“La BCE manque en grande partie son objectif”

Jacques de Larosière © Reporters

Le Français Jacques de Larosière, ancien directeur général du FMI, explique pourquoi nous souffrons toujours de l’implosion du système de Bretton Woods survenue voici plus de 40 ans. Et il s’interroge avec inquiétude sur la politique de la Banque centrale européenne. Entretien.

Il a dirigé le Fonds monétaire international de 1978 à 1987, gouverné ensuite la Banque de France puis présidé la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD). Jacques de Larosière a donc été de ceux qui ont assisté en première ligne aux effets de l’effondrement, le 15 août 1971, du système monétaire de Bretton Woods, qui avait permis au monde de se reconstruire après la Seconde Guerre mondiale.

Dans ses mémoires, intitulés 50 ans de crises financières (1), cet ancien diplômé de l’ENA (même promotion que Michel Rocard) nous livre un témoignage précieux, à la fois personnel et instructif, sur un demi-siècle d’histoire financière. C’est d’ailleurs Yvo Maes, professeur à l’UCL et conseiller senior auprès de la Banque nationale de Belgique, qui l’a poussé à écrire cet ouvrage dans lequel on y croise parfois des compatriotes, tels l’ancien gouverneur de la BNB Jean Godeau, les administrateurs du FMI André Van Campenhout et Jacques de Groote, ou encore l’économiste Robert Triffin, auquel Jacques de Larosière voue une grande admiration. Yvo Maes a eu raison : le témoignage de Jacques de Larosière éclaire d’une lumière nouvelle et pénétrante les turbulences financières que nous vivons aujourd’hui.

TRENDS-TENDANCES. Vous avez choisi de titrer vos mémoires : “50 ans de crises financières”. Les crises rythment en effet les dernières décennies. On a même l’impression qu’elles surgissent plus souvent et avec plus d’intensité. Pourquoi ?

JACQUES DE LAROSIERE. C’est la question centrale du livre. Ma thèse est celle-ci : nous avions sous le régime mis en place par les accords de Bretton Woods (signés en juillet 1944) un système de taux de change très stable (basé sur une monnaie pivot, le dollar, convertible en or à une parité fixe, 35 dollars l’once). Les taux de change ne pouvaient évoluer que dans des couloirs de variation très étroits. Les pays qui étaient membres de l’organisation étaient obligés de régler leur politique monétaire avec une grande discipline. Sans discipline, ils éprouvaient bientôt des problèmes de change, de déficit de leur balance des paiements. Ils pouvaient certes demander au FMI l’autorisation de dévaluer, mais la procédure était compliquée et culpabilisante pour les gouvernements. Le système était très cohérent.

Mais ce système, basé sur le dollar, ne pouvait pas tenir. Dès le départ, certains économistes comme le Britannique Keynes ou le Belge Robert Triffin l’avaient pressenti.

C’est le génie de ces deux auteurs d’avoir compris dès la fin des années 1940 la faiblesse inhérente de ce système qui a cependant bien fonctionné jusqu’à ce que les Etats-Unis glissent dans l’inflation durant les années 1960. Robert Triffin a bien montré que quand vous avez une monnaie centrale, vous arrivez rapidement à un dilemme. Soit vous avez une monnaie très bien gérée et rien ne se passe au niveau de la balance des paiements. Mais alors le système n’a pas assez de liquidités pour financer son développement. En effet, les pays étrangers ont besoin de dollars pour financer leur déficit, leurs investissements, leur rattrapage économique mais ils n’en n’ont pas puisque les Etats-Unis sont à l’équilibre. Soit les Etats-Unis glissent vers le déficit systématique, le système est alors alimenté en dollars, mais le dollar devient moins crédible et sa parité or est menacée. Les banques centrales étrangères ont alors tendance à demander sa conversion en or, mais le stock d’or n’est pas suffisant et on va vers la crise. C’est ce qui s’est d’ailleurs passé. Triffin avait écrit le scénario avec 20 ans d’avance !

Le système de Bretton Woods implose donc le 15 août 1971.

Oui. En août 1971, pour des raisons liées notamment au déficit américain creusé par la guerre du Vietnam, le système implose et l’on vit, sans en prendre toute la mesure, une profonde modification dans la manière dont l’économie mondiale est gouvernée. On tente bien, pendant un an ou deux, de le rafistoler, mais sans y parvenir. A partir de 1973, les taux de change deviennent flottants. Et le ciment qui liait les acteurs et qui était à la base de la discipline disparaît. C’est désormais le marché qui évalue la situation relative des monnaies. On peut désormais s’écarter de la norme. Et on le fait : après 1973, l’inflation atteint les 15 voire 20 % et ravage littéralement le système. La conséquence de cette libération du système de change est qu’elle donne libre cours à la facilité monétaire et budgétaire.

Vous pointez en effet qu’à partir de ce moment, l’endettement public explose. Dans la plupart des pays industrialisés, il passe en trois décennies de 20 % du PIB à environ 100 % aujourd’hui.

En effet. Nous finançons désormais par endettement des déficits budgétaires qui s’expliquent par l’Etat providence ainsi que la démagogie qui consiste à ne pas demander à l’impôt de financer les dépenses publiques… On opte pour la facilité et on entre dans une phase de dette qui dure toujours.

Quels rôles ont joué les marchés dans cette évolution ?

Les marchés se sont étoffés et ils ont permis cette financiarisation de la politique économique. Des pays comme la Chine ou les grands exportateurs de pétrole du Moyen-Orient ont pu éviter une trop grande appréciation de leur monnaie face au dollar, parce qu’ils ont pu acheter énormément de dollars sur le marché des changes. En achetant du dollar, ils ont facilité la vie des Américains mais ils ont aussi augmenté la masse monétaire mondiale. Prenez par exemple la Banque centrale de Chine : elle a créé de la monnaie chinoise pour pouvoir acheter des dollars.

En faisant cela, vous élevez le niveau de la création monétaire dans le monde. Et vous diminuez donc les taux d’intérêt puisque l’offre de monnaie est plus abondante. On a estimé que cette création monétaire a eu un impact à la baisse sur les taux d’intérêt d’environ 1 %. Ce qui est considérable. Mais on n’a pas pris conscience de cette nouvelle politique monétaire dérivée des changes.

A propos de politique monétaire, vous n’êtes pas très tendre à l’égard de celle menée aujourd’hui par la Banque centrale européenne. Vous dites qu’elle vous plonge dans un abîme d’interrogations et de doutes !

Je suis inquiet. J’ai des interrogations sur la validité de la politique monétaire de la BCE et ses conséquences. Nous assistons à un tournant : la politique monétaire de la BCE n’a plus seulement pour objectif d’assurer, comme avant, la stabilité du système monétaire et la stabilité du système financier. Elle veut désormais combler les carences de la croissance. Elle devient l’élément d’ajustement de cycles économiques déréglés et d’une croissance déclinante. Les Etats-Unis ont donné le départ de cette politique il y a quelques années avec leur quantitative easing, qui consiste à acheter systématiquement des titres financiers, en grande partie émis par les trésors, afin de faire descendre la courbe des taux sur toutes les échéances.

Cela a permis un redémarrage des Etats-Unis…

Oui. Dans un pays comme les Etats-Unis où le financement de l’économie repose aux trois quarts sur les marchés financiers, le fait de disposer de taux d’intérêt significativement plus bas (1 ou 2 %) ne pouvait avoir que des conséquences positives. Cela s’est traduit par une hausse de la croissance du PIB américain. On essaie depuis deux ans de faire la même chose en Europe. Mais là, les choses ne se passent pas aussi bien.

Pourquoi ?

Parce que le mode de financement de l’économie européenne repose pour les trois quarts sur les banques et non sur les marchés. On dira : qu’à cela ne tienne, si on baisse les taux, cela aura également un effet. Les banques peuvent prêter très bon marché les fonds qu’elles reçoivent quasiment gratuitement de la BCE. Mais cela ne fonctionne pas ainsi. Car lorsque les taux sont trop bas, les banques ont beaucoup de mal à conserver une marge suffisante entre les taux auxquels elles se financent et les taux auxquels elles financent l’économie réelle. En moyenne, le système bancaire a besoin, afin de financer ses coûts fixes (les charges opérationnelles, les charges en capital qui sont de plus en plus lourdes, etc.) d’avoir une marge qui oscille autour de 3 %. Si vous avez des taux de refinancement à zéro auprès de la Banque centrale et que vous pouvez prêter à 3 %, vous équilibrez donc vos coûts. Mais si le taux ambiant tourne plutôt autour de 2 %, comme c’est le cas aujourd’hui, la marge n’est pas suffisante. Les banques doivent donc arbitrer leur stratégie. Ou elles essaient de trouver des actifs plus rémunérateurs que le taux ambiant. Elles cherchent le rendement, mais prennent davantage de risques. Ou elles restreignent la voilure. Elles réduisent leurs engagements et octroient donc moins de crédits. Et l’on observe que c’est ce que font les banques européennes. Ces dernières années, les octrois de crédits ont baissé en moyenne de 2,5 % par an dans la zone euro.

La BCE manque-t-elle donc son objectif ?

Oui, en grande partie. Si les banques prêtent moins, l’objectif qui était de redynamiser le crédit est en effet manqué. Et il y a un autre élément très important : si vous interrogez les agents économiques sur les causes de la morosité actuelle, vous voyez surtout apparaître des raisons structurelles. Les gens estiment que les gouvernements ne font pas assez pour libérer un certain nombre de processus dynamiques qui pourraient à leur tour libérer davantage de croissance. On voit également poindre une inquiétude sur le vieillissement de la population et les faibles gains de productivité. Si ce diagnostic est le bon, ce n’est pas en jetant de l’argent dans la machine que l’on va la faire reprendre. Le risque est non seulement de ne pas obtenir les effets recherchés, mais en plus d’avoir des effets négatifs, de créer des bulles (sur les obligations ou d’autres actifs).

Il faut s’imaginer un moteur monétaire, alimenté par la liquidité, qui doit transmettre le mouvement à l’économie réelle via des courroies de transmission (en Europe, ce sont surtout les banques). Mais si les courroies de transmission s’affaiblissent trop, cela ne sert à rien d’injecter davantage de liquidités. La BCE devrait donc se demander comment faire pour rétablir cette courroie. Elle devrait donc s’intéresser davantage à la réglementation et aux charges qui pèsent sur les banques.

Revenons à ce laxisme budgétaire que vous dénoncez. Vous pointez un changement culturel auprès des hauts fonctionnaires ces dernières décennies : ils n’oseraient plus dire “non” comme avant à des ministres qui seraient trop dispendieux…

Oui, vous avez raison, mais ce n’est pas l’élément central. Pour moi, la déresponsabilisation est provoquée par la financiarisation qui a accompagné la disparition du système de Bretton Woods. Ce sont les marchés financiers qui possèdent désormais la responsabilité d’évaluer les taux de changes. Ce sont eux qui sont devenus les maîtres du jeu. Si vous êtes un haut fonctionnaire, vous êtes moins en charge quand vous n’êtes plus responsable du change de votre pays. Il est plus difficile de se sentir responsable des événements si vous êtes soumis à la volatilité des marchés financiers. D’ailleurs des hommes comme Helmut Schmidt ou Valéry Giscard d’Estaing avaient voulu préserver cette responsabilité des changes au niveau européen. Ils n’y ont pas réussi, mais c’était une vue très profonde.

Que faudrait-il faire alors pour refonder le système financier international ?

Pour répondre à votre question, il faut se demander si le rôle du dollar depuis 2007 a augmenté ou diminué. Et je vous mets au défi de me démontrer que la force du dollar et que son aspect de monnaie-pivot se sont réduits depuis la crise ! Les marchés sont surtout des marchés ” dollars”, avec une taille de plus en plus importante. Je ne suis pas sûr que la situation actuelle permette donc de repositionner le système. Ce que nous pouvons imaginer, en revanche, c’est une meilleure coordination. Les comportements macroéconomiques de chaque pays, dont l’addition crée la constellation d’un système monétaire international, pourraient être davantage surveillés. Ce n’est ni déraisonnable, ni diplomatiquement irréaliste.

Mais il manque des leaders politiques pour concrétiser cette meilleure gouvernance.

Il faut être à la recherche de quelques leaders éclairés qui puissent faire avancer les choses. Je crois que c’est possible, comme par le passé. J’ai eu la chance d’assister à certains de ces moments…

Vous songez à quels événements ?

Je pense par exemple à Paul Volcker (ancien président de la Fed, Ndlr) et à son implication dans la résolution de la crise latino-américaine (dans les années 1980, Ndlr) qui était une crise profonde.

Ce laxisme budgétaire né sur les ruines de Bretton Woods est un lourd héritage. Pour vous, s’attaquer au problème de l’endettement, restaurer une certaine stabilité et une certaine discipline monétaire, c’est une question de démocratie.

Il faut se souvenir que le processus démocratique est né en Angleterre avec le vote du budget : les sujets voulaient bien payer des impôts, mais ils voulaient savoir pourquoi. Aujourd’hui, les dettes continuent de s’accumuler. Or, je ne crois pas que cet endettement systématique, qui a multiplié par cinq le poids de la dette en termes réels (de 20 à 100 % du PIB), ait jamais été l’objet d’un véritable débat démocratique. Aucun parlement n’a dit : “nous allons expliquer clairement les inconvénients ou les avantages d’aller dans cette voie”. C’est assez grave et cela montre une fois encore les dangers de la financiarisation : dans le déroulé de cette course à la dette, il n’y a pas eu un moment de recul, de réflexion. On a surfé sur la facilité. Que livre-t-on aux générations futures ? Un choix entre payer la dette si le contexte monétaire s’y prête (mais cette dette sera très lourde). Ou la renier, ce qui comporte aussi beaucoup d’inconvénients. Laisse-t-on aux jeunes générations un vrai choix démocratique ? Je ne crois pas.

(1) Jacques de Larosière, “50 ans de crises financières”, Odile Jacob, 22,90 euros

PROFIL

12 novembre 1929 : naissance à Paris de Jacques de Larosière de Champfeu

1958 : diplômé de l’Ecole nationale d’administration

1978 : directeur général du FMI

1987 : gouverneur de la Banque de France

1993 : président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement

1998 : conseiller auprès de Michel Pébereau (BNP Paribas)

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