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Le phénomène inouï qui pousse la BCE à la schizophrénie

La problématique de la zone euro réside dans l’ambiguïté suivante : pour sauver l’euro, la Banque Centrale Européenne (BCE) dut, dans un premier temps, faire de l’euro une monnaie trop forte afin d’en assurer la crédibilité internationale, au prix d’un désastre en matière socio-économique et d’un taux de chômage effarant qui embrasa le Sud de l’Europe. Tous les pays du Sud s’effondrèrent donc devant cette monnaie trop forte, qui ne reflétait en rien leur typologie.

La BCE aligna donc sa politique monétaire sur celle du Deutsche Mark afin de lui en adosser les attributs, c’est-à-dire celles d’une économie exportatrice qui est capable de surmonter la force de sa monnaie par des gains de productivité encore plus importants. Malheureusement, une monnaie trop forte entraîne un phénomène récessionnaire et déflationniste qui conduisit finalement la BCE à déposer les armes de la contraction monétaire et à mettre en oeuvre un immense programme de création monétaire (ou assouplissement quantitatif).

Depuis les années septante, les banques centrales ne peuvent plus escompter directement des dettes émises par des Etats, car cela s’assimile à une monétisation de la dette, constituant elle-même le prélude à l’inflation, voire à l’hyperinflation. C’est intuitif : si l’Etat émet un papier qu’il qualifie d’obligation et que ce même papier se transforme immédiatement en billets émis par une banque centrale, le pouvoir d’achat unitaire de chaque billet diminue, ce qui reflète l’inflation. Cette pratique est bien sûr interdite par le fonctionnement de la BCE, mais l’interdiction est désormais contournée. Il suffit qu’une obligation souveraine soit “mise en pension” quelques jours auprès d’une banque commerciale pour qu’elle soit éligible à un réescompte auprès de la BCE.

Mais il se passe un phénomène inouï sur les marchés financiers ! Malgré cet assouplissement quantitatif, les taux d’intérêt sont plus hauts qu’il y a six mois, c’est-à-dire avant la mise en place. Ce programme avait pour objectif de faire baisser les taux d’intérêt….alors qu’ils remontent désormais.

La remontée des taux d’intérêt est-elle le signe d’une réussite ou d’un échec complet de la gestion monétaire de la BCE ?

On peut voir cette hausse de taux d’intérêt comme de résultat de la création monétaire elle-même. Sous cet angle, les marchés avaliseraient le bien-fondé de l’assouplissement quantitatif de la BCE en exprimant des anticipations de croissance et d’inflation qui se reflètent dans les taux d’intérêt.

Mais je reste extrêmement prudent : si les marchés sont affectés de cyclothymie, il est peu probable qu’ils migrent, en quelques semaines, sur base d’effets d’annonces incertains, d’une réalité déflationniste à une anticipation d’inflation. Une robuste “ré-inflation ou réflation” de nos économies reste donc à démontrer. Au reste, si des anticipations d’inflation se concrétisaient, on pourrait alors s’inquiéter du fait que la création monétaire de la BCE accélère cette perspective d’inflation et qu’elle ne soit donc plus nécessaire.

Inversement, il semble que ce soit l’assouplissement quantitatif de la BCE lui-même qui soit à l’origine de la hausse des taux d’intérêt. En effet, la BCE exerce une telle oppression à l’achat d’obligations publiques que la liquidité obligataire baisse en entraînant une hausse des taux d’intérêt. Ce phénomène reste confus mais l’assouplissement quantitatif se bornerait alors à déplacer des actifs tout en augmentant les frictions et les distorsions sur les marchés.

Les adeptes de cette lecture de la hausse des taux d’intérêt plaident d’ailleurs pour un QExit, c’est-à-dire un arrêt prématuré de cet assouplissement quantitatif, qualifié de “Quantitative Easing” aux Etats-Unis, soit l’acronyme QE, lui-même transformé en QE Exit, soit QExit sous une forme contractée. Pourtant, un arrêt prématuré du QE entraînerait lui-même une hausse des taux d’intérêt. Les taux d’intérêt pourraient brusquement se tendre.

Une chose reste certaine : si le stock de monnaie est accru par la BCE, le flux monétaire qui transite par les circuits bancaires reste visqueux, reflétant un manque de la demande. Il fallait augmenter l’offre de monnaie, mais c’est l’augmentation de la demande de biens et de services qui nous extraira de la crise.

Sous l’angle budgétaire, l’Union Européenne s’inscrivit dans une même logique restrictive que la BCE, imposant, sous l’impulsion allemande et ses relais de la Commission Barroso, un Pacte de Stabilité et de Croissance destiné à expurger les déficits et les dettes publiques. Ce plan est une erreur circonstancielle. Nonobstant le fait que la réalité contredira son postulat et que les forces démocratiques le réfuteront, c’est une erreur de contracter le rôle de l’État en période de récession. Bien sûr, il s’en trouvera pour affirmer que la faiblesse de l’économie est un moment de vulnérabilité appropriée pour affaiblir les forces productives, mais ceux-là sont peu imprégnés des réalités sociales et surtout de l’idéal collectif.

En résumé, nous entrons dans un monde monétaire inconnu. La BCE s’est engagée dans une gigantesque création monétaire destinée à ré-inflater l’économie et à faire baisser les taux d’intérêt. Malheureusement, ces derniers remontent, ce qui place la BCE dans un dilemme schizophrénique : si cette institution poursuit le rythme de son programme d’achat d’obligations, elle risque de faire monter les taux d’intérêt. Inversement, si elle y met fin prématurément, elle poussera aussi les taux d’intérêt à la hausse. Or, dans les deux cas, des taux d’intérêt relevés contrarieront la reprise économique. Les taux d’intérêt monteront de toute manière, au plus tard à l’automne 2016, lorsque l’assouplissement quantitatif arrivera à son terme.

En fait, l’action de la BCE fut tardive et est probablement excessive. La BCE a dû agir de manière massive pour gommer sa propre erreur de ne pas avoir correctement établi le diagnostic de déflation. Au lieu d’augmenter la masse monétaire de 60 milliards sur 18 mois, il eut fallu le faire pour 30 milliards par mois depuis deux ans. L’autre volet de gestion de la crise concerne la rigueur budgétaire, qui est incompatible avecune modeste reprise économique. Il faudrait surseoir à l’application du Pacte de Stabilité et de Croissance pendant quelques années. Cela relève d’un débat politique.

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