus que sérieux. “Pour moi, il y a un but plus élevé qui est impliqué”, dit Robert Shiller à la question de savoir pourquoi, avec Akerlof, il a écrit Phishing for Phools. “Je n’aime pas les effets du capitalisme sur notre vie. Mais ce n’est pas un livre contre le marché libre, que je peux vraiment apprécier. Mais le capitalisme amène aussi avec lui une certaine vulgarité et de l’exploitation.” Shiller regarde vers le livre qui se trouve sur la table devant lui. La couverture laisse peu de place à l’imagination. Elle est illustrée d’un serpent qui, de manière nonchalante, dirige une canne à pêche vers deux groupes d’individus avides et poilus. L’appât est une pomme au-dessus de laquelle se trouve le sigle du dollar.

Quand deux Prix Nobel révèlent les astuces sournoises des traders malhonnêtes et des vendeurs véreux
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Pourquoi les entreprises et leurs dirigeants recherchent-ils, tout à fait consciemment, les limites de l’admissible ?

Robert Shiller: “Dans notre livre, nous expliquons qu’il est difficile pour les entreprises de s’élever au-dessus de l’équilibre du marché de manière morale. Si elles le font, elles échoueront. Si tout le monde triche, vous devez quasiment le faire aussi. Pourtant, les managers savent aussi que les pratiques qui sont socialement inacceptables seront punies un jour. Mais toute personne active dans le monde des affaires, est rapidement touchée. Comme les concurrents le font probablement, elles commencent elles-mêmes aussi à frauder.

Est-ce aussi ce qui s’est passé chez Volkswagen?

Robert Shiller: “Je pense que le cas Volkswagen est atypique. Normalement, les entreprises ne vont pas aussi loin. Cela fait maintenant longtemps qu’une entreprise n’a pas fait aussi fort. Une entreprise a-t-elle déjà été démasquée de manière aussi pénible ?”

Qu’y a-t-il d’atypique à cela? Cela colle tout de même à votre théorie qui décrit comment la ruse et la tromperie sont inhérentes au système capitaliste?

Robert Shiller: “Qu’ils aient placé des logiciels pour duper les testeurs d’émission de manière préméditée, est vraiment très éhonté. Ce qui me fascine, c’est que cela ne puisse pas être nié.”

Les entreprises laissent rarement une telle chose arriver?

Robert Shiller: “Non. Prenez le cas des producteurs de tabac. Lorsque la recherche a mis en évidence que le tabagisme était très nocif pour la santé, ils ont rapidement eu une histoire sous la main, qui a été soutenue par certains scientifiques. Ceux-ci disaient: “Ce n’est pas prouvé”. Et à partir de là, une théorie est née. Ils ont utilisé ces scientifiques dans des publicités et des apparitions à la télévision pour semer le doute. Ils trouvaient toujours quelqu’un pour estimer que la preuve n’était pas infaillible. Et ce quelqu’un a également raison: nous n’en sommes certains qu’à seulement 99,9%. Ce petit doute est agrandi de manière exagérée et ces personnes échappent ainsi à leur punition.”

Chez Volkswagen, des clients, des actionnaires et des travailleurs bien pensants ont été roulés

Robert Shiller: “Les managers ne désirent normalement pas mettre leurs actionnaires et leur employés en difficulté. Ils se laissent hélas pourtant parfois aller, parce que les tentations sont trop grandes. Autour des entreprises prospères, il règne souvent une culture d’admiration profonde. Je reviens de Détroit, la ville de l’automobile aux Etats-Unis. J’ai un oncle qui travaillait pour Ford. Il croyait profondément dans son entreprise. Il m’a raconté qu’il avait mis l’entièreté de son capital pension dans des actions Ford. Je lui ai expliqué qu’il ne devait pas faire cela. Que se passerait-il s’il arrivait quelque chose à Ford? Il a simplement répondu: “J’ai confiance en cette entreprise”.

Volkswagen a vendu des vessies pour des lanternes. Un produit soi-disant propre s’avère encore plus polluant.

Robert Shiller: “VW a même créé de la sorte un danger public. L’entreprise contribue plus fort à la pollution de l’air que ce qu’elle a prétendu. Peut-être que les managers pouvaient se le justifier à eux-mêmes. La teneur en était peut-être: “bah, c’est au plus une contribution supplémentaire à la pollution massive. Beaucoup d’autres polluent également. Pourquoi devrions-nous, nous, en faire un sujet d’inquiétude.”

Cela ne semble pas avoir été opéré par un groupe isolé d’ingénieurs et de commerciaux.

Robert Shiller: “Lorsque, dans une organisation, les individus essaient de grimper dans la hiérarchie, il font parfois des choses qu’ils ne racontent pas. Il est bien possible que le CEO ne l’ait pas su.”

Votre livre raconte les astuces sournoises, des courtiers en bourse jusqu’au vendeurs de voitures, en passant par les politiciens. Les acheteurs de voitures diesel étaient-ils particulièrement vulnérables?

Robert Shiller: “L’entreprise a vu là une belle opportunité de faire du profit sur le dos de clients bien pensants et crédules. En tant que consommateurs, nous sommes en continu fortement vulnérables. Nous avons tous nos motivations personnelles, que les industries automobiles essaient d’exploiter. Vous voyez partout des publicités pour des voitures. Nous voyons des couples attirants et bien habillés se mouvoir avec grâce à travers le paysage. Je pense toujours: où sont les informations? Elles ne sont pas là. Tout n’est qu’apparence.”

C’est le coeur du livre Phishing for Phools. Shiller et Akerlof donnent une signification plus large à l’escroquerie via internet (également nommée phishing ou hameçonnage en français). Les phishers sont les mystificateurs: les entreprises, leurs vendeurs léchés et leurs dirigeants d’entreprise, qui essaient continuellement d’influencer notre processus décisionnel économique avec de jolies histoires. Les phools sont les dupes, les victimes. Selon Shiller et Akerlof, les entreprises et leurs managers se trouvent continuellement exposés à des incitations irrésistibles pour tromper les consommateurs. Les gens sont émotionnels ou ignorants, ou les deux. L’opportunité de profiter de la faiblesse d’un individu est immédiatement identifiée et exploitée. Tôt ou tard, nous nous faisons tous “hameçonner”. C’est aussi partiellement de notre propre faute. Nos propres démons nous incitent à prendre les mauvaises décisions. Les auteurs voient deux sortes de victimes. Tout d’abord, il y a les personnes qui se font tromper délibérément via la désinformation. Des entreprises raffinées vous vendent ce dont elles veulent se débarrasser, pas ce que vous désirez avoir. A côté de cela, des personnes savent qu’elles se font duper. On observe beaucoup d’escroqueries chez des personnes qui le veulent bien. Le pathétique esclave du jeu à Las Vegas, que les auteurs citent au début du livre, sait très bien qu’il se fait berner et qu’il est plumé, mais il s’offre lui-même à ses escrocs.

Selon les auteurs, les investisseurs devraient se méfier. Le monde financier est rempli de vendeurs malicieux, qui vont à la pêche aux acheteurs crédules.

Les traders dans votre pays vantent-ils encore toujours des fonds qu’ils considèrent en fait comme hautement spéculatifs?

Robert Shiller: “Absolument. Ils doivent atteindre leurs objectifs de vente, tout de même. Ce n’est pas réellement la seule chose qui compte pour eux. Mais les vendeurs peuvent parfaitement justifier cela vis-à-vis d’eux-mêmes. Il existe beaucoup de zones grises dans le monde des vendeurs. Je pense que ces personnes ont cependant vraiment de la morale. Mais si un vendeur de voitures peut gagner 2.000 dollars aux frais d’un client, il pensera rapidement ‘pourquoi pas?’ Ils ne considèrent pas que c’est leur rôle de souligner qu’il existe un modèle moins cher qui convient également.”

Raconter des salades est un thème central de votre livre. Quand il s’agit de certaines actions en bourse, l’histoire semble également plus importante que les principes fondamentaux.

Robert Shiller: “Les psychologues ont écrit des livres à ce sujet. On appelle cela la base narrative de la pensée humaine. Ce que les personnes désirent, après la satisfaction de leurs besoins de base de nourriture et de sexe, c’est de vivre une histoire et de la raconter. Une histoire qui les rend importants, comme dans un roman.”

Que les vendeurs sont douteux et qu’ils désirent vendre le plus de produits possible, les consommateurs doivent tout de même aussi le savoir. Quel devrait être le rôle des régulateurs et des autorités?

Robert Shiller: “Nous devons constamment changer les règles pour rester en phase avec la technologie. Je verrais volontiers de plus grands budgets pour les régulateurs. Le budget annuel du régulateur américain SEC (ndlr: Securities and Exchange Commission) représente moins d’un centième d’1% du budget des actifs sous gestion qu’il supervise.”

La présidente de la FED Janet Yellen et son mari George Akerlof.
La présidente de la FED Janet Yellen et son mari George Akerlof. © REUTERS

Où se situe la frontière entre la nécessaire protection du consommateur et l’infantilisation?

Robert Shiller: “Les marchés financiers devraient pouvoir beaucoup mieux servir les individus. L’accent est mis davantage sur le développement de produits qui envahissent le marché, plutôt que sur les instruments d’investissement qui vous aident à gérer vos risques. Les marchés ne sont pas toujours malhonnêtes, nous ne sommes aussi critiques dans notre ouvrage. Les marchés satisfont souvent bien nos besoins. Mais une partie de leur succès concerne la régulation. Le marché est souvent amené sur la bonne voie grâce à la régulation. En tant que société civile, nous jouons un rôle concernant les règles. Mais ces règles doivent cependant à chaque fois être réinventées.”

Shiller raconte son histoire dans le tout nouveau bâtiment universitaire de Yale. Si vous y pénétrez lors d’une matinée de semaine, vous rencontrerez des exemples pratiques issus de son livre. Dans le café Evans Hall, une émission de la chaîne CNBC est diffusée sur un écran géant. “Apple vend en un week-end plus de 13 millions d’iPhones.” Le commentaire de la caissière est frappant et aurait tout aussi bien pu se trouver dans le livre. “La seule chose qu’ils ont changé, c’est la couleur.” Ensuite apparaît Donald Trump en grandeur réelle à l’image. Il est à la pêche aux électeurs avec de fortes réductions d’impôts. Il touche à une corde sensible des phools. Ce sont, pour Shiller, de formidables exemples sur la manière dont nos marchés libres ne génèrent pas seulement des choix et de la prospérité, mais aussi de l’excitation et de la tromperie non désirées. Shiller pointe vers les murs blancs dans le bâtiment universitaire. “Il y a une quantité incroyable d’illusions”, soupire le sympathique professeur. “Prenez ces murs. Il y a probablement des déchets coincés entre ceux-ci parce que les ouvriers y ont jeté leur déjeuner. C’est sûrement une tromperie inoffensive. Mais le monde est rempli de fraude inoffensive, telle est mon impression.”

Dans votre livre, vous citez un terme de l’économiste John Kenneth Galbraith: bezzle

Robert Shiller: “C’est la tromperie qui n’émerge jamais, mais qui ferait grand bruit si cela se produisait. La plupart des affaires ne sont révélées que dans des périodes de ralentissement économique, comme celle autour de Bernie Madoff. Ce sont des périodes pendant lesquelles les gens sont méfiants. Les grandes promesses sur lesquelles ils s’appuyaient se révèlent ne rien valoir.”

Quand pensez-vous que nous aurons à nouveau atteint ce point? Le marché des actions se situe aux Etats-Unis proche de ses niveaux records.

Nous ne voyons pas encore le bezzle. Une idée me préoccupe. Après la crise financière, des entreprises américaines ont chuté brièvement dans le rouge. C’était en partie de la manipulation. Elles ont profité de la situation pour amortir des pertes. Faites cela pendant une récession et vous pouvez en rendre la récession coupable. C’est alors très facile, dans une période ultérieure, de faire apparaître une croissance rapide du bénéfice. Les beaux jours semblent complètement revenus. Cela entraîne le cours de l’action vers le haut. Les entreprises augmentent leurs bénéfices en coupant dans les coûts. Cela peut engendrer un problème à long terme. Cette croissance très rapide n’est pas réelle en soi. L’histoire nous a appris qu’il n’est pas rare qu’il soit question de manipulation. Si cela se fait savoir, les résultats s’effondrent. Il est probable que vous ne parviendrez pas à envoyer des personnes en prison pour cela. Les entreprises veilleront à ce qu’elles puissent tout nier.”

Y-a-t-il des éclatements de bulles à craindre pour le moment?

Robert Shiller: “Après la crise, les marchés boursiers ont grimpé rapidement. La crainte d’une récession s’est atténuée. Les valorisations des actions sont maintenant élevées. D’une manière ou d’une autre, les Etats-Unis sont le meilleur exemple de prix trop élevés. En Europe, cela se passe en fait plutôt bien sur base de l’indicateur que j’ai développé.” (Le rapport cours/bénéfice de Shiller.voir infra).

N’y a-t-il également pas de phishers à la Federal Reserve en quête de dupes avec la mise en marche de la presse à billets ?

Robert Shiller: “Je ne désire pas trop critiquer Janet Yellen. Je crois dans les bonnes intentions de Ben Bernanke et Yelle. Il est toutefois également évident qu’ils essaient de donner un tournant optimiste à l’économie. Le public attend cela aussi. On n’attend pas de pessimisme extrême de la part des banquiers centraux. Ils participent cependant pleinement à influer sur le psychisme des gens. Peut-être est-ce aussi du phishing. Mais ils ne font en tout cas pas cela avec comme motivation l’enrichissement personnel.”

Deux poids lourds

Robert Shiller et George Akerlof sont des sommités dans le monde économique. En 2009, ils ont écrit ensemble le best seller Animal Spirits: How Human Psychology Drives the Economy and Why It Matters For Global Capitalism (ndlr: Les Esprits animaux. Comment les forces psychologiques mènent la finance et l’économie). Dans le livre, Shiller et Akerlof livrent une forte critique sur l’idée dominante de longue date selon laquelle le marché a toujours raison et que les marchés reflètent le comportement d’acteurs rationnels. Shiller et Akerlof mettent de préférence l’accent sur la finance comportementale, le rôle des émotions dans l’échec du système. Le duo d’économistes est d’avis qu’il est nécessaire d’attribuer un plus grand rôle aux autorités dans la régulation des marchés. Les deux Américains ont gagné un prix Nobel d’Economie : Shiller en 2013 et Akerlof en 2001.

Akerlof est devenu célèbre pour ses recherches sur la façon dont les ‘informations asymétriques’ perturbent la relation entre acheteurs et vendeurs. L’économiste est l’époux de Janet Yellen, la présidente de la Federal Reserve.

Shiller est surtout connu pour ses travaux fondateurs sur la spéculation économique et les bulles financières qui en émanent, et la volatilité des cours de bourse et des obligations. Shiller a développé un instrument de mesure pour la valorisation des entreprise en bourse, le ratio Cape ou le rapport cours/bénéfice de Shiller. La théorie est décrite dans son livre Irrational Exuberance (ndlr: Exubérance irrationnelle). Shiller ne regarde pas le ratio cours/bénéfice ordinaire, mais la moyenne des bénéfices au cours de la dernière décennie.

Gerben van de Marel in New Haven

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