Procès de Croÿ : cette affaire financière qui dérange

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Une quarantaine d’inculpés, des montages fiscaux complexes, un manque à gagner estimé pour l’Etat à plusieurs dizaines de millions d’euros : l’affaire des sociétés de liquidités liées au prince Henri de Croÿ, condamné à trois ans de prison avec sursis, a touché à sa fin après plus de 10 ans d’instruction et de multiples rebondissements. Gros plan sur un procès pas comme les autres.

C’est l’un de ces grands dossiers de présumée fraude fiscale que vient de trancher la 49e chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles, ce 28 juin (lire encadré ci-dessous). Un verdict important et surtout très attendu. A commencer par les 44 prévenus, qui sont enfin fixés sur leur sort, après plus de 10 ans d’instruction et presque deux ans de procès.


Au premier rang des prévenus : le prince Henri de Croÿ, un avocat bruxellois, un notaire, un homme d’affaires irlandais, des employés de l’ex-BBL, divers intermédiaires belges et étrangers ainsi que les dirigeants de l’ancienne banque luxembourgeoise MeesPierson. A leurs côtés figuraient également les actionnaires d’une quinzaine de sociétés flamandes et wallonnes. Sans oublier la belle brochette de ténors du barreau assurant la défense de tout ce petit monde.


Au coeur de l’affaire, on trouve ce qu’on appelle les “sociétés de liquidités”, du nom de ce montage fiscal complexe visant à diminuer la base imposable d’une société. D’un côté, l’Etat belge dénonçait des faits de fraude fiscale grave et organisée, de faux et usage de faux, de blanchiment et d’abus de confiance. Le tout pour un impôt éludé estimé à 3 milliards d’anciens francs belges. De l’autre, les inculpés estimaient, eux, qu’ils avaient simplement fait le choix de la voie la moins imposée dans le cadre d’un montage fiscal, certes agressif, mais parfaitement légal.


De Londres à Liège


Les faits remontent au milieu des années 1990. Après avoir appliqué avec succès un mécanisme de diminution de la base imposable au profit de grands groupes internationaux (Volvo, UCB, etc.), Henri de Croÿ, juriste de formation et ancien banquier reconverti dans la finance internationale (il a notamment travaillé pour l’ex-Générale de Banque à Londres), décide de transposer ce mécanisme chez nous pour en faire profiter plusieurs PME et sociétés familiales du royaume. Et ce, après s’être assuré de sa légalité auprès des plus grands cabinets d’avocats de la place bruxelloise.


Fort peu utilisée jusqu’alors, la technique qui consiste, dans les grandes lignes, à dépouiller des sociétés gorgées de liquidités en ne payant pas l’impôt normalement dû sur ces dernières, connaît alors un succès grandissant au nord du pays, notamment auprès d’entrepreneurs flamands. A tel point que certaines entreprises florissantes de la région liégeoise décident également d’en faire usage. Mais voilà : cet engouement et les pertes pour les caisses de l’Etat sont tels que le fisc n’apprécie guère.


Réseaux criminels


Il apprécie d’autant moins que des réseaux criminels, initiés par des ressortissants nordiques, s’emparent du filon, sans toutefois respecter les règles du jeu fiscal. Poussé dans le dos par son administration, ne sachant plus comment faire face à la quantité d’opérations qui se concrétisent, et auxquelles la plupart des grandes banques de la place participent, l’ancien commissaire du gouvernement chargé de la lutte contre la grande fraude fiscale (premier du genre), Alain Zenner, décide alors de s’attaquer de manière systématique au phénomène. Tous les moyens sont bons pour lutter contre l’ingénierie fiscale poussée à son extrême. C’est le début de la médiatisation.


Nous sommes alors au début des années 2000. Pas moins de 420 sociétés de liquidités se retrouvent ainsi cernées. Le manque à gagner est estimé à 30 milliards d’anciens francs belges. Soit quasiment le double de ce qu’a coûté la QFIE (quotité forfaitaire d’impôt étranger) mis en place par certaines banques du pays au milieu des années 1980. Plusieurs perquisitions sont opérées sur le territoire belge, notamment à Bruxelles, Gand et Liège. S’ensuivent des enquêtes qui débouchent sur des procédures en justice.


Dossier Pinson


Face à cette avalanche de dossiers, la justice bruxelloise fait preuve d’une certaine réserve. Elle cherche à faire la différence entre les “bons” et “mauvais” dossiers, ceux où les acheteurs ne respectent pas les prescrits légaux comme le réinvestissement dans des biens immobiliers. En témoigne le jugement dit “Pinson” du tribunal de première instance de Bruxelles du 8 juillet 2002. Nullement contredit par un arrêt ultérieur de la Cour d’appel de Bruxelles, le tribunal y conclut que “l’administration fiscale ne démontre ni une simulation destinée à éluder l’impôt, ni une autre infraction commise avec une intention délictueuse”, dans une des opérations, étonnamment rejugée aujourd’hui dans le cadre de cette affaire de Croÿ.


En clair, il n’y a pas d’impôt dû et ce n’est pas de la fraude. D’autant plus étonnant que cette affaire a été tranchée en faveur du contribuable par un tribunal fiscal, à quelques salles d’audience de celle qui abrite depuis presque deux ans les débats de ce procès de Croÿ. “Oui, mais, cela ne veut rien dire, rétorquait voici quelques jours Martine Bourmanne, avocate de l’Etat belge. Les problèmes de fond n’ont jamais été abordés. Ce jugement fiscal ne lie en aucune manière le volet pénal du dossier qui comporte toutes les autres opérations. L’administration fiscale aura la possibilité de retaxer la sprl Pinson si les infractions sont déclarées établies dans le jugement qui va tomber maintenant.”


Anvers monte au créneau


D’accord, pas d’accord ? Toujours est-il que le parquet d’Anvers n’a visiblement pas fait preuve de la même modération que la justice bruxelloise, devant laquelle plusieurs affaires du même genre se sont soldées par une absence de condamnation, qu’elles soient civiles ou pénales. Embrassant quasiment sans réserve les thèses de certains fonctionnaires zélés du fisc (dont Karel Anthonissen, patron de l’ISI à Gand), Anvers s’est montré particulièrement offensif, procédant à des interrogatoires psychologiquement musclés et à diverses mises en détention préventive. Il est même allé jusqu’à menacer directement les personnes interrogées, comme certaines d’entre elles l’ont raconté aux audiences.


Histoire de démontrer à tout prix leur culpabilité, estiment les plaignants pour qui l’instruction menée par le juge Van Wambeke ne s’est pas intéressé au fond du dossier. Assurant la défense d’Henri de Croÿ, Michèle Hirsch et Sophie Vanhaelst n’ont d’ailleurs pas hésité lors de leurs plaidoiries à parler à ce propos d’instruction “mal torchée”, de “juge sous influence” et d'”enquêteurs délibérément induits en erreur”. Quant au réquisitoire, il est à l’époque signé de la main du substitut du procureur du Roi Peter Van Calster, qui entre-temps a défrayé la chronique dans le cadre de l’affaire HSBC visant le milieu des diamantaires anversois.


Climat malsain


C’est dans ce contexte malsain que débutent les débats, à l’automne 2009. D’emblée, ils prennent des allures de bras de fer entre les accusés et le tribunal. Ainsi, Thierry Afschrift, premier avocat du prince de Croÿ avant de se retirer au profit du beau-frère de la juge Baudri (lequel s’est ensuite effacé au bénéfice du tandem Michèle Hirsch – Sophie Vanhaelst), choisit de déposer une demande en récusation de la juge Annick Baudri, pour cause de partialité. Ce qui fait dire à Martine Bourmanne que “le procès a été jalonné de manoeuvres dilatoires et abusives visant à en retarder l’issue” avant d’ajouter qu'”il y a eu une volonté continue et successive de tenter de faire obstacle à ce procès d’ampleur, dont l’intervention du beau-frère de la présidente a été le point d’orgue.”


Parallèlement à ces incidents de procédure, les articles se multiplient dans la presse à sensation. On parle beaucoup de la personnalité du prince, de “méga-fraude”, de “réseaux criminels”, etc. Mais pas tellement du fond de l’affaire. C’est aussi à ce moment-là, en 2009, qu’est constituée la commission d’enquête parlementaire sur la grande fraude fiscale. Les sociétés de liquidités y sont clairement montrées du doigt. Mais rien n’est vraiment fait au niveau législatif pour régler le fond du problème. Seule une loi votée en 2006 en rapport avec les sociétés de liquidités renforce les pouvoirs de l’administration en lui permettant de mettre la pression sur le vendeur, qui devient débiteur solidaire de l’acheteur. Difficile en effet de récupérer l’impôt dû quand l’acheteur est en fuite… avec la caisse.


Sébastien Buron

Le prince de Croÿ condamné à 3 ans avec sursis pour fraude fiscale


Le tribunal correctionnel de Bruxelles a condamné jeudi cinq des 44 prévenus dans l’affaire “de Croÿ” pour fraude fiscale. Le principal prévenu, le prince Henri de Cröy-Solre, a écopé de 3 ans de prison avec sursis. Le tribunal a également condamné Bernard Ouazan, l'”homme de paille”, à 20 mois de prison, Anton MacGovern à un an de prison, le notaire Thibaut de Maizières à 3 mois de prison et enfin l’avocat bruxellois Emmanuel De Wagter à 6 mois de prison. Tous les prévenus bénéficient du sursis.


Le tribunal a donc condamné les instigateurs de la fraude et épargné les autres prévenus, des actionnaires de sociétés et des directeurs de banque notamment.


Cette affaire de fraude fiscale remonte à 1995. Le prince Henri de Cröy-Solre, entre autres, avait convaincu des actionnaires de revendre leurs actions à des sociétés lui appartenant. Ces sociétés n’étaient cependant pas gérées par lui mais par un “homme de paille”, le français Bernard Ouazan. Le prince avait toutefois préservé ses avoirs en constituant de nouvelles entités et les actionnaires, eux, étaient payés avec les fonds de leurs propres sociétés par l’entremise de banques. Les organisateurs de cette fraude touchaient en plus d’importantes commissions au passage.

Le montant des impôts éludés avait été estimé à 75 millions d’euros. (Belga)

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