Philippe Ledent

L’épargne à la rescousse?

Philippe Ledent Senior economist chez ING Belgique, chargé de cours à l'UCLouvain.

Tout le monde connaît la fable de la cigale et la fourmi. Sa dimension économique est très intéressante. Derrière cette fable, il y a la confrontation de la consommation et de l’épargne: peut-on se permettre de consommer directement ou l’épargne est-elle préférable afin de lisser sa consommation dans le temps? C’est une question très actuelle car l’utilisation de l’épargne pourrait amortir le choc des prix de l’énergie. Mais ce n’est pas si simple…

En dehors d’une modification des règles en vigueur pour déterminer le prix de l’énergie (les règles en matière d’électricité notamment ne fonctionnent pas dans la configuration actuelle), trois solutions coexistent pour que les consommateurs supportent la hausse des prix de l’énergie. La première: consommer moins, ce qui semble de plus en plus une réalité. La seconde: augmenter les revenus (c’est le rôle de l’indexation des revenus en Belgique). La troisième: puiser dans leur épargne ou diminuer leur taux d’épargne pour maintenir leur niveau de vie. Ex post, on verra probablement que le choc actuel s’est traduit par une combinaison de ces différentes solutions, mais intéressons-nous ici à la troisième.

Si certains sont effectivement cigales, d’autres ne demanderaient pas mieux que d’être fourmis, mais leur situation ne le permet simplement pas.

La Belgique est caractérisée par un taux d’épargne des ménages relativement élevé, dans le haut de la fourchette des pays de la zone euro. Ce taux atteint un peu plus de 12% du revenu des ménages en moyenne sur la période 2016-2019, soit environ 32 milliards d’euros par an. Même en mettant de côté les autres solutions citées ci-dessus, cette épargne à elle seule suffirait à compenser la hausse de la facture d’énergie.

Ceci étant, si l’épargne pourra jouer le rôle d’amortisseur de ce choc, au moins trois problèmes empêcheront de l’absorber entièrement. Primo, une part de plus en plus grande de l’épargne des ménages est consacrée à la “formation brute de capital fixe”, autrement dit à l’immobilier. Celui-ci absorbe actuellement au moins les deux tiers de l’épargne des ménages. Comme il est difficile d’inverser rapidement cette tendance, cela signifie qu’une part assez faible du flux d’épargne est réellement disponible pour faire face aux dépenses exceptionnelles. Il faudrait plutôt que les ménages puisent dans leur patrimoine financier, c’est-à-dire l’accumulation passée d’épargne. Et dans ce cas, cela reste un problème économique car il aurait été plus intéressant d’utiliser ce patrimoine pour d’autres dépenses plus utiles que le paiement au reste du monde d’une rente liée à l’énergie.

Secundo, face à un choc économique ou géopolitique, la peur de l’avenir pousse les consommateurs européens (au contraire des américains) à épargner plus. Il ne serait donc pas étonnant d’observer une hausse du taux d’épargne dans la situation actuelle, ce qui aurait un effet récessif encore plus important que la hausse de la facture d’énergie.

Tertio, l’épargne peut compenser la facture d’énergie d’un point de vue macroéconomique, mais on sait très bien que cela ne correspond pas à la situation de tous les ménages. Si certains sont effectivement cigales, d’autres ne demanderaient pas mieux que d’être fourmis mais leur situation ne le permet simplement pas.

En conclusion, je ne pense pas que l’on puisse s’appuyer fortement sur l’épargne des ménages pour espérer traverser cette crise énergétique sans dégât économique. Il y a toutefois débat sur la question et les déclarations de Mme Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, lors des précédentes réunions de politique monétaire semblent bien plus optimistes. A suivre donc…

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